Clique + Inrocks = CliqueInRocks. Chaque semaine, Alexandre Comte scrute une personnalité sous toutes ses facettes – avec un entretien à lire sur les Inrocks et un portrait à mater dans l’émission Clique sur Canal +. Aujourd’hui, rencontre avec le maître du jeu vidéo Hideo Kojima, l’homme derrière la série Metal Gear.
Vous êtes l’un des créateurs de jeux vidéo les plus célèbres et respectés au monde. Est-ce qu’enfant vous auriez imaginé être ici, à Paris, reçu tel une star hollywoodienne pour faire la promotion de votre dernier jeu ?
Hideo Kojima – Non, évidemment, impossible de m’imaginer tout ça ! Moi, mon rêve quand j’étais enfant, c’était de devenir astronaute. Je n’ai pas réussi à me rendre dans l’espace, mais pouvoir visiter des pays du monde entier grâce à mon métier, ça me rend bien sûr très heureux.
Enfant, vous vous êtes aussi rêvé réalisateur et écrivain ?
Oui, j’avais beaucoup de rêves ! J’ai égamelent voulu être sauveteur d’animaux en voie de disparition : aller dans tous les pays, trouver des espèces rares et les ramener pour les préserver – je trouvais ça vraiment très classe. J’ai aussi pensé devenir détective à la LAPD, au département de la police de Los Angeles. Voilà, vous savez tout ! [Rires]
Les enfants rêveurs sont souvent des enfants solitaires, c’était votre cas ?
Absolument. Quand j’étais petit, j’avais une famille qui était un peu atypique pour l’époque puisque mes deux parents travaillaient. Quand je rentrais de l’école, il n’y avait personne pour m’attendre. J’avais mes propres clés, j’ouvrais la porte, j’allumais la lumière, j’allumais le radiateur parce qu’il faisait froid… Je garde un souvenir très fort de ce sentiment de solitude qui m’attrapait en rentrant chez moi.
Et aujourd’hui encore, lorsque vous entrez dans une chambre d’hôtel, vous allumez systématiquement la télé, pour qu’il y ait un bruit de fond ?
[Rires] Vous êtes bien renseigné ! C’est vrai. Quand j’étais enfant et que je rentrais chez moi, dans ma maison sombre et silencieuse, je me rassurais en allumant la télé, c’était devenu un rituel quotidien qui me permettait de me se sentir un peu moins seul. Et j’ai toujours gardé ce réflexe. Quand je me rends dans un hôtel, j’allume toutes les lumières, la télé, et ça me rassure.
Quels sont vos premiers souvenirs, vos premières émotions liés aux jeux vidéo ?
Il y a bien sûr les bornes d’arcade, en particulier Space Invaders. J’ai aussi un souvenir très puissant des jouets électromécaniques qui étaient disposés dans les grands magasins au Japon. Pendant que les mères faisaient leurs courses, nous, les enfants, on jouait avec ces jeux. Et ça m’a encore plus marqué que n’importe quel jeu vidéo.
À l’adolescence, vous vouliez devenir peintre, mais vos parents vous en ont dissuadé, de crainte que ne gagniez pas suffisamment votre vie ?
Mes parents et même mes grands-parents étaient de bons dessinateurs et de bons sculpteurs, et je pense avoir hérité en partie de cette ADN d’artiste. J’ai moi aussi voulu peindre et dessiner, j’étais plutôt doué, j’avais un certain succès auprès de mes proches. J’ai donc envisagé d’intégrer une université d’arts plastiques mais mes parents ont essayé de m’en dissuader en effet. Ils citaient l’exemple de ma tante, qui était peintre mais n’arrivait pas à joindre les deux bouts… J’ai quand même essayé de résister mais c’est à cette époque que mon père est décédé, et pour toutes ces raisons, de fil en aiguille, je n’ai pas pu aller dans cette école et j’ai changé de voie.
Vous avez finalement opté pour des études d’économie. Et à 23 ans, alors que le jeu vidéo n’en était qu’à sa préhistoire, vous décidez d’intégrer la société Konami. Aviez-vous déjà l’ambition de créer vos propres jeux ?
En 1986, quand je suis rentré chez Konami, nous étions presque tous autodidactes, jeunes et passionnés. Comme j’avais la chance de savoir dessiner, on m’a directement donné la responsabilité de créer un jeu. Mais nous n’étions pas formés et nous manquions d’expérience. On essayait malgré tout de faire comme on pouvait, on tâtonnait, on bossait comme des dingues… Mais on n’y arrivait pas ! J’ai connu une période vraiment difficile à ce moment-là. J’avais une petite amie mais je ne prenais plus le temps de sortir avec elle, j’oubliais même de l’appeler, c’était catastrophique… Alors bien sûr elle m’a plaqué ! Mais je me suis dit : « ce n’est pas grave, il te reste au moins les jeux vidéo, tu vas pouvoir te recentrer, tu as encore ton projet ! » Une semaine plus tard, mon supérieur m’a annoncé que mon jeu était annulé … C’était vraiment la cata, là ! Je n’arrivais même plus à manger à cette époque tellement j’étais déprimé.
