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Billet de blog 8 septembre 2020

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Pourquoi n’est-on pas musulman quand on est Alévi ?

Tribune commune de Dora Djann (écrivaine) et Erwan Kerivel (écrivain-chercheur sur l'Alévisme) Le procès des tueries du 7 au 9 janvier 2015, s’est ouvert clairement et avant tout pour apporter quelques réponses aux familles de victimes en France. Alors, nous voulons réagir en quelques lignes sur ce qu’implique de désigner de « culte musulman » les cultes alévis.

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Pourquoi n’est-on pas musulman quand on est Alévi ?

Tribune commune de Dora Djann (écrivaine alévie de langue française) et Erwan Kerivel (écrivain-chercheur sur l'Alévisme)

                Le procès de la tuerie de Charlie Hebdo vient de débuter. Les plaidoiries vont se prolonger sur plusieurs semaines encore. Les premières informations issues du procès des complices des terroristes ont attirées notre attention dès lors que certaines questions relatives à l'origine et à la culture de la famille de l'accusé Ali Riza Polat ont été mises en avant par certains avocats de la partie civile laissant entendre qu'il puisse y avoir un lien entre l'Alévisme et l'islam, puis par extension qu'il puisse y avoir eu de ce fait un terreau favorable à la radicalisation de ce dernier.

                Quel fut notre choc lorsque nous avons entendu et lu dans de multiples organes de presse que le principal accusé « était Kurde et Alévi » « une branche modérée de l'islam ».

Touchés par l’attaque du journal satirique qui avait pris la liberté de critiquer l’islam, comme toutes les autres religions du Livre, nous sommes encore sous le choc des images de la tuerie à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher. Ils nous ont rappelés les tueries barbares dont les Alévis furent victimes dans les années 70 et 80 en Turquie, et surtout la dernière en date à Sivas, en 1993, où 33 intellectuels, caricaturistes, chanteurs et musiciens Alévis furent brûlés vifs par une foule hystérique de radicaux islamistes aux cris de « Allah Akbar ».

Nombreux ont été les Alévis de Turquie qui ont migré en Europe pour fuir les fanatiques islamistes, notamment depuis les villes de Maras, Dersim, Sivas, Corum, Malatya et ailleurs. Aujourd’hui encore les maisons des Alévis sont marquées par des croix pour mieux les identifier et les prendre pour cibles.

Ce procès des tueries du 7 au 9 janvier 2015, s’est ouvert clairement et avant tout pour apporter quelques réponses aux familles de victimes en France. Alors, nous voulons réagir en quelques lignes sur ce qu’implique de désigner de « culte musulman » les cultes alévis.

C’est pour éviter cet amalgame et cette assimilation planifiée et mise en œuvre en Turquie théorisée comme « la synthèse islamo-turque », et bien véhiculée y compris sous certaines formes insidueuses, dans les milieux intellectuels et universitaires en France que nous souhaitons réagir en notre qualité d'écrivaine Alévie et d'écrivain-chercheur sur l'Alévisme.

Tout d’abord, les Alévis ont toujours combattu l’islam fanatique, notamment en développant une critique orale, chantée et très élaborée, transmise de génération en génération par les patriarches et matriarches. La croyance alévie n’est pas une confession, une branche de l’islam, ni sunnite, ni alawite, ni chaafite, ni même chiite. Ceux qui répètent inlassablement que les Alévis sont musulmans oublient de dire que les Alévis croient en la réincarnation et qu'ils désignent Dieu comme la sagesse et le nomme Vérité, non un démiurge punisseur nommé Allah.

Ils oublient aussi de préciser que jusqu’à une date récente les Alévis étaient considérés comme des apostats, des mécréants par les sunnites comme par les chiites et n’ont jamais eu de statut juridique dans l’Empire ottoman (contrairement aux religions du Livre).

Ceux qui disent que les Alévis sont un groupe de musulmans qui ont une interprétation tolérante du Coran, oublient sciemment ou non de préciser que les Alévis ne lisent ni ne récitent le Coran, en tant qu’objet livre. L’instrument orphique, sacré, reste et demeure ce luth appelé Saz ou Baglama qui permet la transmission orale, lyrique et dynamique de l’enseignement alévi et la critique par les patriarches et matriarches de l’islam rigoriste et intolérant.

