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Sandrine Campese: «Il est de plus en plus difficile de maintenir l’attention des enfants»

«J’ai écrit le livre que j’aurais voulu lire... il y a trente ans!», explique Sandrine Campese. Sandrine Campese

INTERVIEW - L’autrice, spécialiste de la langue française, publie un charmant ouvrage rempli d’astuces pour enrichir le vocabulaire des petits et grands lecteurs.

Avez-vous déjà remarqué que le «y» a la forme d’un vélo vu de face? que les écouteurs ressemblent à des «r»? ou bien encore qu’une pince à épiler dessine la lettre «v»? Ces images qui se glissent dans notre quotidien, Sandrine Campese, spécialiste de la langue française, autrice d’une douzaine d’ouvrages pour adultes et enfants, les a recensées en un livre intitulé Un petit dessin pour parler comme les grands (Le Robert) . Un charmant ouvrage rempli de couleurs pétillantes et d’astuces amusantes, pour améliorer son orthographe. Mais pas que! En quelque 130 pages, l’autrice métamorphose le monde en lettres et propose au jeune lecteur d’enrichir son vocabulaire en suivant une méthode: la mnémographie. Elle nous confie sa recette magique.

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LE FIGARO. - Dans votre préface vous dites constater un phénomène «d’appauvrissement du vocabulaire» de la langue française.

Sandrine CAMPESE. - C’est exact! La plupart du temps, quand on parle de la langue française, c’est pour pointer du doigt la baisse du niveau en orthographe. Cette baisse est bien réelle: la même dictée, soumise à des élèves de CM2 à trois époques différentes, révèle un nombre d’erreurs grandissant (10,7 fautes en moyenne en 1987, contre 14,3 en 2007 et 17,8 en 2015, d’après une étude du ministère de l’Éducation nationale publiée en novembre 2016).

Or il existe un autre sujet, assez négligé, mais tout aussi important, si ce n’est davantage: l’appauvrissement du vocabulaire. Les nuances de sens se perdent. Par exemple, les adjectifs rapide et véloce, sont des quasi-synonymes, car véloce contient en plus la notion d’agilité. Les enfants emploient ce mot sans le savoir quand ils nomment l’un de leurs dinosaures préférés: le redoutable vélociraptor (littéralement: «voleur rapide»)! Dans mon dernier ouvrage Un petit dessin pour parler comme les grands, j’ai choisi un animal moins hostile pour mémoriser le sens de véloce: une petite souris courant dans sa roue!

Sandrine Campese

Les nuances de registre se perdent également: «loquace» au lieu de «bavard», «spectre» au lieu de «fantôme», «narrer» au lieu de «raconter». Ces mots plus soutenus, qui découlent directement du latin (loquax, spectrum, narrare...), ne sont plus guère employés, en dehors de la littérature.

« Quand on est enfant, on apprend un mot soutenu de la même façon qu’un mot familier, sans faire de différence »

Qui est concerné par ces pertes de nuances?

Tout le monde est concerné! À travers à mon livre, j’ai décidé de prendre le problème à la source! Avant 12 ans, les écoliers sont censés acquérir 6000 mots de vocabulaire qu’ils conserveront à l’âge adulte. Quand on est enfant, on apprend un mot soutenu de la même façon qu’un mot familier, sans faire de différence, d’autant que le mot soutenu n’est pas forcément plus difficile à retenir ou à prononcer! En revanche, quand on est adulte, intégrer de nouveaux mots à son vocabulaire est plus ardu, car le corpus est déjà constitué. Et même quand on a mémorisé un terme d’un registre plus élevé, on peut ressentir de la gêne à l’employer, par peur que cela paraisse artificiel, surfait, maladroit (on parle d’«hypercorrection»). Néanmoins, je suis sûre que l’ouvrage, qui se destine aux 5-10 ans, intéressera les adultes, qui (re)découvriront des mots comme «missive», «courroux» ou «rixe»!. En fin de compte, l’apprentissage sera familial!

Sait-on dater le début de cet «appauvrissement»?

Difficile de le dater précisément, peut-être à la fin du XXe siècle, avant le basculement dans l’ère numérique? En tout cas, il suffit de regarder une des archives vidéo de l’INA pour voir des élèves des années -60 s’exprimer dans un français riche, soutenu, avec une syntaxe et une élocution parfaites! À l’époque, les enseignants consacraient plus de temps à l’apprentissage du français qui faisait partie des «fondamentaux», des «humanités». Quand j’ouvre un livre de grammaire de la première moitié du XXe siècle, je suis frappée par le registre soutenu des textes de dictées, des exemples données dans les règles, etc. Je dirais que les enfants d’aujourd’hui fonctionnent comme des couteaux-suisses. Un couteau-suisse, c’est pratique, c’est complet, mais chaque outil n’est pas au maximum de sa «capacité», si l’on peut dire. Rien ne vaut un vrai couteau ou un vrai tire-bouchon! Pour l’enseignement, c’est la même chose: les enfants ont accès à davantage de domaines de connaissance (Internet y contribue largement), mais la connaissance de chaque domaine semble imparfaite, superficielle. La langue française ne fait pas exception.