Comment avez-vous rebondi ?
Et bien un jour on m’a demandé d’essayer d’imaginer un jeu de guerre… et c’est le jeu qui sera amené à devenir Metal Gear. Mais ça n’a pas été facile. Comme j’avais pour première expérience un jeu avorté, j’étais assez peu crédible auprès de l’équipe ! Beaucoup de gens disaient : « Ouh là, non seulement il est débutant, mais en plus son premier essai est un échec total puisque le jeu n’a même pas vu le jour… » Donc j’étais un peu mal à l’aise en fait… [Rires]. Et puis finalement le jeu est sorti et il a eu de très bonnes critiques. A partir de là, j’ai gagné un statut plus digne de mes prétentions !
Avec le recul, comment expliquez-vous le succès de la saga Metal Gear, son impact sur les joueurs ?
C’est difficile de répondre à cette question moi-même car ça fait tout de suite un peu prétentieux… Cela dit j’y ai évidemment réfléchi puisqu’on me la pose régulièrement. Et la première réponse qui me vient à l’esprit, c’est qu’il n’existait pas de jeux d’infiltration à cette époque. Et surtout, on pensait que les jeux d’actions ne pouvaient pas avoir de scénario, que c’était un mariage impossible, comme l’eau et l’huile. Or j’ai prouvé avec le premier Metal Gear qu’en fait les jeux d’action étaient compatibles avec une bonne histoire.
La profondeur du jeu a aussi été saluée, les références cinématographiques, la liberté laissée au joueur…
Cette notion de liberté est effectivement très importante. Un aspect qui a séduit les joueurs et les critiques, c’est la finalité des armes et de leur utilisation. Les armes n’étaient pas obligatoires dans mon jeu, on pouvait s’en passer et le terminer malgré tout, sans tuer d’ennemis. Il y avait donc un aspect « message », avec en filigrane la question : les armes sont-elles vraiment indispensables pour résoudre un conflit ?
Vous êtes aujourd’hui le vice-président de Konami. Vous possédez votre propre studio de production, qui emploie plus de 200 personnes… Arrivez-vous facilement à concilier ces responsabilités avec votre travail de créateur ?
J’aimerais pouvoir laisser libre cours à ma créativité 24 heures sur 24, tous les jours de l’année. Utiliser mon énergie uniquement pour créer, ce serait génial. Mais j’ai rapidement compris que si je voulais donner une réalité à mes idées de jeux, si je voulais concrétiser ma vision, il me fallait aussi un budget, des ressources humaines, etc… Et pour débloquer tout ça, il faut des responsabilités, il faut apprendre et comprendre le business. Prenez par exemple un film comme Gravity, qui a eu sept Oscars récemment : deux acteurs qui flottent dans l’espace pendant 90 minutes, avec une bande-son minimaliste. En temps normal, à Hollywood, on n’arrive pas à débloquer un budget pour ce genre de concept. La grande force d’Alfonso Cuarón, le réalisateur du film, c’est d’avoir produit son film lui-même. Il a compris que c’était la seule solution pour donner vie à sa vision. Un créateur – s’il veut rester libre et aller au bout de ce qu’il souhaite faire – doit nécessairement se produire, se prendre en main.
Pensez-vous que la série Metal Gear sera la grande œuvre de votre vie, ou avez-vous encore l’espoir et l’envie de créer un autre jeu qui marquera autant l’histoire des jeux vidéo et l’esprit des joueurs ?
En termes de chiffres, ce sera compliqué, vu le succès de Metal Gear, de faire mieux. Mais ces choses quantifiables ne m’intéressent pas vraiment, et je pense avoir encore en moi les ressources suffisantes pour faire autre chose, pour créer d’autres œuvres qui soient aussi marquantes pour les joueurs. Même si elles n’ont pas le même succès, j’espère qu’elles auront au moins le même impact.
Avez-vous toujours envie de réaliser des films et d’écrire des livres ?
La création de jeux vidéo est un métier extrêmement éprouvant, aussi bien sur le plan physique que psychologique. Mais il y a quelque chose dans ce média qu’on ne retrouve nulle part ailleurs et qui extrêmement plaisant. Donc j’aimerais continuer à travailler dans le jeu vidéo. Mais je n’ai pas oublié mes premiers rêves, les romans que j’ai écrits plus jeune, et mes envies de cinéma. J’aimerais aussi pouvoir laisser quelque chose dans ces domaines-là avant de partir.
Propos recueillis par Alexandre Comte
Retrouvez le portrait de Hideo Kojima dans l’émission Clique sur Canal +, samedi 12 avril à midi. Mouloud Achour recevra par ailleurs Pierre Ménès, Medina Crewz et l’artiste Prune Nourry.