Vu de Tokyo

Le Japon face aux troublants suicides féminins

Le bond spectaculaire du nombre de suicides de jeunes femmes constaté en août interroge la société nippone sur la rupture économique et sociale provoquée par la pandémie de Covid-19, mais aussi sur l’influence des réseaux sociaux.
par Karyn Nishimura, Correspondante à Tokyo
publié le 9 octobre 2020 à 11h34

Ce sont des bureaux vétustes dans les dépendances d’une chapelle chrétienne au-dessus d’un supermarché au cœur de Tokyo : ici, une cinquantaine de «Samaritains» bénévoles se relaient jour et nuit pour écouter les paroles de suicidaires. Ils, et surtout elles, sont nombreux à appeler le numéro SOS en ces temps de Covid-19.

Augmentation parmi les mères au foyer

«On a quatre lignes ici, ça sonne sans arrêt», explique Akiko Mura à la tête de ce guichet de l'Association tokyoïte de prévention du suicide. Pour nombre d'individus en détresse, l'appel se meurt sur un répondeur faute de personnel et «malheureusement c'est pareil pour tous ces centres d'appels» souvent gérés par des petites structures caritatives, déplore la sociologue Michiko Ueda de l'Université Waseda.

En août, le nombre de suicides recensés au Japon a augmenté de 15 % en comparaison annuelle avec 1 854 décès. Mais ce qui inquiète les spécialistes, c'est le bond spectaculaire constaté pour les femmes : +40 % en tout (contre +5 % chez les hommes) et +75 % si l'on descend le curseur à moins de 30 ans. «C'est totalement inédit, et il est encore difficile d'analyser ces données, mais on peut d'abord y voir une possible cause économique liée à la chute de revenus et à la perte de travail» en raison de l'impact de la pandémie de Covid-19, analyse le professeur Ueda.

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Souvent employées à temps partiel ou sous statut précaire, les femmes ont été les premières à subir la suspension d'activité dans divers secteurs (restauration, tourisme, commerce, services). Cependant, la seule cause financière ne saurait expliquer cette soudaine recrudescence de morts volontaires parmi les jeunes femmes. Ce qui surprend c'est la hausse des suicides parmi les mères au foyer. «On a beaucoup d'appels de personnes qui n'ont plus d'autres interlocuteurs et qui trouvent ici une écoute, cela signifie que les contacts habituels sont rompus», relève Akiko Mura.

Stress, violence, télétravail

«Avec l'interruption scolaire, le fait que les pères soient en télétravail, tout le monde s'est retrouvé à la maison, et le stress pour ces femmes a augmenté. Violences conjugales, moins de contacts avec les amies, impossibilité de demander de l'aide aux grands-parents», renchérit la sociologue Ueda.

Pourtant, c'est surtout après l'état d'urgence, quand les enfants ont repris l'école et que les maris sont retournés au travail à l'extérieur, que les suicides ont augmenté. «On fait front pendant la phase aiguë de la crise mais au moment où cela se calme, on se retrouve face à soi et à la dépression qui s'est installée. Un tel décalage s'observe aussi au moment des catastrophes naturelles : sur le coup on tient, puis on finit par craquer quand le pire est passé», poursuit Michiko Ueda.

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Le nombre de suicides de filles mineures est quant à lui monté à 40 cas en août dernier, près de quatre fois plus qu'un an plus tôt. «D'habitude, la rentrée après les vacances d'été a lieu en septembre et l'on constate alors une vague de suicides, cette année elle a été avancée à août pour rattraper l'absence de cours pendant l'état d'urgence en avril/mai, donc c'est en partie explicable, mais pas totalement», relève Ueda.

Morts de sportifs et de comédiens

Selon l'écoutante Mura, «les adolescentes sont encore plus dépendantes des réseaux sociaux, qui sont un exécutoire, un espace de confidences, mais où les réponses des autres peuvent être décevantes, violentes, diffamantes», ce qui fragilise au lieu d'aider.

Le suicide au printemps d'une catcheuse professionnelle, Hana Kimura, victime d'une campagne de haine en ligne, a été un choc social qui a assurément entraîné d'autres passages à l'acte juge Akiko Mura. «Les disparitions de personnalités de la sorte ont toujours une grande influence sur les statistiques : on constate souvent une progression de 5% à 7% des suicides immédiatement après», abonde la sociologue.

Plus récemment, «nous avons eu de nombreux appels de personnes nous disant vouloir mourir comme l'actrice Yuko Takeuchi [qui a mis fin à ses jours le mois dernier à l'âge de 40 ans, ndlr]», raconte Mura, évoquant des vagues similaires d'appels après les décès par suicide ces dernières semaines d'autres personnalités comme la comédienne Sei Ashina, 36 ans, ou l'acteur Haruma Miura, 30 ans.

«La façon dont les médias rapportent ces faits pose question, surtout quand est évoquée la méthode de suicide», regrette Akiko Mura. «C'était encore pire il y a plusieurs décennies, mais cela reste problématique, notamment les commentaires sans fondement dans les émissions TV sensationnalistes», déplore le professeur Ueda selon qui «les données de septembre qui seront publiées dans les prochains jours seront pires encore».

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