Quand l’Europe aide la Chine pour surveiller massivement ses concitoyens

Amnesty International publie un rapport qui montre que plusieurs entreprises européennes fournissent à Pékin des technologies de reconnaissance faciale. L’ONG pointe une faille majeure : aucun garde-fou européen ne limite l’exportation de ce type de technologies.

Par Olivier Tesquet

Publié le 21 septembre 2020 à 08h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h15

On connaissait déjà la propension de la Chine à exporter son modèle numérique intrusif, des faubourgs de Quito aux rues de Valenciennes. L’itinéraire inverse est plus méconnu, et pourtant : ce lundi, en amont d’un trilogue européen – qui réunit la Commission, le Parlement et le Conseil européens –, Amnesty International publie un rapport au titre inquiet – « Out of Control », « Hors de contrôle » – sur la fourniture de technologies de surveillance européennes au régime dictatorial de Pékin. L’organisation épingle trois entreprises : le Français Morpho (devenu Idemia) a vendu un système de reconnaissance faciale au Bureau de la sécurité publique de Shanghai ; le Suédois Axis Communications équipe en caméras Skynet et Sharp Eyes, les deux programmes-phare de la vidéosurveillance chinoise ; et le Néerlandais Noldus Information Technology a fourni un logiciel de détection des émotions à plusieurs autorités locales, dont celle du Xinjiang, cette province du nord-ouest du pays où le pouvoir central perpètre un véritable génocide culturel contre la minorité musulmane ouïghoure.

Confronté par l’ONG, Idemia – né en 2017 de la fusion entre Oberthur et Morpho pour devenir « le leader de l’identité augmentée » – explique que le système vendu en 2015 « ne fonctionne pas en temps réel » et permet seulement d’identifier des visages a posteriori, en croisant des bases de données de la police. L’entreprise ajoute qu’elle a décidé depuis trois ans de ne plus faire commerce de technologies biométriques avec la Chine, en brandissant sa charte éthique. Cela signifie-t-il que le contrat a été rompu ? « Ce n’est pas clair, Idemia dit ne pas savoir si l’outil est utilisé », précise Merel Koning, la chercheuse qui a piloté le rapport.

Pas d’autorisation, pas de problème

Selon elle, ce laxisme a une raison : l’absence criante de garde-fous. « Aujourd’hui, l’Union européenne ne régule pas l’exportation de technologies de reconnaissance faciale », explique-t-elle encore, en rappelant la position ferme d’Amnesty sur le sujet : « Nous pensons que l’utilisation, la vente et l’exportation de tels logiciels à des fins d’identification devrait être interdite ». La question se pose d’autant plus sous nos latitudes que la France fait partie du top 5 sur le marché de la surveillance, avec le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Etats-Unis et Israël. Et l’Europe n’est pas à la traîne sur celui de la biométrie, qui pourrait dépasser les 50 milliards d’euros au niveau mondial à l’horizon 2025.

Ces dernières années, plusieurs entreprises tricolores ont dû s’expliquer – parfois devant la justice – sur leurs affaires avec des pays peu soupçonnables de démocratie : Amesys en Libye sous Kadhafi, Nexa (ex-Amesys) et Ercom avec l’Egypte du maréchal Sissi. Ordinairement, l’exportation de biens à double usage (civil ou militaire), tels qu’ils sont pudiquement nommés, doit recevoir l’aval d’une autorité ad hoc, en l’espèce le service des biens à double usage (SBDU), placé sous la tutelle du ministère de l’Economie. Mais la reconnaissance faciale n’entre pas dans cette catégorie, ce qui explique les échanges avec la Chine, quand bien même l’Union européenne a tenté de couper les ponts avec elle dès 2011. Pas d’autorisation, pas de problème.

Lenteurs et opacité

A l’heure actuelle, la liste des technologies à usage dual est fixée par l’Arrangement de Wassenaar, un traité de 1996 signé par 42 pays (dont la France, mais pas la Chine) qui entend lutter contre la prolifération d’armes conventionnelles et de gadgets déstabilisateurs. S’il s’intéresse au risque terroriste ou aux ambitions nucléaires artisanales, ce régime de contrôle ne dit rien des droits de l’homme, pourtant très menacés par le développement exponentiel de joujoux liberticides. « Ce texte n’est pas adapté, déplore Merel Koning. Il peut falloir dix ans pour ajouter de nouvelles technologies à la liste, un délai bien trop long au regard des risques liés aux logiciels de surveillance et aux outils biométriques. Les décisions sont prises à l’unanimité sur la base du consensus, et certains pays, comme la Russie, édulcorent considérablement les décisions ».

Pour aller plus vite, Amnesty soumet six propositions : l’adoption d’une terminologie suffisamment souple afin de pouvoir réguler les technologies émergentes ; la mise en place d’une procédure accélérée pour ajouter de nouvelles technologies sur la liste ; l’obligation pour les services administratifs des pays membres en charge de la régulation des exportations à intégrer le risque pour les droits humains dans leurs critères d’évaluation ; l’obligation pour les entreprises d’identifier, limiter et empêcher les abus contre les droits humains rendus possibles par les produits qu’elles commercialisent ; la possibilité de stopper l’exportation d’une technologie non-listée si elle présente un risque excessif ; et l’obligation pour les autorités nationales d’être transparentes sur les décisions qu’elles rendent. « La moindre des garanties », ajoute Merel Koning. La route est longue : avec l’Italie, la France est le plus mauvais élève d’Europe en la matière.

L’objectif est louable, mais ambitieux : depuis dix ans et les premiers scandales sur le rôle joué par des sociétés européennes dans l’appui logistique à des potentats, l’UE a brillé par son incapacité à légiférer sur la question. En 2018 encore, les pays membres échouaient à se mettre d’accord, sacrifiant les droits de l’homme sur l’autel des intérêts industriels. Depuis, plusieurs villes, notamment américaines (San Francisco, Oakland, Portland) ont décidé de bannir la reconnaissance faciale. De quoi donner une impulsion supplémentaire ? Un jour ou l’autre, il faudra bien se positionner.

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