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Quand les femmes ne seront plus définies par leur corps

Exiger des lycéennes qu’elles couvrent leur poitrine, leurs épaules, leurs jambes montre encore la puissance du contrôle social sur les corps féminins. Dès le collège, l'éducation devrait affranchir les élèves des représentations sexistes pour construire des relations plus égalitaires.
par Camille Froidevaux-Metterie , professeure de science politique et chargée de mission égalité-diversité à l’université de Reims
publié le 17 septembre 2020 à 12h23

Tribune. Bronzer seins nus sur la plage, aller au musée en décolleté, porter une minijupe au lycée, autant de choix que les femmes ont décidé d'assumer envers et contre tous. On leur demande de se couvrir ? Elles arborent gorges nues, gambettes découvertes et nombrils à l'air partout sur les réseaux sociaux, suscitant l'indignation de celles et ceux qui n'y voient qu'indécence et provocation. Désarçonnés par cette agitation jugée futile, les commentateurs médiatiques s'inquiètent alors d'un retour de la pudibonderie, regrettant les années du topless triomphant, quand les voix d'autorité en appellent à la «normalité vestimentaire» (?) et aux bonnes manières.

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Cet aveuglement partagé face à la nature du problème n’étonne pas, car ce que révèle le bannissement des peaux découvertes est aussi inaudible que scandaleux. C’est la permanence, au sein de nos sociétés de l’émancipation, d’une conception instrumentale du corps des femmes synonyme de dépossession. La déferlante du mouvement #metoo et, plus largement, la relance d’une dynamique féministe autour des questions corporelles telle qu’elle se déploie depuis le début des années 2010, témoignent de ce que les mécanismes du contrôle social sur les corps féminins continuent de fonctionner à plein cinquante ans après le tournant de la révolution féministe.

La conquête des droits contraceptifs et la libération de la sexualité n’ont pas fait disparaître ce mécanisme patriarcal puissant qu’est l’objectivation d’un corps tenu de rester «à disposition». Pour ce qui regarde ce que nous en faisons, nous ne devons jamais oublier que nous le faisons pour les autres. Les seins condensent cette injonction enracinée à la disponibilité corporelle : ils doivent être suffisamment visibles, pour remplir leur rôle d’appâts sexuels, mais pas trop, pour demeurer les objets privés de ceux à qui ils sont destinés.

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Ne peut être publiquement montré du corps des femmes que ce qui est socialement acceptable : le sein enserré dans une coque formatée, le corps apprêté «pour l’occasion». On accepte ainsi sans sourciller les jupes courtes et les décolletés plongeants pour peu que ce soit dans le contexte stéréotypé d’une soirée ou d’un rendez-vous amoureux. Autrement dit, tant que les femmes se font belles pour plaire aux hommes dans des circonstances adéquates, tout va bien. Par un retournement qui n’est hélas pas ironique, si par malheur elles subissent une agression, on invoquera alors leurs vêtements aguicheurs et on les accablera du stigmate de la culpabilité.

Lorsque les filles choisissent de porter un crop-top ou un short dans la banalité quotidienne de leurs vies, elles sont immédiatement ramenées à leur corps-objet, critiquées pour leur apparence «sexy», taxées d'allumeuses. Nous touchons là au cœur du problème. La qualification de «tenue inappropriée» ne signifie rien d'autre qu'une assignation des filles à la potentialité sexuelle de leurs corps adolescents. Laisser entendre qu'un décolleté ou un ventre apparent dérange leurs camarades, voire les excite, c'est accepter comme une donnée intangible que les désirs masculins sont irrépressibles. Qualifier l'aspiration des jeunes femmes à s'affranchir des diktats sexistes de «liberté affichée qui n'en a que le nom», c'est non seulement leur dénier toute capacité réflexive, c'est aussi nourrir les représentations qui enferment leur corps dans le registre sexuel. Exiger qu'elles couvrent leur poitrine, leurs épaules, leurs jambes, c'est en un mot leur asséner un rappel à l'ordre patriarcal des choses.

Si l’on devait condenser d’une formule l’objectif des combats féministes depuis qu’ils existent, ce pourrait être : faire advenir un monde où les femmes ne soient plus définies par leurs corps. La séquence que nous vivons est particulièrement intense de ce point de vue, elle vise à réactiver le projet émancipateur initié dans les années 1970 en ajoutant à son volet de libération la dimension cruciale de l’égalité. En revendiquant de pouvoir aller et venir dans l’espace public sans devoir recouvrir sa peau ni dissimuler ses formes, nous nous réapproprions les dimensions incarnées de nos existences, jusqu’au plus intime de nous-mêmes. En réclamant de pouvoir s’habiller comme nous le souhaitons sans avoir à craindre les remarques déplacées, les injures et les agressions, nous œuvrons à la déconstruction des représentations sexistes qui opposent les femmes disponibles et séductrices aux hommes avides et impétueux.

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Il se trouve que ce ne sont pas les filles qui sont responsables du harcèlement et des violences sexuelles qu’elles subissent, mais bien ceux que l’on n’éduque pas au respect des corps, des genres et des sexualités. Pas plus que ce ne sont les femmes qui entretiennent les ressorts de l’aliénation corporelle en faisant le choix libre d’une tenue qui coïncide avec elles-mêmes, mais bien ceux qui leur dénient le droit à être des corps-sujets. Plutôt que de cibler celles qui luttent pour reprendre possession de leur corps, réfléchissons aux modalités d’une éducation à la sexuation dans les collèges et les lycées qui ouvrirait la perspective de relations entre les sexes placées sous le double signe de la singularité des désirs et de l’évidence du consentement.

Dernier livre paru de Camille Froidevaux-Metterie :

Seins : en quête d’une libération

, éd. Anamosa, 2020.

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