Télétravail: un employé japonais d'une start-up, confiné à la maison avec ses deux filles et son épouse, à Tokyo le 23 mars 2020

Par peur du virus ou obligation professionnelle, des milliers d'employés français ont dû s'adapter à un télétravail prolongé. (illustration)

afp.com/Behrouz MEHRI

"Au début, c'était censé être une semaine. Au final, ça a duré six mois". Au bout du fil, Cécile* se dit "fatiguée". Pourtant, depuis mars dernier, cette jeune Parisienne de 25 ans n'a presque pas "remis les pieds au bureau" : en télétravail dès le début du confinement, elle confie à L'Express n'être retournée dans ses locaux qu'à de "rares occasions", pour "récupérer des affaires ou pour des réunions importantes". Et c'est là que réside tout le problème : seule face à son ordinateur depuis des semaines, la jeune femme a perdu toute sa motivation professionnelle, au point de demander, le mois dernier, une rupture conventionnelle.

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Journées interminables, réunions incessantes, échanges "robotisés"... "Pendant six mois, je me suis retrouvée seule avec ma boîte mail, ma boss et mon stress", lâche Cécile, dépitée. "Tout ce que j'aimais dans mon job a disparu avec le télétravail : le lien avec les collègues, l'échange, les réunions. Tout est devenu compliqué, oppressant", témoigne cette chargée de communication, qui estime "être arrivée au bout" d'un système "qui ne peut pas marcher sur la durée".

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Comme Cécile, des milliers de Français ont été amenés, durant le confinement, à travailler depuis chez eux. Selon un sondage Odoxa paru le 9 avril, au pic de la pandémie, 24% des Français télétravaillaient à la fin du mois de mars - un chiffre qui s'élevait même à 41% pour les employés Franciliens. Mais à la fin de cette période d'isolement "forcé", de nombreux salariés ne sont pas pour autant retournés sur leur lieu de travail. Par peur du virus ou par obligation professionnelle, certains employés doivent désormais apprendre à vivre avec le télétravail - et s'adapter aux "effets pervers" de ce mode d'organisation.

"Le travail vient habiter chez vous"

"Le télétravail n'aura pas forcément d'incidences négatives pour tout le monde. Mais, sur un temps long, cet isolement peut générer un certain nombre de risques psycho-sociaux", explique à L'Express Melissa Pangny, psychologue du travail en région parisienne. Pour elle, tout dépend de la gestion de la situation par l'entreprise, et de "l'environnement personnel de chaque salarié". "Le ressenti ne sera pas le même pour un employé qui a le matériel adéquat ou pour celui qui doit travailler avec une connexion capricieuse, tout comme un parent avec enfant dans un petit appartement n'aura pas la même patience qu'un salarié célibataire dans une grande maison", illustre-t-elle.

Mais au-delà de cette question matérielle, les risques d'un télétravail prolongé pour la santé psychologique des salariés sont "bien réels", et "peuvent toucher n'importe qui", assure la psychologue. "Le danger de ce mode de fonctionnement est qu'il gomme toute frontière entre le monde professionnel et le monde personnel", décrypte-t-elle. Les horaires, les repères, les rituels assimilés par le salarié au fil des années disparaissent, et "se confondent avec ceux du quotidien". Résultat ? "Le travail vient habiter chez vous", résume Melissa Pangny.

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Un phénomène insidieux, que Cécile reconnaît bien. "Avant le télétravail, j'avais une sorte de soupape de décompression avant ma journée professionnelle", raconte-t-elle. Petit-déjeuner, douche, transports, radio, textos aux amis. "Au bout de quelques semaines de télétravail, tout ça n'existait plus. Je me réveillais à 8h30, et me surprenais à être en train de répondre à des mails à 8h35", se rappelle Cécile. "Je prenais mon petit-dej en discutant avec ma boss, j'envoyais des mails depuis mon lit, ça n'avait plus aucun sens".

