Bill Gates, lors d'un événement au club économique de Washington le 24 juin 2019.

Bill Gates, lors d'un événement au club économique de Washington le 24 juin 2019.

NICHOLAS KAMM / AFP

Il a beau être enfermé dans sa maison de Seattle depuis le début du confinement, Bill Gates continue d'observer de très près l'état de santé de notre planète. Le nouveau rapport de la fondation qui porte son nom et qu'il dirige avec sa femme Melinda jette à cet égard une lumière crue sur les immenses dégâts provoqués par la pandémie de Covid-19. Car, au-delà du bilan humain - le seuil d'un million de morts sera franchi avant la fin du mois -, c'est l'ensemble des progrès accomplis sous l'égide des Nations unies au cours des deux dernières décennies qui sont aujourd'hui menacés.

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Pour le milliardaire philanthrope, qui a investi la quasi-totalité de sa fortune dans sa fondation caritative, il est urgent de sonner la mobilisation générale des Etats : optimiste, le fondateur de Microsoft - il a démissionné du conseil d'administration en mars dernier - confie en exclusivité à L'Express qu'on pourrait, en deux ans, non seulement mettre fin à la pandémie, mais également en effacer les effets les plus néfastes. A condition de faire preuve de générosité et d'accélérer la mise au point et la distribution d'un vaccin à destination de tous, explique celui qui est devenu en quelques mois la cible de toutes les théories du complot. Un comble pour ce jeune retraité hyperactif de 64 ans, qui non seulement a déboursé 350 millions de dollars pour combattre le Covid-19, mais passe le plus clair de son temps à convaincre les acteurs publics ou privés du monde entier d'unir leurs efforts dans cette bataille mondiale contre le coronavirus.

Votre fondation vient de publier son dernier rapport, "Goalkeepers", qui fait le point sur l'impact de la pandémie dans le monde : dans de nombreux domaines, les progrès enregistrés ces dernières années semblent avoir été effacés...

Bill Gates : C'est vrai, nous avons pris du retard : après vingt ans d'avancées en matière de réduction de la pauvreté et d'amélioration de la santé, le Covid-19 a stoppé ces progrès dans leur élan, et ses effets sont catastrophiques. Le monde a régressé cette année sur presque tous les indicateurs : le nombre de personnes vivant dans l'extrême pauvreté, par exemple, a augmenté de 7 %. Malheureusement, nous savons déjà que certains des effets économiques engendrés par la pandémie se feront sentir bien plus longtemps. Les pays en développement n'ont pu accroître leur capacité d'emprunt et se montrer aussi généreux avec leurs populations que les pays développés. C'est une des raisons pour lesquelles la montée du taux de pauvreté risque, hélas, de se poursuivre : la récession de l'économie mondiale nuit à ces pays, du fait du recul de leurs exportations ou de la baisse de la générosité en matière d'aide. Mais nous restons optimistes : nous espérons qu'à la même époque l'année prochaine non seulement le vaccin sera disponible, mais que l'on commencera à voir se dessiner un début de reprise, permettant de renouer avec le niveau de 2020.

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Parmi les différents indicateurs que vous passez en revue, lesquels vous paraissent les plus inquiétants ?

Si on se concentre sur la mortalité, la baisse du taux de vaccination est probablement le plus spectaculaire. Au niveau mondial, il a chuté de 84 à 70%, soit un recul de vingt-cinq ans en vingt-cinq semaines ! Mais ce n'est qu'un signal inquiétant parmi d'autres. Les conséquences de la pandémie sont multiples en réalité, et souvent difficiles à mesurer. Elles se traduisent aussi par un accroissement des troubles mentaux, par exemple, ou par des retards en matière d'éducation. Dans ce domaine, les enfants auront beaucoup de mal à rattraper le terrain perdu.

Et pourtant, vous pensez quand même qu'on peut remonter relativement rapidement la pente...

