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Agriculture

Les minifermes et les maxiprofits d’un maraîcher star

Des rangées de betteraves jusqu’aux plateaux télé et à une ligne de vêtements, le jardinier-maraîcher québécois Jean-Martin Fortier, adepte des microfermes bio et intensives, est devenu un entrepreneur à succès qui génère des millions. Sans complexe.

Jean-Martin Fortier porte souvent une chemise à carreaux et un chapeau qui lui donnent un look rural-chic, et s’épanche librement contre l’agriculture industrielle qui détruit la nature et les humains. Au Québec, plusieurs médias le surnomment le « gourou de l’agriculture biologique », mais le quadragénaire n’aime pas ce surnom, parce que « les gourous, ça finit toujours par un scandale ». Il préfère se voir comme un inspirateur, qui a réussi à imposer son récit depuis quinze ans : oui, on peut vivre confortablement en faisant du bio sur une petite ferme.

En 2004, ce génie de la permaculture et sa conjointe, Maude-Hélène Desroches, ont fondé les Jardins de la grelinette, une ferme biologique à une heure de route de Montréal spécialisée dans le « bio intensif ». Depuis, sur moins d’un hectare, le couple parvient à produire pour plus de 150.000 dollars canadiens (96.000 euros) de légumes chaque année, et livre des paniers à 200 familles des environs.

M. Fortier pense que s’il plaît, c’est d’abord parce qu’il comble un vide dans le petit monde paysan : « Je parle d’agriculture biologique, mais je parle aussi beaucoup d’entrepreneuriat, de comment être rentable. Ça, c’est dans la réalité des gens. » Son succès en France, où il est devenu parrain officiel des jardins-potagers du château de Chambord, dans la vallée de la Loire, le surprend quand même : « J’ai eu une pleine page dans Le Monde ! M. Desmarais me dit que ce n’est jamais arrivé à son beau-père, l’ancien premier ministre du Canada Jean Chrétien ! »

Oui, on peut vivre confortablement en faisant du bio sur une petite ferme, affirme Jean-Martin Fortier.

« M. Desmarais », c’est André Desmarais, son associé milliardaire. Jeune retraité, celui-ci était président délégué du conseil de Power Corporation, une société internationale de gestion de portefeuille. Avec son frère, il a hérité des clés de cette entreprise de son père, une des plus grandes fortunes du Canada — et ami personnel de Nicolas Sarkozy, qu’il a conseillé pour élaborer sa stratégie d’accès au pouvoir en 2007.

La richissime famille Desmarais a une longue histoire de philanthropie, et André Desmarais a trouvé sa cause : il veut améliorer la santé de la population, en plus de mener un « projet social », a-t-il expliqué à Radio Canada. « On va avoir des problèmes avec les nouvelles technologies et avec la mondialisation : beaucoup de gens perdent leur emploi et cherchent des façons de vivre. Je crois qu’un retour vers l’agriculture peut être une des solutions. » Pour motiver des jeunes à se lancer dans la bio, M. Desmarais mise sur l’appât du gain : il veut former des entrepreneurs agricoles capables de gagner 100.000 dollars (64.000 euros) par an.

Pour arriver à ses fins, le milliardaire a ouvert sa bourse et proposé à Jean-Martin Fortier de créer la « ferme du futur ». En 2015, la Ferme des quatre-temps a vu le jour à Hemmingford, à soixante kilomètres des Jardins de la grelinette. Quatre hectares de légumes, des productions animales, et des niches écologiques aménagées ci et là. En cinq ans, elle a déjà atteint 700.000 dollars (450.000 euros) de chiffre d’affaires annuel.

« Je parle d’agriculture biologique, mais je parle aussi beaucoup d’entrepreneuriat, de comment être rentable. Ça c’est dans la réalité des gens. »

La dizaine d’employés est triée sur le volet parmi des centaines de CV reçus chaque année : ils doivent avoir pour objectif de démarrer une exploitation agricole dans un avenir proche. M. Fortier leur partage ses connaissances dans le but ultime de faire progresser l’agriculture bio, comme il l’avait fait dans son livre Le jardinier-maraîcher (éd. Écosociété, 2015). Cette bible des petits producteurs s’est vendue à plus de 150.000 exemplaires et a été traduite en sept langues.

La Ferme des quatre-temps a sa série télé, Les Fermiers. On y découvre une véritable auberge espagnole, où règne un excellent esprit d’équipe et où les légumes sont tous plus beaux les uns que les autres. Aucun tracteur, mais une volonté de ramener des techniques d’avant l’industrialisation de l’agriculture.