"En télétravail, un certain sentiment de culpabilité se crée, qui vous fait répondre à n'importe qui, à n'importe quel moment", analyse Melissa Pangny. Pour prouver son efficacité, le salarié se soumet ainsi "à une pression inimaginable", abonde Christophe Nguyen, psychologue spécialiste de la qualité de vie au travail. "L'individu se sent davantage contrôlé, oppressé. À la longue, ce sentiment peut donner l'impression de devenir un robot, une machine à produire, ce qui peut être extrêmement dur à gérer psychologiquement", analyse-t-il.

"On ne s'y habitue jamais vraiment"

En parallèle, un télétravail prolongé peut également faire apparaître un fort sentiment d'isolement personnel chez le salarié. "La cantine, la pause, la machine à café, sont autant d'interactions indispensables à la vie professionnelle. En télétravail, tout ce monde n'existe plus, et ces liens s'effacent", explique Melissa Pangny. "Il n'y a plus que la pression, le résultat, des échanges froids par écrans interposés, et cette routine peut amener le salarié à se sentir inutile, et pas apprécié à sa juste valeur", ajoute la psychologue.

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Christophe Nguyen raconte ainsi le cas d'une directrice marketing, actuellement en reconversion professionnelle après avoir pris conscience durant sa période de télétravail qu'elle ne tenait à sa profession "que pour les interactions avec ses autres collègues". "Le fond de ses missions ne l'intéressait pas. Ce qui la faisait tenir, c'était justement ce soutien de la part de ses camarades, ce collectif, qui est largement sous-estimé dans le monde du travail en France", décrypte le spécialiste. "La solitude face à son écran a provoqué un déclic : cela peut être épuisant. On ne s'y habitue jamais vraiment", souligne-t-il.

D'autant que pour certains employés particulièrement isolés, les liens maintenus par le travail sont les seuls échanges sociaux qui rythment le quotidien. "Pour ces personnes, le sentiment d'être seul face à leurs difficultés peut être très douloureux. Ils ne sont plus considérés comme un individu à part entière, et peuvent tomber dans une remise en question personnelle très difficile, qui peut mener, dans certains cas, au burn-out ou à la dépression", ajoute Christophe Nguyen.

"Douleurs préjudiciables sur le long terme"

Le stress généré par le télétravail "n'a par ailleurs pas que des conséquences psychologiques", rappelle de son côté Laurent Rousseau, premier secrétaire général de la Fédération française des masseurs kinésithérapeutes rééducateurs. "Le corps et l'esprit sont toujours liés : le fait de se retrouver seul face à un écran, tout en restant assis sans aucune sollicitation extérieure, fait subir de graves dommages au corps", indique-t-il, assurant que de nombreux patients se sont "déconditionnés physiquement". "On ne se met plus debout pour discuter avec le collègue, aller chercher un café. On passe des heures dans la même position, et cela peut engendrer des douleurs préjudiciables sur le long terme", précise le médecin.

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"On voit des gens qui viennent nous voir après six mois de télétravail, parce qu'ils sont surpris d'être essoufflés au bout de quelques mètres, ou de sentir leur rythme cardiaque s'accélérer au moindre effort", témoigne Martine Duclos, cheffe du service de médecine du sport du CHU de Clermont-Ferrand. La sédentarité, plus importante chez les employés en télétravail, peut ainsi amener à des "problèmes de perte de force musculaire, des problèmes veineux ou encore des dorsalgies", prévient la présidente de l'Observatoire national de l'activité physique et de la sédentarité (ONAPS).

Pour les personnes en surpoids ou obèses, "cela devient encore plus compliqué", précise-t-elle. "Pour ces sujets, les graisses, non éliminées par une activité physique régulière, vont se déposer dans les artères ou autour des organes abdominaux, et ainsi créer des pathologies de diabète, des maladies cardiovasculaires, ou même favoriser certains cancers", indique-t-elle. Selon une enquête de Santé Publique France, près de la moitié des personnes interrogées pendant le confinement ont déclaré une diminution de leur activité physique - près de six personnes sur dix indiquent avoir fait moins de 30 minutes d'activité physique chaque jour. "Il faut bouger, coûte que coûte", préconise Laurent Rousseau. "Dans une période de stress intense, le sport peut réduire l'anxiété, et à terme diminuer le risque de dépression", assure-t-il.

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