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Crop-top : imaginerait-on un sondage sur ce qu'est une «tenue correcte» pour les garçons ?

Alors que collégiennes et lycéennes se mobilisent depuis plus de deux semaines contre les règlements sexistes de leurs bahuts en matière de tenues vestimentaires, l'Ifop a jugé bon de demander «aux Français» via un «sondage» ce qui devrait être autorisé ou non aux élèves de sexe féminin, signe du contrôle sociétal perpétuel qui pèse sur le corps des femmes.
par Virginie Ballet
publié le 29 septembre 2020 à 18h47

Il y a eu Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Education, et son hallucinante exhortation à «venir à l'école habillé de manière républicaine». Puis le président de la République, Emmanuel Macron, et son invitation à se fier au «bon sens», qui vaudrait «mieux qu'un long règlement en la matière». Vinrent ensuite le ban et l'arrière-ban de la classe politique française, semble-t-il ravis de disserter sur la mobilisation des lycéennes françaises contre des normes vestimentaires jugées sexistes dans leurs établissements. Et voici maintenant le soi-disant «point de vue de l'ensemble des Français», sur ce que devrait être une «tenue correcte pour une fille au lycée», à travers un sondage de l'institut Ifop, publié par l'hebdomadaire Marianne.

Observant que les politiques, comme les personnels éducatifs, semblent divisés sur le sujet, l'Ifop a semble-t-il jugé bon de consulter «2 027 personnes» «représentatives de la population», via un «questionnaire auto-administré», pour enfin parvenir à déterminer ce que devraient porter ces pauvres créatures sexuées, viles tentatrices et décérébrées, n'attendant sans doute que leur bénédiction pour déterminer la longueur de la jupe à dégainer de leur penderie, ou la portion de nombril qu'elles peuvent dévoiler sans risquer de «déconcentrer» Alain Finkielkraut. Et là, mieux vaut se cramponner à son poum-poum short : l'institut a passé en revue ce qui devrait être «autorisé» ou «interdit» aux jeunes filles. Aller au lycée vêtue d'un «haut sans soutien-gorge à travers lequel la pointe des tétons est visible» ? Vous n'y pensez pas ! 66% des Français ne souhaiteraient pas «accorder cette liberté vestimentaire aux jeunes filles en milieu scolaire», réponse évidemment déclinée par genre et par tranche d'âge, pour accroître l'impression de sérieux.

De même, plus de la moitié de notre jury populaire (55%) serait favorable à interdire les crop-tops au lycée, à peu près la même proportion (56%) serait aussi favorables à interdire les shorts courts aux jeunes femmes. Cinquante-quatre ans après son invention par l'Anglaise Mary Quant, voilà la minijupe elle aussi de nouveau soumise à la vindicte populaire : 49% des interrogés seraient favorables à son bannissement pur et simple dans les bahuts, relançant un débat qui pue la naphtaline. Tiens, et que pensent les «seniors», les «sympathisants LR» et les «musulmans» des tenues féminines décentes ou non ? Ça en dirait long sur leur degré de «conservatisme», non ? On ne vous fera pas ici l'affront de reproduire les réponses, quand c'est le principe même de ces questions qui pose problème, signe des mécanismes patriarcaux en vertu desquels le corps féminin, par essence sexualisé, peut et doit faire l'objet d'un contrôle sociétal. Ainsi, l'Ifop se fend d'analyses comparatives entre la minijupe, le short, ou le jean troué, qui selon la quantité de «chair» dévoilée (notons au passage la réification perpétuelle des corps féminins), seraient plus ou moins source de «réticence». Ah, et bien sûr, le degré d'acceptation dépendrait du degré de féminité supposé associé au vêtement, histoire d'être sûrs d'enfoncer le clou dans le diktat.

Mais pourquoi n'a-t-on pas tout simplement pensé à demander «aux Français» s'ils considèrent qu'il est de leur ressort ou non de déterminer ce que peuvent porter les (jeunes) femmes ? Pourquoi les avoir consultés sur ce sujet, en premier lieu ? A défaut de leur ficher la paix, et de lâcher une bonne fois pour toutes les crop-tops et autres décolletés des femmes, demandons-nous pourquoi tout un chacun pourrait perpétuellement pérorer sur leur droit à s'habiller librement, si elles peuvent voiler ou dévoiler des cheveux, des nombrils, des épaules, des genoux, que sais-je encore ? A-t-on pensé à demander «aux Français» ce qu'ils pensent d'entrapercevoir des cuisses de mecs dans la rue, s'ils se sentent «déconcentrés» par des chemisettes trop courtes ou des costards trop moulants ? Bien sûr que non. Car ces corps-là, même dévoilés, ne sont évidemment pas «susceptibles d'être une source de danger physique ou scolaire», pour citer l'Ifop. A même pas 15 ans, nombre des ados engagées dans le mouvement du #14Septembre ont pourtant déjà décelé que ce qu'il faut revoir, ce n'est pas la tenue, mais le regard qu'on pose dessus. Et si l'Ifop écoutait la leçon ?

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