Oui, j'espère que d'ici à deux ans, en dehors des revers économiques déjà mentionnés, nous reviendrons au niveau où nous étions au début de l'année 2020 et que nous améliorerons à nouveau les indicateurs de développement durable fixés il y a cinq ans par les Nations unies. C'est possible, à trois conditions : il faut accélérer la mise à disposition du vaccin contre le virus, veiller à ce que nous le fabriquions en grande quantité et à faible coût, et enfin faire preuve de générosité pour que tout le monde y ait accès. Si nous y parvenons, nous verrons alors la pandémie commencer à reculer dès l'an prochain, ce qui nous laissera une chance, en deux ans, de revenir au point où nous en étions avant l'apparition du Covid-19.

"Ne pas financer des vaccins pour le monde entier serait insensé !"

Selon vous, quand un vaccin sera-t-il disponible ? Donald Trump a évoqué la fin de l'année, peut-être même le mois d'octobre. Dans le même temps, la Chine et la Russie assurent elles aussi faire des progrès rapides. Ces promesses sont-elles crédibles ?

La première question que nous devons nous poser, c'est celle de la fiabilité des procédures de certification. Si vous pouvez vous référer à une même norme objective d'efficacité et de sécurité, alors vous créez un cadre favorable à l'élaboration du vaccin, et vous augmentez les chances de succès. Ce cadre est posé par les régulateurs de confiance que sont la FDA américaine, la MHRA britannique et l'EMA, l'organisme de réglementation européen. Certains laboratoires chinois obtiennent des résultats intéressants, c'est vrai. J'ai plus de doute sur le projet russe, pour lequel nous disposons de très peu de données. Quoi qu'il en soit, il est peu probable qu'en Europe ou aux Etats-Unis des vaccins russe ou chinois soient préférés aux occidentaux, tant qu'ils ne seront pas soumis aux mêmes types d'essais ou de réglementation. Les choses avancent, en tout cas : aujourd'hui, quatre candidats se détachent, me semble-t-il, à savoir ceux développés par AstraZeneca, Johnson & Johnson, Sanofi et Novavax. S'ils tiennent leurs promesses, nous pensons qu'ils seront peu coûteux et pourront être fabriqués en masse. S'y ajoutent ceux de Pfizer et Moderna qui, malheureusement, seront sans doute plus chers et difficilement productibles à grande échelle. Selon moi, à moins d'une mauvaise surprise, il est très probable qu'au cours du premier trimestre 2021 la moitié d'entre eux, voire quatre ou cinq se verront délivrer une autorisation d'utilisation d'urgence de la FDA, ce qui devrait donner aux gens la confiance nécessaire pour commencer à s'immuniser.

Bill Gates

Bill Gates, avec sa femme Melinda, dirige la fondation qui porte leur nom.

© / SDP

Êtes-vous certain que, dans la course à laquelle se livrent les différentes nations pour trouver et proposer un remède, les pays les plus pauvres ne seront pas oubliés ?

C'est un vrai sujet de préoccupation. Ce serait non seulement inéquitable, car toutes les vies ont bien évidemment une valeur égale, mais, même d'un point de vue purement égoïste, ce serait une erreur, cette maladie, tant qu'elle existe, pouvant se propager dans n'importe quel pays. Regardez les difficultés que rencontrent les pays qui ont pourtant fait un très bon travail pour réduire le nombre de cas, comme l'Australie et la Corée du Sud : le virus continue de se diffuser chez eux. Ce qui les oblige à maintenir des mesures qui freinent leur économie de manière assez importante. Nous devons donc en finir avec cette situation pour le monde entier, et, en ce sens, les avantages des mesures pour lesquelles nous plaidons seraient immenses. Quand vous y réfléchissez, il serait insensé de ne pas financer des vaccins pour le monde entier !

Vous souhaitez donc qu'ils soient gratuits pour les pays les plus pauvres ?

