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Iran

Violences, suicide et addictions : une crise économique sans précédent plonge la société iranienne dans les abîmes

Des habitants se ruent quotidiennement devant les bureaux de change en Iran.
Des habitants se ruent quotidiennement devant les bureaux de change en Iran.
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En Iran, les scènes de bagarres devant les supermarchés ou les bureaux de change ne surprennent plus tant elles sont devenues fréquentes ces trois dernières années. Parfois filmées et relayées sur les réseaux sociaux, elles illustrent le marasme économique que traverse le pays, plombé par une inflation galopante et une dévaluation de sa monnaie. Nos Observateurs décrivent une crise sans précédent qui entraîne des violences et une importante détresse psychologique chez les plus précaires.

À Téhéran, la capitale, comme dans toutes les villes iraniennes, des habitants se ruent quotidiennement devant les bureaux change, espérant tant bien que mal préserver leurs minces économies en les convertissant en dollars. Là, les conflits sont fréquents.

La vidéo ci-dessous, partagée sur les réseaux sociaux le 8 septembre, en est un exemple : elle montre un homme et une femme se battre devant un bureau de change au sein du centre commercial d'Eskan, au nord de Téhéran.

Ces scènes, souvent relayées sur les réseaux sociaux, témoignent de l’épuisement des Iraniens. Car le coût de la vie augmente quotidiennement et ces derniers subissent d’un côté la mauvaise gestion économique du pays, et de l’autre les sanctions économiques réimposées par les États-Unis suite à leur sortie de l’accord nucléaire en mai 2018. L'inflation grimpe tandis que la monnaie, le toman, a perdu près de sept fois sa valeur depuis 2017. En septembre 2020, un dollar s'échangeait à environ 28 000 tomans.

Vidéo prise à Téhéran, publiée le 6 juillet sur Telegram et Instagram.

Shervin (pseudonyme) importe et vend depuis plus de dix ans des ordinateurs à Téhéran. Il décrit la situation économique du pays, où le taux d’inflation serait compris entre 41 et 130 %, selon différentes estimations :

 

Nous avions l’habitude d’importer des marchandises des Émirats arabes unis ou de Chine, mais depuis 2018 et la réimposition des sanctions contre l’Iran par Donald Trump, nous sommes dépendants de la contrebande. Or, celle-ci coûte cher, donc les produits sont revendus à des prix plus élevés.

L'autre problème que nous rencontrons, au sein de mon entreprise, c’est que nous dépendons de l’activité économique: nous vendons des outils pour les travailleurs et les entreprises. Quand l’économie est à l’arrêt, il est difficile de produire, d’importer ou d’exporter. Le chômage est élevé, les gens travaillent peu, et ils n’ont pas besoin d’acheter un ordinateur.

La dévaluation de notre monnaie par rapport au dollar affecte également nos activités. Il est arrivé que nous achetions des ordinateurs ou des pièces alors que le taux de change était d'environ 15 000 tomans pour 1 dollar. Nous avions donc calculé nos coûts et bénéfices à partir de ce taux. Or, plus tard, quand nous avions voulu racheter les mêmes produits, le taux de change avait changé et le coût d'achat avait donc augmenté. Nous n’avions pas fait assez de bénéfices sur les anciens produits et donc nous avions perdu de l'argent. En conséquence, nous n'avions pas pu racheter la même quantité de marchandises.

Une bagarre dans une file d’attente pour de la viande subventionnée en 2019 à Bomehen, à l’est de Téhéran.

"Nous vendons des produits cinq à sept fois plus cher que leur prix réel"

Maintenant, nous vérifions toujours le taux de change et augmentons les prix en conséquence. Comme le taux de change peut changer très vite, nous évitons d’être pris au dépourvu, et donc nous vendons des produits cinq à sept fois plus cher que leur prix réel. En plus, il y a peu de concurrence sur le marché.

L’importation est difficile et rare sont les importateurs qui ont survécu à la crise économique donc nous nous connaissons les uns les autres. Cela nous permet de savoir qui a importé quoi, et les stocks de chacun.

Si quelqu’un en Iran a vraiment besoin d’un ordinateur il va l’acheter peu importe son prix - même si c’est trois à quatre fois plus que le prix en dollar - faute de concurrence pour le trouver moins cher. La tour de bureau la moins chère que l’on peut trouver en Iran coûte environ 15 millions de tomans [476 euros, le prix de base des tours PC en France commençant autour de 60 euros, NDLR]. Et ce n’est pas seulement nous. Que ce soit pour des stylos ou des réfrigérateurs, le fonctionnement est le même. C’est pour cela que les prix montent en flèche. Toutefois depuis 2017, dans mon entreprise, les ventes sont en chute aussi : on compte près d’un tiers de vente en moins.

Saeed Madani est l'un des principaux chercheurs en sociologie en Iran. Il explique comment les difficultés économiques aggravent les problématiques sociales et détériorent la santé psychologique des plus précaires :

 

Ces dernières années, plusieurs recherches universitaires ont été menées en Iran sur la “colère” de la population et la violence qui découlent de la pauvreté et des problèmes économiques. Ces études établissent clairement des liens entre le chômage, la baisse des revenus, l’inflation et les violences ou les crimes.

