A Oradour-sur-Glane, l'inquiétude du dernier survivant du massacre nazi
Le village meurtri par les nazis le 10 juin 1944 a été la cible de tags négationnistes en août. L'unique rescapé encore en vie, Robert Hébras, s'inquiète de voir la mémoire nationale s'étioler.
Sur chaque ouvrage, il appose sa signature. Puis ce message, qu'il ne cesse de délivrer depuis des décennies : "Souviens-toi." Le 6 septembre encore, Robert Hébras, dernier survivant du massacre d'Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne), a rencontré une classe de collégiens de son bourg pour leur offrir son livre Avant que ma voix ne s'éteigne (Elytel éditions). À 95 ans, il se montre plus soucieux qu'auparavant. "Jusqu'à 93 ans, ça allait, je pouvais faire des visites dans le village martyr avec les jeunes, confie-t‑il à son domicile, où nous le rencontrons. Mais là, je marche très mal, j'ai été obligé de m'arrêter. Aujourd'hui, ils sont dans la nature. C'est devenu une sortie scolaire comme une autre. Je les ai même vus courir dans les ruines à prendre des photos, et puis c'est tout…"
Le nonagénaire, élégant dans sa chemise verte, n'a pourtant jamais cessé de raconter comment il a échappé à la mort, ce samedi 10 juin 1944, lorsque la division Waffen SS Das Reich, qui semait la terreur depuis Montauban, a pillé et incendié cette bourgade située à une vingtaine de kilomètres de Limoges. Ici, les femmes et les enfants ont été massacrés par les nazis dans l'église ; les hommes, fusillés en divers lieux. On a dénombré 642 victimes et six rescapés, dont Robert Hébras, qui, enseveli sous les corps d'autres mitraillés au fond d'une grange, avait échappé au regard de ses tortionnaires… Il avait 19 ans.
Il craint que la mémoire ne se délite
Si le retraité se montre si préoccupé, c'est qu'il craint que la mémoire ne se délite doucement. Pas la sienne, intacte – l'ex-garagiste, très alerte, livre le récit de cette journée fatidique dans les moindres détails. Mais la mémoire nationale, avec le temps qui s'égrène, la disparition progressive des derniers survivants de la Seconde Guerre mondiale. Ou les tags négationnistes découverts fin août à l'entrée du Centre de la mémoire, qui donne accès aux ruines du village, entrelacs de maisons de pierre en lambeaux : le mot "martyr" y était remplacé par le terme "menteur", suivi du nom d'un révisionniste. "J'ai peur que ça se multiplie, déplore Robert Hébras. Si, dans une classe de cinquante élèves, dix ont compris le message, c'est déjà pas mal. On n'arrive pas à toucher tout le monde, mais on en touche."
L'année dernière, un homme est d'ailleurs venu le saluer alors que tous deux se trouvaient au centre. Lorsque le rescapé raconte cette anecdote, ses joues rosissent. "Vous ne me reconnaissez pas? lui a demandé son interlocuteur. Vous m'avez fait visiter Oradour quand j'étais en troisième. Aujourd'hui, je suis professeur d'histoire et c'est vous qui m'en avez donné l'envie." Même chose avec sa petite-fille, devenue une passionnée du patrimoine, elle qui commentait, enfant, en traversant la route principale du village martyr : "Où est la maison de papi? Il y a beaucoup de maisons brûlées."
Ces interrogations autour de la transmission, tous les spécialistes de l'histoire du bourg les partagent. La plupart se montrent pourtant optimistes, à l'image des résultats du sondage Ifop réalisé auprès des jeunes et que le JDD publie aujourd'hui. 49% expriment de la colère face aux tags négationnistes du 22 août, 24% de la révolte, 18% ne se prononcent pas, 8% de l'indifférence et 1% de la satisfaction. "L'ouverture de lieux de mémoire au milieu des années 1990, comme à Oradour, a permis une vraie prise en charge de la jeunesse, décrypte Pascal Plas, historien à l'université de Limoges. Ça donne du sens à un cours d'histoire, ce qui n'était pas le cas avant, et fournit un vrai discours scientifique, fondamental pour lutter contre les négationnistes et les fake news. Mais ce n'est pas suffisant. Il faut constamment s'adapter aux nouvelles générations, avec les nouvelles technologies, en veillant à ce que le discours reste rigoureux."
Un drame universel
Ces élèves déambulant dans les ruines avec leur smartphone, Stéphanie Boutaud, chargée du pôle scientifique et éducatif du centre, les connaît bien – le village accueille 30.000 scolaires chaque année. "Dans les travaux que les professeurs leur demandent de rendre, certains mettent en ligne des clichés des ruines sur Instagram car la photo fait partie de leur quotidien, mais en donnant le contexte et en expliquant pourquoi ils ont choisi ce lieu précisément, détaille-t‑elle. Ils sont très réceptifs à une histoire particulière. Il y a quelque chose d'universel dans cette jeunesse fauchée à Oradour. Quand ils remontent dans le bus, on les sent très marqués par cette visite."
Lorsqu'il se recueille dans le village, plutôt l'hiver, à l'abri des regards et des téléphones, Robert Hébras s'arrête, lui, devant l'église. "C'est pour moi le lieu le plus important, là où ont péri des femmes et des enfants, là où j'ai perdu ma maman et mes deux sœurs, souffle-t‑il. Quand j'entre, et c'est un choc presque à chaque fois, je me pose toujours cette question : où sont-elles mortes? Sont-elles mortes rapidement? L'église, c'est un bébé de 1 semaine qui meurt avec une grand-mère de 90 ans. Ce sont toutes les générations." Ce qui lui fait ajouter, parfois, dans les dédicaces qu'il continue de délivrer aux collégiens : "Soyez attentifs."
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