Pensez aux bénéfices d'une vaccination généralisée : elle permettrait de supprimer le confinement, de relancer le tourisme, de rouvrir les écoles... En fait, les gains d'une telle mesure seraient si importants que l'effort supplémentaire de générosité demandé pour en assurer le financement va de soi : c'est la chose la plus rationnelle du monde ! Et même s'il faut aller contracter des prêts de toute sorte, la valeur de ces engagements financiers restera très raisonnable. Faites le calcul : à raison de deux doses par personne, à 3 dollars la dose, pour une population de 7 milliards de personnes, une quarantaine de milliards de dollars suffisent pour immuniser le monde entier ! Sans compter qu'il n'est pas nécessaire d'atteindre une couverture de 100 % : si le vaccin est très efficace, un taux compris entre 50 et 60 % suffira. Le tout premier à voir le jour n'aura sans doute pas l'efficacité optimale, mais je suis certain que l'un des six premiers permettra de prévenir la maladie et d'éviter sa transmission. Nous parlons donc de quelques dizaines de milliards de dollars à dépenser, une somme à comparer aux milliers de milliards de dommages économiques provoqués par la pandémie, et qui continueront de s'aggraver tant que nous ne nous en débarrasserons pas. C'est pourquoi il faut encourager le versement d'une aide spéciale et gratuite pour tous les pays qui en ont besoin : ce serait la chose la plus juste et appropriée à faire !

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Précisément, diriez-vous que les pays riches, en particulier les Etats-Unis, s'inscrivent dans cette démarche ?

Il faut distinguer trois phases dans la mise à disposition des vaccins. Tout d'abord, la séquence de R&D, incluant les essais. Dans cette partie-là, reconnaissons que le gouvernement américain a financé un grand nombre de laboratoires, bien plus généreusement d'ailleurs que tous les autres gouvernements réunis. C'est important, car cela permet à ces entreprises d'aller de l'avant dans la fabrication, sans perdre d'argent. La deuxième phase concerne la production manufacturière, et la troisième le financement des achats. Or, sur ces deux derniers volets, les Etats-Unis ont brillé par leur absence. On ne peut que constater un réel manque de leadership, qui contraste avec leur rôle habituellement très actif dans la plupart des domaines de la santé mondiale, comme l'éradication de la variole et de la polio ou le traitement du VIH. Ce n'est pas le cas cette fois, si bien que d'autres dirigeants ont dû intervenir, votre président Emmanuel Macron notamment, pour demander aux Etats-Unis de s'impliquer plus fortement. J'espère que cela va changer : je passe beaucoup de temps à essayer de convaincre le Congrès américain d'inclure dans ses mesures d'aide supplémentaires des sommes destinées à une réponse internationale. J'ai bon espoir que cela se produise, mais je ne peux pas le garantir. Je me réjouis de voir d'autres pays, dont la France, se mobiliser pour promouvoir une coopération internationale en la matière.

Avez-vous évoqué ces sujets avec le président Trump ?

Je ne lui ai pas parlé directement, non. Mais j'ai des contacts réguliers avec des membres de son administration. Chaque fois, je souligne l'importance d'une approche globale, la nécessité de mettre le premier vaccin, même dans l'hypothèse où il serait américain, à la disposition du monde entier pour enrayer la pandémie, mais aussi pour affirmer le leadership des Etats-Unis en la matière. Il faut pour cela déboucler les fonds nécessaires. Cela passe par la voie législative, et, dans le contexte politique actuel, je ne suis pas certain que cela soit possible. Pas dans l'immédiat en tout cas.

La bonne nouvelle, c'est que, même si le président Trump a rompu avec l'OMS, les financements américains peuvent irriguer d'autres canaux, comme le Fonds mondial, pour les diagnostics et les traitements, ou l'Alliance du vaccin (Gavi), pour la fourniture de vaccins. Les Etats-Unis restent les premiers donateurs de ces deux organismes, qui sont parfaitement gérés et donnent toute satisfaction. Il est donc possible d'aller de l'avant. Je regrette toutefois que nous ayons perdu de vue les bienfaits du multilatéralisme. On ne peut pas résoudre une pandémie mondiale sans partager l'innovation, les données à l'échelle planétaire. Nous avons besoin de cette coopération. Et d'autres défis nous attendent, comme le changement climatique. Pour les relever, les pays du monde entier devront travailler ensemble de manière constructive. Je veux donc croire qu'il y aura un changement, et qu'un jour cette vision globale prévaudra à nouveau aux Etats-Unis.

