Il y a quarante ans, la création de la revue "Le Débat"

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Il y a quarante ans, la création de la revue "Le Débat"

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Le premier numéro de la revue "Le Débat" en mai 1980.
Le premier numéro de la revue "Le Débat" en mai 1980.
- Le Débat

Fondé en 1980 par l'historien Pierre Nora, "Le Débat" cesse de paraître en septembre 2020. Retour sur la genèse de cette revue qui ambitionnait de faire la part belle à l’analyse en rompant avec les partis pris idéologiques.

Rideau sur "Le Débat". Après quarante ans de publications, la revue dirigée par Pierre Nora et Marcel Gauchet tire sa révérence. Ils sont les invités des Matins ce jeudi. "Nous avons choisi de nous saborder", explique Pierre Nora dans une interview au Point le 29 août. Après 210 numéros, la revue "d’analyse et de discussion ouverte à toutes les réflexions qui permettent de mieux comprendre les évolutions du monde contemporain" sortira une dernière fois ce mois-ci. Retour sur les débuts de l'aventure en 1980.

L'Invité(e) des Matins
40 min

Une revue voulue par Claude Gallimard

Pierre Nora a 48 ans lorsque le premier numéro du "Débat" paraît en mai 1980 mais l’idée ne vient pas de lui. C'est Claude Gallimard qui lui propose de fonder une revue au moment où l’historien quitte Sciences Po, où il était professeur, pour devenir directeur d’études à l’EHESS, l’École des hautes études en sciences sociales, dirigée par Jacques Le Goff. Pierre Nora mène alors de front une carrière d’universitaire et d’éditeur chez Gallimard où il a développé le secteur des sciences sociales depuis son arrivée en 1965 : "Au moment où on me propose d'entrer aux Hautes études et où j'allais pratiquement m'éloigner et quitter Gallimard, Claude Gallimard a trouvé que le moyen de me retenir, c'était de me proposer une revue", explique-t-il dans une interview à l’INA ( Grands entretiens, paroles d’historiens).

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Le patron de Gallimard cherche à donner un débouché au secteur non fiction et sciences humaines que Pierre Nora a construit avec l’idée de créer une sorte de pendant à la NRF, revue littéraire que Gallimard édite aussi. Mais l’impulsion déterminante est donnée en 1978 au moment où le Seuil crée "L’Histoire". "Je me souviens que Claude Gallimard est entré dans mon bureau, furieux", explique Pierre Nora dans le même entretien à l’INA. "Intellectuellement, il faut réagir et il faut que vous fassiez cette revue", me dit-il. "Au début, j’étais extrêmement réticent puisque j’entrais aux Hautes études, et puis, même aux Hautes études, on m’a beaucoup poussé à faire cette revue, dont on ne savait pas très bien ce qu’elle serait." Pierre Nora est notamment soutenu par François Furet qui dirige l’EHESS de 1977 à 1985 (après Jacques Le Goff) et par Michel Foucault.

Mais pour créer quel type de revue ? En août 2020, dans l’Obs, Pierre Nora explique les raisons de l’arrêt du "Débat" mais il revient aussi sur sa genèse : 

Il n’est pas outrecuidant de penser que Le Débat, avec d’autres mais plus que d’autres, a incarné la forme ultime d’une tradition profondément enracinée dans la culture française depuis deux siècles. Cette tradition a connu des étapes et des métamorphoses successives, depuis le temps de 'la Revue des Deux Mondes' et de 'la Revue de Paris', en passant par 'La Revue blanche' et 'Le Mercure de France’ de la fin du XIXe siècle, par ‘la NRF' d’après la Première Guerre mondiale et 'Esprit' des années 1930, par 'Les Temps modernes’ d’après la Libération, par le 'Critique' des 'années structuralistes', pour arriver à la génération de revues qu’ont représentée plus particulièrement, autour des années 1980, 'Commentaire' [fondée par Raymond Aron en 1978, NDLR] et 'Le Débat'.

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Une revue qui privilégie l'analyse plutôt que l'opinion

Ce début des années 80 est une période intellectuelle "difficile et vide" pour Pierre Nora, qui en parle aujourd’hui comme des années "post" : postmarxistes, poststructuralistes, postfreudiennes. "Une période qui émergeait de tout un gauchisme intellectuel qui n'avait pas été du tout ma formation, ma famille, et où l'histoire elle-même donnait au marxisme des leçons de vérité et de réel très fortes. Alors _il s'était au fond agi progressivement de réagir contre une sorte de modèle sartrien de l'engagement intellectuel__"_ (interview à l’INA). "Le Débat" apparaît comme l’instrument d’exploration de ce nouveau monde. 