Certains critiquent sa « marchandisation du savoir paysan ancestral »

Jean-Martin Fortier admet que certains de ses confrères n’ont pas apprécié son alliance avec le grand capital. « Surtout chez les maraîchers, il y a du monde assez anarchiste. Ça a été difficile pour moi de subir les critiques. Je voyais une occasion de faire rayonner notre métier avec un allié comme M. Desmarais. Il a aidé à faire avancer beaucoup de choses. »

Les critiques existent toujours, même si elles se font discrètes. Un agriculteur québécois, qui souhaite rester anonyme, nous confie qu’il a « plusieurs réserves envers le personnage » et sa « marchandisation du savoir paysan ancestral ». « Je n’ai pas envie que mon nom soit associé à une critique qui sera sûrement très mal reçue par le grand public », dit-il en coupant court à la discussion.

Un autre endroit où ça a « brassé », comme on dit au Québec, c’est dans la région de Charlevoix, où une deuxième Ferme des quatre-temps a ouvert en 2017. Face à l’arrivée d’un concurrent aux moyens illimités et qui bénéficie d’une excellente image, des maraîchers locaux ont fait grise mine. « Depuis qu’ils sont présents au marché public de Baie-Saint-Paul, j’ai perdu 15.000 dollars (9.600 euros) de vente. C’est plus de la moitié de mon salaire annuel », a assuré l’un d’entre eux au quotidien Le Devoir. Un autre dit avoir vu ses ventes fondre de 25 %.

M. Fortier assure que ces gens sont aujourd’hui ses amis, et que sa ferme a démontré qu’elle pouvait enrichir la région : plus d’offre, ça finit par stimuler la demande. En tant que personnage public, il a appris à vivre avec la critique. « L’appui de M. Desmarais m’a enlevé beaucoup d’insécurité », ajoute-t-il. Il peut aujourd’hui lever le nez sur des conférences payées 10.000 dollars aux États-Unis pour se concentrer sur ses nouveaux projets.

Le maraîcher a lancé une marque de vêtements et d’outils.

Comme sa « Masterclass » en ligne, où il dispense la « méthode Fortier » afin d’aider ceux qui font le choix de la petite exploitation bio à augmenter leur productivité, de manière à faire plus de profit et cesser de se tuer à la tâche. 1.900 étudiants ont déjà suivie cette formation dans plus de soixante pays incluant la France, le Chili ou les Philippines. À coups de 1.800 euros l’inscription, cela représente un chiffre d’affaires de 3,4 millions d’euros. Ce cours est une PME à lui tout seul : pas moins de onze personnes travaillent à élaborer des vidéos et des fiches techniques, à répondre aux questions des internautes…

Jean-Martin Fortier devait passer l’été dans l’Orne : il y a dessiné les plans d’Une ferme du Perche, où il entend appliquer les innovations développées à la Ferme des quatre-temps. Le Covid-19 en a décidé autrement, mais il ne s’est pas tourné les pouces pour autant : le voilà qui lance une marque de vêtements et d’outils, Growers & co ! Moyennant 220 dollars (140 euros), vous pouvez vous payer sa grelinette, l’instrument pour ameublir la terre qu’il a popularisé.

Une ligne de vêtements, d’outils et une revue sur l’agriculture

« Je voyais une occasion d’affaires », lance-t-il comme pour confirmer ses nouveaux galons de businessman. « J’avais en tête depuis plusieurs années d’avoir ma propre ligne et ma propre gamme d’outils qui sont faits comme je le veux et au Québec. Beaucoup de gens gagneraient à avoir des outils spécialisés comme ça. » Son modèle, c’est Patagonia, pour la qualité. L’idée de consommation locale, elle, commence à s’évaporer : il vise ouvertement les marchés états-unien et européen…

Growers, c’est aussi une revue, dont le premier numéro sortira en octobre, en anglais et en français. Elle présentera différentes fermes et fermiers, mais aussi des textes sur la réalité des producteurs biologiques. Objectif : « Mettre en lumière une agriculture belle et intelligente pour que les gens veuillent l’encourager encore plus, résume Jean-Martin Fortier. D’un autre côté, les gens du milieu qui vont la lire vont être inspirés. » L’agriculteur le plus célèbre du Québec veut changer de récit, parler des autres et non plus de lui. « J’aimerais avoir une émission de télé qui fait la même chose, des portraits sur les fermes. Il y a tellement de maraîchers qui font un travail incroyable… »

La Ferme des Quatre-temps.

Oui, mais côté TV, il est déjà pris : sa nouvelle série, « Ça vient du jardin », sera diffusée l’an prochain. Avec un de ses anciens employés, il y aide une famille à bâtir son potager écologique. « L’idée derrière le projet, c’est de créer encore une fois la révolution, mais dans le potager », dit la bande-annonce. « The Revolution Will Not Be Televised » — en français : « La révolution ne sera pas télévisée » —,scandait le poète et chanteur Gil Scott-Heron, mais Jean-Martin Fortier soutient le contraire : « Quand on veut changer le paradigme, c’est important qu’on présente les idées. La télévision, le marketing, les revues, tout ce qui est visuel, ça a un effet majeur. » Il estime que le nombre de petites fermes biologiques a bondi d’au moins 30 % dans les cinq dernières années au Québec. On ne peut pas nier qu’il y a un peu de lui là-dedans.

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