"Il est impératif que les Etats-Unis assument à nouveau leur rôle de leadership"

L'élection présidentielle a lieu dans moins de deux mois. Si Joe Biden l'emporte, vous attendez-vous à un changement rapide et profond de la politique américaine, en particulier à l'international ?

Comme je le disais tout à l'heure, mon espoir est qu'avant même l'élection le Congrès s'accorde sur un nouveau plan d'aide et débloque des fonds pour une réponse internationale. Malgré les réticences de l'exécutif, c'est le Congrès qui a veillé à ce que le Fonds mondial et Gavi continuent à bénéficier des financements américains. C'est une bonne chose, et, à la faveur d'un nouveau projet de loi, je n'exclus pas que nous puissions obtenir de l'argent supplémentaire pour les vaccins dans les prochains mois. Si Joe Biden devient président, je pense que des décisions en ce sens seront prises très très rapidement. Sur la scène internationale, il est impératif que les Etats-Unis jouent à nouveau le rôle qui était le leur, en commençant par reprendre leur place au sein de l'OMS.

Les mouvements antivaccins sont de plus en plus virulents aux Etats-Unis comme en Europe. Craignez-vous que leur montée en puissance conduise une partie importante de la population à refuser de se faire inoculer ?

Nous avons pu l'observer de façon très claire avec la rougeole : un enfant qui n'est pas immunisé est en danger et constitue lui-même un danger pour les autres enfants. Heureusement, la dangerosité du Covid-19 et son mode de propagation ne peuvent se comparer à ceux de la rougeole. Si le futur vaccin est très efficace, la pandémie peut être éradiquée sans qu'il soit nécessaire de l'inoculer à 100 % de la population. L'enjeu est de convaincre, partout dans le monde, environ 60 % des gens. Avec un peu de recul, lorsque chacun pourra constater que seuls ceux qui sont immunisés restent en bonne santé, je veux croire que nous finirons par convaincre les sceptiques. Je l'espère en tout cas. Nous ne devons pas laisser les fausses théories de conspiration prospérer. Non seulement elles nuisent à lutte contre le coronavirus, mais elles finissent aussi par saper le consensus sur la nécessité de se faire vacciner. Ce sont pourtant bien cette forme d'immunisation qui nous a permis de réduire de moitié la mortalité infantile au cours de ces vingt dernières années ! Nous comptons bien continuer, et la réduire encore de moitié. C'est la raison d'être de notre fondation.

Dès 2015, vous aviez mis en garde contre le risque pandémique. Pensez-vous que nous avons tiré les leçons du Covid-19, et que nous serons mieux préparés pour la prochaine crise ?

Nous avons beaucoup appris. Chacun a su innover pour répondre au Covid-19 aussi efficacement que possible. La R&D progresse plus vite que jamais. Les organisations mondiales de santé mondiale forgent de nouveaux partenariats. Chaque jour, les travailleurs de première ligne s'adaptent, adoptent de nouveaux protocoles de sécurité. Mais une fois ce sentiment d'urgence passé, continuerons-nous à travailler et à réfléchir ensemble, pour acquérir les bons réflexes, bâtir les infrastructures permettant de mieux nous préparer aux épidémies, de mieux y répondre ? C'est tout l'enjeu, et cela implique des changements de comportements importants, un renforcement des systèmes de santé dans les pays les moins favorisés pour qu'ils puissent effectuer le travail quotidien de prévention et de traitement. Dans le monde entier, cela signifiera investir dans la détection de pointe des maladies et dans la capacité à rechercher, développer et fabriquer des milliards de doses de traitements et de vaccins sûrs et efficaces. Cela coûtera cher, et nécessitera une approche collective. Il faudra dépenser des milliards de dollars dans tous les secteurs pour se préparer à la prochaine pandémie. Mais nous savons désormais quel serait le prix de l'inaction.

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