« Lorsque les mots précis manquent aux élèves, c’est le sens qu’ils tentent de donner au monde qui s’obscurcit »

Pourquoi est-il important de préserver ces mots?

En 2007, le linguiste Alain Bentolila a alerté l’Éducation nationale sur ce «vocabulaire qui rétrécit», indiquant que «lorsque les mots précis manquent aux élèves, c’est le sens qu’ils tentent de donner au monde qui s’obscurcit». Je partage tout à fait cette réflexion! Boileau disait: «Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément.» Mais l’inverse est vrai aussi! Si l’on ne possède pas le mot, comment exprimer l’idée? Les enfants sont parcourus de sentiments complexes, contraires, qui peuvent les submerger. S’ils parviennent à mettre un mot précis sur ce qu’ils vivent, ressentent, ils n’en seront que mieux écoutés et compris par les adultes (lesquels ont d’ailleurs tout intérêt à enrichir leur vocabulaire pour les mêmes raisons!).

Sandrine Campese

Au-delà d’une communication efficace, un langage élégant apporte de la distinction, permet de se démarquer. Un enfant à qui l’on demande comment est sa glace, et qui répond «exquise», c’est tout de même autre chose que «bonne»! Et quand on sait que «exquis» est de la même famille que «quête», on comprend pourquoi ce qui est exquis est si... recherché!

Comment procédez-vous pour faire retenir ces mots aux enfants?

En utilisant la mnémographie. C’est une technique que j’ai fait connaître en publiant des livres comme 250 dessins pour ne plus faire de fautes (L’Opportun) et Un petit dessin vaut mieux qu’une grande leçon (Le Robert). Concrètement, je joue avec les lettres du mot pour les remplacer par un objet, un animal, une personne... en lien avec ce mot (un peigne pour le «E» de «hirsute», un gros livre ouvert pour le «V» de «ouvrage», le bon ton «ON» pour «fonctionner»...). Le but est de pouvoir se rappeler le sens du mot en visualisant mentalement l’image. Ce procédé a beaucoup de succès auprès des enfants, notamment les enfants «dys». Je le vérifie avec plaisir lorsque j’interviens dans les écoles, à la demande des enseignants.

« Les parents et les enseignants le savent bien : il est de plus en plus difficile de maintenir l’attention des enfants »

Le recours à l’image est astucieux, surtout dans notre société de l’image, où l’illustration remplace (souvent) le texte.

Oui, d’autant plus à une époque où nous sommes totalement gouvernés par l’image. Les parents et les enseignants le savent bien: il est de plus en plus difficile de maintenir l’attention des enfants. De même, la notion d’effort semble se perdre. Il n’en tient qu’à nous d’inventer de nouvelles formes d’apprentissage, visuelles, ludiques, interactives. C’est ce que j’essaie de faire à mon niveau, et le «jeu» doit se poursuivre au-delà des mots proposés dans le livre. L’idée, bien sûr, est que l’enfant s’approprie la technique et dessine ses propres astuces, car le dessin est le langage commun à tous les enfants. Quand j’étais petite, je lisais, c’est vrai, mais je dessinais beaucoup aussi. En fin de compte, j’ai écrit le livre que j’aurais voulu lire... il y a trente ans!

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La question de l’orthographe est sous-jacente dans votre ouvrage. Paradoxalement, et comme vous le disiez au début de cet entretien, le niveau ne cesse de baisser. Pourquoi les règles de la langue française cristallisent-elles autant les passions?

Comme souvent, il y a un double phénomène. On fait plus de fautes, certes, mais elles sont surtout plus visibles à l’heure des réseaux sociaux. La nouveauté sans doute aussi, c’est la contestation de la norme orthographique, de l’Académie française... Ce questionnement est plutôt sain, mais fait naître des réactions conservatrices qui peuvent être virulentes (du «grammar nazi» anglais au «pilkunnussija» finlandais!). Paradoxalement, ce ne sont pas les personnes les plus savantes qui sont les plus intransigeantes avec l’orthographe, mais plutôt celles qui ont le plus souffert lors de son apprentissage. Quoi qu’il en soit, les Français continueront de s’étriper longtemps sur l’orthographe de «au temps pour moi», la «réforme de 1990», la féminisation des noms de métiers, l’écriture inclusive... Encore de grands débats en perspective, et, qui sait, peut-être de futurs livres!

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