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« Au Yémen, tout est possible » : otage des belligérants, le pétrolier chargé de brut pourrait sombrer à tout moment

Alors que l’ONU a maintes fois exprimé ses craintes sur le risque de marée noire, aucun expert n’a eu accès au navire abandonné au large du Yémen
Cette image satellite présente une vue rapprochée du pétrolier FSO Safer, au large du port de Ras Isa, le 19 juin 2020 (Maxar Technologies)
Cette image satellite présente une vue rapprochée du pétrolier FSO Safer, au large du port de Ras Isa, le 19 juin 2020 (Maxar Technologies)
Par Correspondant de MEE à SANAA, Yémen

Presque deux mois après les appels alarmants de l’ONU face au risque de « catastrophe écologique et humaine imminente » et plus de quinze jours après un communiqué de  l’organisation indiquant que le pétrolier FSO Safer, abandonné au large du Yémen, menaçait d’exploser et de provoquer une importante marée noire, aucune équipe de l’ONU n’a encore eu accès au navire, ce retard étant attribué à des luttes intestines politiques.

Chaque jour qui passe augmente le risque de voir le Safer sombrer en mer ou une explosion chimique frapper le navire, ce qui entraînerait le déversement dans la mer Rouge des 1,1 million de barils de brut qu’il contient.

Ancré à une soixantaine de kilomètres de la ville portuaire yéménite de Hodeida, le Safer, vieux de 44 ans, sert depuis 1988 de terminal flottant de stockage et de déchargement (FSO) pour recevoir le brut d’exportation yéménite et le charger sur les navires.

Mais depuis que le mouvement houthi s’est emparé de Hodeida et de ses environs en 2015, le navire n’a fait l’objet d’aucune opération de maintenance, ce qui l’a transformé en bombe à retardement.

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Des responsables yéménites et internationaux ainsi que des militants écologistes ont régulièrement formulé des mises en garde contre le danger potentiel pour le Yémen et l’ensemble de la région.

Une fuite survenue dans la salle des machines le 27 mai a servi de signal d’alarme. L’ONU avait alors déclaré qu’une réparation temporaire avait permis de contenir la fuite mais que celle-ci ne tiendrait probablement pas longtemps.

Au-delà les dommages environnementaux qu’engendrerait une marée noire potentiellement plus dévastatrice que la catastrophe pétrolière de l’Exxon Valdez survenue en 1989 en Alaska, des millions d’emplois et de sources de revenus pourraient être perdus.

Le port de Hodeida est l’artère par laquelle transitent environ 70 % des importations du Yémen.

Dans un pays où 22 millions de personnes dépendent de l’aide humanitaire, une marée noire susceptible de mettre ses installations hors service aurait des conséquences terribles et de grande envergure.

De plus, des millions de foyers yéménites installés le long des côtes vivent de la pêche.

carte Yémen Pétrole

Les experts techniques soutenus par l’ONU n’ont pourtant pas encore pu monter à bord du Safer et commencer le travail nécessaire pour éviter la catastrophe, les administrations rivales du Yémen se renvoyant la balle.

Le 14 août, dans une note, le bureau du secrétaire général de l’ONU António Guterres a exhorté les autorités yéménites à permettre aux experts d’accéder au pétrolier dès que possible.

« En 2019, les deux camps yéménites ont approuvé le déploiement d’une équipe technique de l’ONU pour évaluer les dégâts et effectuer toute réparation immédiate possible », indiquait la note.

« Les autorités de facto ont accordé aux Nations unies les autorisations de voyage pour se rendre à Hodeida mais n’ont pas fourni les dernières autorisations nécessaires pour accéder au pétrolier par la mer. »

« Elles ont par ailleurs formulé plusieurs exigences [dont certaines sans rapport avec le programme Safer] qui ont finalement entraîné l’annulation de la mission. Depuis lors, les Nations unies ont tenté à plusieurs reprises d’obtenir les autorisations nécessaires pour déployer l’équipe d’experts. »

Le ministre houthi du Pétrole Ahmed Dares, basé à Sanaa, avait pourtant soutenu quatre jours plus tôt que son administration avait été la première à alerter l’ONU du danger potentiel et à demander de l’aide.

Une source du ministère de l’Information de Sanaa a déclaré à Middle East Eye que l’autorisation nécessaire avait été délivrée mais que l’équipe de maintenance était introuvable. Il a accusé la coalition saoudienne qui soutient le président Abd Rabbo Mansour Hadi d’avoir diffusé de fausses informations.

« Si quelque chose se produit en mer Rouge, des millions de personnes seront touchées, dont Ansar Allah. Ansar Allah ne tirera aucun avantage de l’explosion du Safer ou d’une marée noire »

- Une source au ministère de l’Information à Sanaa

« L’oppresseur [la coalition saoudienne] tente de tromper le monde avec de fausses informations selon lesquelles Ansar Allah [les Houthis] empêcherait l’ONU de procéder à une opération de maintenance », explique cette source. « Le but de l’oppresseur est de pouvoir nous rejeter la faute si une catastrophe se produit en mer Rouge. »

Selon notre interlocuteur, le ministère houthi du Pétrole a salué l’intervention de l’ONU et s’est efforcé de fournir aux Nations unies toutes les autorisations nécessaires.