Pierre Nora s’attache les services du philosophe Marcel Gauchet, qui deviendra le rédacteur en chef de la revue, et de l’historien Krzysztof Pomian, qui en sera conseiller de rédaction. Le paysage intellectuel est alors divisé entre les sartriens, les aroniens et les foucaldiens mais Nora veut s’en affranchir pour créer un "âge neuf des revues", qu’il qualifie "d’âge démocratique". Dans une interview à l’Obs en août 2020, Marcel Gauchet complète : 

Lorsque nous avons lancé 'Le Débat' en 1980, nous anticipions sur la fin de la confrontation Est-Ouest 'bloc contre bloc', démocrates contre totalitaires. Un espace s’ouvrait pour des discussions plus apaisées, des controverses approfondies.

Une communauté d’exigence plutôt qu’une communauté d’opinion comme le dit aussi parfois Pierre Nora.

Lorsque le premier numéro paraît en mai 1980, son fondateur annonce la couleur avec une phrase qui ouvre la revue, "_Le débat, parce qu’en France il n’y en a pas__"_, avant même le premier article qu’il signe aussi et qui pose la question " Que peuvent les intellectuels ?" L’auteur y répond par une profession de foi en conclusion quelques pages plus loin : "En régime de démocratie intellectuelle, l’histoire compte. Et c’est pourquoi nous en faisons le nerf de notre entreprise. Non point par réflexe professionnel, mais parce que notre histoire appelle l’histoire : une histoire résolument contemporaine, politique et conceptuelle qui enlève au présent ses faux mystères et son artificielle magie. Qui nous explique aussi, à nous-mêmes et aux autres, d’où sourdent nos questions, les leurs, et pourquoi chacun y répond comme il y répond. L’inscription dans le temps est aujourd’hui le préalable obligé à toute initiative politique ou idéologique, elle est le gage des vrais engagements (...)”.

Différents numéros de la revue au fil du temps
Différents numéros de la revue au fil du temps

Un lieu de pouvoir intellectuel

Revue qui se veut libre et libérée de tout engagement idéologique, "Le Débat" n’en est pas moins un lieu de pouvoir intellectuel. Le premier numéro paraît au moment de la mort de Sartre en avril 1980 et Pierre Nora a le malheur d’y voir "comme le signe d’une relève", s’attirant l’ire de l’équipe des "Temps modernes". Dans "La Saga des intellectuels français", paru en 2018, l’historien François Dosse note à propos du "Débat" que "les quelques pavés lancés lors du numéro inaugural provoquent des tensions parmi les ténors en vue du monde intellectuel".

"Bourdieu, Foucault, Derrida, Deleuze se sentent visés et explosent de rage, tandis qu'une nouvelle génération de clercs apparaît, avec notamment Alain Finkielkraut, Paul Yonnet, Gilles Lipovetsky…", écrit Jérôme Garcin en 2011 dans l’Obs. Invité des Matins de France Culture le 25 mai 2010, Pierre Nora était revenu sur la "fâcherie" qui l’avait opposé à Michel Foucault au moment du lancement de la revue : "Il me voyait depuis quinze ans, vingt ans, en éditeur attentif, dévoué, loyal, proche, intellectuellement comme amicalement. Et puis, tout d'un coup, il avait le sentiment que je me mettais à mon compte. (...) Et le moment même de la publication du "Débat" a coïncidé avec le premier livre de Marcel Gauchet, qui prenait le contrepied des idées de Foucault. (...) L'un ne prenant pas carrément position contre l'autre, mais l'autre comprenant parfaitement qu'il était en train de se faire descendre intellectuellement."

"Le Débat" accompagne aussi l’affirmation de la "Nouvelle histoire" dont Jacques Le Goff et Pierre Nora sont des figures. "On était dans la fin du totalitarisme, la fin du communisme, la fin du structuralisme, la fin même de l’École des Annales qui, depuis Marc Bloch et Lucien Febvre, régnait dans le domaine de l’histoire et avait abouti à une sorte de dictature de l’histoire économique et sociale", expliquait encore Pierre Nora sur France Culture le 25 mai 2010. "(...) Et d’ailleurs, à titre personnel, cela m’a lancé dans un travail d’historien puisque cela consistait dans une sorte de révision de l’ensemble de l’histoire nationale sous le signe de la montée en puissance du phénomène de la mémoire".

En 1984, Pierre Nora publiera le premier tome de son œuvre majeur, Les Lieux de Mémoire, avant d'être élu en 2001 à l'Académie française.

Pierre Nora invité des Matins de France Culture le 25 mai 2010.