Ceux qui disent que les Alévis sont un groupe de musulmans oublient parfois que les Alevis ne pratiquent aucun des cinq pilliers de l’islam, qu’ils considèrent que voiler les cheveux de leurs filles est un sacrilège, une absence de foi en la conduite responsable des êtres humains dans une société.

Ceux qui disent que les Alévis sont un groupe de musulmans oublient de préciser que les Alévis n’ont pas construits de lieux de cultes délibérément et donc pas de mosquées dans leurs communes, qu’ils sont contre l’institutionnalisation de la religion et d’une religion d’Etat quel qu’elle soit, que leurs cérémonies sont des banquets mixtes appelés assemblées de l'union, Cem.

Ceux qui disent que les Alévis sont un groupe de musulmans oublient de préciser que les Alévis croient en la Science, le rôle en particulier de la Lumière et du Soleil dans l’Univers, et non d’un Dieu créateur extérieur à notre monde et qui nous dicte notre conduite.

Ceux qui disent encore que les Alévis sont un groupe de musulmans oublient de préciser que les Alévis prônent la non-violence, qu’aucun châtiment corporel inscrit dans le Coran n’a jamais été reconnu ni pratiqué par les Alévis, que les prisons n’existent pas dans la culture alévie, et que l’expulsion du groupe est la peine maximale.

C’est pour tous ces motifs qu’Ali Riza Polat est aujourd’hui considéré comme un « déchu », « banni » par la communauté alévie. Les délits qui conduisent à la déchéance de la communauté Alévie sont le vol, l'usure, le meutre volontaire, le refus d'assumer ses actes, se détourner de la Voie des croyances alévies pour l'islam sunnite, le mensonge...

Puisqu’Ali Riza Polat a effectué de la prison pour son banditisme et son trafic de drogue, avant d’être accusé de complicité de crimes ignobles publiquement, il doit être considéré comme déchu, banni de la communauté alévie pour toujours. La condamnation d’Ali Riza Polat doit être ferme et sans appel pour ceux qui ont survécu et pour les familles de ceux qui sont morts. Elle doit l'être aussi pour les victimes Alévies de la barbarie islamiste.

D’après plusieurs médias, l’interrogatoire par la Cour et les avocats des parties civiles du principal suspect Ali Riza Polat s’est transformé en un débat interminable autour de la question de savoir pourquoi cet homme indique qu’il s’est converti à l’islam puisqu’on le considère automatiquement alévi et donc musulman. Ce débat public interroge, dérange et inquiète tant on connait l’attachement des Alévis à la laïcité, au respect et à la tolérance envers l'être humain. Ce débat doit être traité avec une importance vitale car les jeunes Alévis qui grandissent en banlieue coupés de leur culture, fragilisés par les problèmes familiaux et économiques, soumis aux prédicateurs salafistes finissent par s’islamiser, se convertissant à une idéologie qui est tout le contraire de leur culture d'origine. Ali Riza Polat n'est malheureusement pas le premier « enfant déchu » de l'Alévisme. Avant lui, il y a eut Mahir Aslan à Francfort, Cem Kula à Hambourg, Azad Göktas à Vienne et de nombreux autres en Turquie même. Le ressort de ces conversions vers la barbarie est le même que pour ces milliers de jeunes djihadistes pourtant élevé dans des milieux chrétiens marqués par la tolérance.

Alors de grâce, par respect pour les victimes du fanatisme islamiste, que nous combattons depuis toujours, et dont nous sommes victimes, arrêtez de désigner les Alévis de musulmans même en précisant qu’ils ont une pratique tolérante de l’islam. Ce n’est pas pour nous retrouver à nouveau dans la gueule du loup en Europe, que toutes nos familles ont quitté leurs terres d’Anatolie.

Ce n’est pas pour être à nouveau assimilés et décimés en tant que communauté qu'ils ont choisi l’Europe comme destination, mais pour son respect des minorités religieuses, des libertés publiques, des libertés individuelles, de ses Lumières, de ses combats et résistances sans cesse renouvelés contre les fanatismes et les religions et idéologies violentes, de ses victoires et progrès scientifiques et philosophiques, de son ouverture d’esprit, de son rayonnement intellectuel, de ses ambitions toujours renouvelés d’institutions plus démocratiques et plus justes, plus égalitaires.

Dora Djann

Erwan Kerivel

07/09/2020

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