« Si quelque chose se produit en mer Rouge, des millions de personnes seront touchées, dont Ansar Allah. Ansar Allah ne tirera aucun avantage de l’explosion du Safer ou d’une marée noire, il est donc irrationnel de dire qu’ils sont contre l’opération de maintenance. »

Le MEE a sollicité l’ONU pour une réaction mais n’a reçu aucune réponse au moment de la publication de l’article.

Le malheur des pêcheurs

Pour les pêcheurs des provinces de Hodeida, Hajjah et Ta’izz, il est déjà assez difficile de survivre sans la menace d’un anéantissement complet de leur source de revenus.

« La pêche n’est pas un aussi bon travail qu’avant la guerre, car nous avons été obligés de pêcher dans des zones spéciales, les autres étant considérées comme des zones de conflit », explique à MEE Ahmed Hamanah, 40 ans, pêcheur à Hodeida.

« Il y a aussi la mer qui n’est pas aussi sûre qu’avant la guerre. De nombreux pêcheurs ont été tués par des frappes aériennes. Mais nous n’avons pas d’autre choix et nous risquons notre vie pour pêcher afin d’apporter des produits de première nécessité à nos familles. »

Issu d’une famille de pêcheurs, Ahmed Hamanah affirme avoir entendu parler du danger représenté par le Safer et des effets possibles sur l’environnement marin.

« Si le pétrole s’échappe du tanker, les poissons mourront, les pêcheurs perdront leur travail car il n’y aura plus de poissons dans la mer et nous perdrons nos récifs coralliens », explique-t-il, précisant que sa famille avait investi beaucoup d’argent dans la culture du corail autour duquel vivent les poissons.

Un pêcheur yéménite ramène sur le rivage un poisson qu’il a attrapé, dans le district d’al-Khokha, dans la province occidentale de Hodeida (AFP)
Un pêcheur yéménite ramène sur le rivage un poisson qu’il a attrapé, dans le district d’al-Khokha, dans la province occidentale de Hodeida (AFP)

Selon une étude de l’initiative Holm Akhdar qui s’intéresse aux questions environnementales, une marée noire du Safer pourrait détruire les sources de revenus de 126 000 pêcheurs yéménites.

Dans le même temps, l’enquête indique que la biodiversité et les ports de 115 îles yéménites seraient touchés. Les eaux yéménites de la mer Rouge abritent près d’un millier d’espèces de poissons et 300 types de coraux.

Si les pêcheurs de Hodeida sont bien conscients du danger qui rôde au large des côtes, les autres habitants de la ville sont moins bien informés.

Bassam Darwish, vendeur de légumes d’une quarantaine d’années, affirme n’avoir jamais entendu parler du Safer, ni de son pétrole. Il explique qu’il a déjà « beaucoup de soucis ».

« Nous nous battons pour subvenir aux besoins de nos familles, et c’est devenu un défi de leur apporter la base pour vivre », confie Darwish à MEE.

« Au Yémen, tout est possible. Il y a six ans, nous n’imaginions pas que des avions de guerre attaqueraient notre ville et pourtant, cela s’est produit. Aujourd’hui, nous entendons parler d’un danger provenant d’un pétrolier et une nouvelle catastrophe pourrait se produire. »

Darwish ne veut pas se laisser entraîner dans des accusations gratuites concernant le délabrement du Safer, préférant plutôt souligner la souffrance des habitants de Hodeida.

« Je ne veux pas parler de politique, je suis un homme analphabète qui lutte pour assurer une vie décente à sa famille. Mais ce que je peux dire, c’est que la guerre a changé pour le pire la vie la plupart des habitants de cette ville », indique-t-il.

« De nombreuses personnes ont fui leur maison, d’autres ont été tuées ou blessées et la majorité ont perdu leur source de revenus, que ce soit en mer ou en dehors. Nous ne pourrons plus supporter d’autres catastrophes. »

« Si le pétrole s’échappe du tanker, les poissons mourront, les pêcheurs perdront leur travail car il n’y aura plus de poissons dans la mer et nous perdrons nos récifs coralliens »

- Ahmed Hamanah, pêcheur

Abdullah Nazeih, un ingénieur pétrolier disposant de vingt années d’expérience, explique à MEE que la question du pétrolier Safer semble s’être politisée et souligne que ceci ne devrait pas être le cas.

« L’ONU devrait intervenir pour faire l’évaluation et l’entretien par la force, car un déversement de pétrole du Safer pourrait entraîner une catastrophe dans la région », soutient Nazeih.

Selon Nazeih, il n’y avait pas d’ingénieurs yéménites qualifiés pour effectuer la maintenance et les étrangers avaient l’habitude de faire ce genre de travail avant même 2015.

« Je crois que les autorités à Sanaa sont conscientes du danger que représente ce pétrolier, car elles y ont accès et elles savent que le Safer ne peut pas subsister sans opération de maintenance après la nouvelle année, donc j’espère que l’opération aura lieu à temps », affirme-t-il.

Nazeih pense que les voisins du Yémen bordant la mer Rouge devraient également faire pression en faveur d’une intervention de l’ONU dans la mesure où le danger les concerne également.

« Le danger dépend de la quantité de brut déversé et celui-ci peut arriver dans les pays voisins », ajoute-t-il.

Alors que les 1,1 million de barils de pétrole pourraient valoir jusqu’à 60 millions de dollars, Nazeih estime que cette considération pourrait sous-tendre la politisation des événements.

« Je pense que le litige porte sur le pétrole brut, mais l’ONU est en mesure de résoudre ce désaccord entre les belligérants », affirme-t-il.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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