Selon la banque nationale iranienne, 20% des Iraniens vivent actuellement sous le seuil de pauvreté mais selon d’autres étude indépendante le taux serait d'environ 35 à 40%.

Au-delà de ces chiffres, la pauvreté a changé. Il y a quelques années, nous connaissions une pauvreté unidimensionnelle. Par exemple, les personnes précaires avaient une maison mais n’avaient pas de quoi se nourrir. Maintenant nous faisons face en Iran à une pauvreté multidimensionnelle : il y a des gens qui ne peuvent plus payer leur loyer et leurs factures, ni manger, ni se soigner.

 

Des gens se battent dans une file d'attente pour acheter du poulet subventionné en 2019 à Téhéran.

 

L’Iran connaît aussi une "pauvreté persistante". Des études montrent que, plus qu'auparavant, lorsqu’on naît dans une famille pauvre, on reste pauvre.

On observe aussi le travail des pauvres. C’est-à-dire que le gens travaillent mais, malgré tout, vivent sous le seuil de pauvreté. En Iran, lorsqu'une personne gagne moins de 3,5 à 4 millions de tomans [111-126 euros, NDLR], on considère qu'elle vit sous le seuil de pauvreté. Or, beaucoup de travailleurs et de fonctionnaires gagnent tout juste le salaire minimum iranien qui se fixe à 1,83 millions de tomans [environ 58 euros, NDLR].

Cette situation explique la colère, la violence qui grandit au sein de la société. Les Iraniens tentent d'améliorer leur situation, mais le contexte s'aggrave. Ils s'en veulent, et en veulent à la société.

Le suicide est l'une des conséquences de cette violence que les personnes précaires vont s'infliger à elles-mêmes. Alors qu'il y a 40 ans on comptait près de 250 suicides par an, il y a en aujourd'hui près de 5 000 par an. Ce sont ces dix dernières années que les chiffres ont véritablement bondi. Le taux de suicide atteint les 8 pour 100 000 habitants. C'est presque équivalent au taux mondial qui est de 9,8 pour 100 000 habitants.

Des gens se bagarrent dans une file d’attente pour échanger des dollars en 2018 à Téhéran.

Une autre forme de violence envers soi-même est l'addiction. Certaines personnes se font du mal à cause de leurs problèmes économiques et la dépression ainsi que la toxicomanie augmentent.

Une étude publiée en 2016 révélait que le chômage (dans 16% des cas) et l’inflation (dans 76% des cas) avaient eu un impact sur les personnes liées à des trafics de drogue en Iran. [Selon les statistiques officielles, le nombre de toxicomanes, toute drogue comprise, en Iran a doublé au cours des 9 dernières années, atteignant environ 3 millions de personnes, NDLR].

 “Les gens se battent pour ne pas devenir pauvres”

 

D'autres personnes vont accuser de leur pauvreté leurs connaissances ou l'ensemble de la société. C'est ce qui explique les violences. Lorsque les gens font la queue pour échanger leur toman contre des dollars, ou acheter des produits subventionnés, ils se battent parce qu'ils voient les autres comme des obstacles qui les empêcheraient eux d'améliorer leur quotidien. Ils ne tentent pas de devenir riches : ce sont des gens de la classe moyenne qui se battent pour survivre, pour ne pas tomber sous le seuil de pauvreté, c'est pour cela que la lutte entre eux est féroce.

D'autres types de violences sont également devenus monnaie courante : les violences faites aux femmes, aux enfants, aux personnes âgées. On estime entre autres que les bagarres de rue ont doublé en dix ans.

Selon le système judiciaire iranien, 50% des personnes qui ont été arrêtées pour de petits vols au cours des six derniers mois sont des personnes qui n’ont jamais eu de casier judiciaire. Elles sont passées à l’acte du fait du contexte actuel et c’est un phénomène complètement nouveau en Iran [en août, une affaire a été très médiatisée en Iran : elle concernait un père de famille, chômeur, arrêté pour avoir volé un paquet de couches pour son enfant de 18 mois, NDLR].

Des gens se mettent à voler parce qu'ils n'ont plus d'autre choix. Et parce qu'ils n'ont jamais volé, ni été en contact avec des voleurs, ils se font prendre très facilement par la police.

Aujourd'hui, entre 25 et 30% des Iraniens souffrent de troubles mentaux et ont besoin d'aide. Nous en sommes là. Et le contexte économique, social et politique de l'Iran ne laisse pour l’heure pas entrevoir d'amélioration.

Le 5 août, le président iranien Hasan Rohani a annoncé un “plan de facilitation économique”, sans en partager plus de détail. Quelques semaines plus tard, le 14 septembre, après de nombreux débats autour des mesures contenues dans ce plan, Eshagh Jahangiri, le premier vice-président iranien, a expliqué qu’il était finalement annulé.

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