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Le Québec nous montre en quoi la laïcité est un principe d'émancipation et non de soumission
Liberté ou multiculturalisme ?
© photographie de Georges Gonon-Guillermas / Hans Lucas.

Le Québec nous montre en quoi la laïcité est un principe d'émancipation et non de soumission

Chronique intempestive

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Notre chroniqueur Henri Peña-Ruiz, auteur du "Dictionnaire amoureux de la laïcité" (Plon), salue la Loi 21, votée au Québec l'an dernier. Il explique en quoi la laïcité et son principe d'émancipation entrent en contradiction avec l'idéologie multiculturaliste, qui, elle, est moins du côté des libertés que ce que l'on pourrait croire.

À l’instar de l'ensemble du Canada, le Québec réunit des personnes de toutes origines et de toutes convictions. Une société "multiculturelle" y vit, comme en France. En se multipliant, les mouvements démographiques mondiaux donnent cette caractéristique à de nombreux pays. D'où la nécessité de définir les meilleures règles pour faire coexister harmonieusement des personnes de traditions et de convictions diverses. Laïcité républicaine ou multiculturalisme ? Telle est l'alternative. Rappelons que le mot culture a deux sens distincts, souvent contradictoires. Le premier recouvre l'ensemble des usages et coutumes d'un groupe humain. Le second désigne le processus de dépassement historique de cet ensemble. En juin 2019, l'État du Québec a voté la Loi 21, qui réaffirme quatre principes essentiels de la laïcité : la séparation de l’État et des religions, la neutralité religieuse de l’État, l’égalité de tous les citoyens et toutes les citoyennes, la liberté de conscience et de religion.

L'idéologie multiculturaliste et la question de la liberté

Conséquence : la neutralité de tenue est exigible pour les personnes qui enseignent et pour celles qui jouent un rôle officiel dans la puissance publique. La laïcité permet de s’unir librement sur des droits humains émancipateurs au lieu d'être soumis à des traditions rétrogrades. Elle fonde ainsi une communauté humaine universelle qui intègre toutes les pratiques culturelles compatibles avec ces droits, et ne rejette que celles qui ne le sont pas. Un exemple simple : le droit à l’intégrité physique de la personne exclut toute mutilation physique et par conséquent toute pratique coutumière qui l’impose, comme l'excision du clitoris. L'idéologie multiculturaliste est une certaine façon d'interpréter la réalité multiculturelle. Elle veut adapter la législation à cette diversité en accordant aux particularismes coutumiers ou religieux un mode d'affirmation sans retenue ni exigence. La bonne intention, ressassée, est de promouvoir la liberté. Qui pourrait s'opposer à ce but général ?

Mais la chose n'est pas si simple. En société, nulle liberté ne peut être affirmée de façon absolue, sans égard au contexte, qui est celui d'une coexistence de libertés. Quand ma liberté n'engage pas que moi-même, il est normal qu'elle prenne en compte celle d'autrui. D'où la pénalisation du tapage nocturne, des infractions au Code de la route, et des propos racistes. Rappelons une définition forte: "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui" (Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, article 4). Quand une liberté nuit à la liberté d'autrui, il y a problème. C'est ce problème, entre autres, qu'entend régler la laïcité, à rebours du multiculturalisme. Elle n'a rien de liberticide car elle entend conjuguer deux libertés.

Là où la liberté est atteinte et là où elle ne l'est pas

Celle de la personne qui manifeste sa religion, et celle des personnes que cette manifestation assujettit ou agresse. Un exemple concernant l'encadrement scolaire des élèves. En tant qu'enseignant, un humaniste athée peut-il manifester ostensiblement sa conviction spirituelle dans l'exercice de sa fonction ? Imaginons qu'il arbore un tee-shirt portant l'inscription "Humaniste sans dieu". Ne choquera-t-il pas ses élèves croyants ? Oui, et l'inverse est vrai. Une femme portant un voile ou une croix bien visible, un homme portant une kippa, choqueront des élèves athées. Qu'on exprime sa conviction spirituelle par des mots ou par des symboles ne change rien. La neutralité de la tenue garantit l'égal respect de toutes les consciences. Tel est l'universalisme, dans lequel Kant et Montesquieu ont vu le fondement de la morale et du civisme.

Certes, la déontologie laïque exige un effort de discrétion. Mais on se trompe en considérant une telle retenue comme une brimade exercée sur la liberté. On pourrait plutôt voir en elle une vertu civique. Celle d'une personne capable de voir au-delà de son particularisme, pour s'élever à l'universel. En France, dans les Écoles Supérieures du Professorat et de l'Éducation (ESPE) il m'arrive souvent d'expliquer l'idéal laïque en rappelant qu'il élève les enseignants à un rôle précieux, celui de fonctionnaires de l'universel. En une époque secouée par le fanatisme de la différence, il faut bien des lieux où se cultive l'unité indivisible de l'humanité. Cela n'implique nullement de raturer ses particularismes, mais de les assigner à la seule sphère privée, qu'elle soit collective ou individuelle.

Expliquer, se confronter

Je me souviens d'avoir expliqué cela à une mère d'élève de confession musulmane en lui montrant que la neutralité des personnes qui encadrent les sorties scolaires est une garantie pour son enfant élevé selon une conviction religieuse. Admettrait-elle qu'un parent d'élève encadre son enfant en portant un tee-shirt avec l'inscription "Humaniste sans dieu" ? Réponse négative. Cette mère d'élève m'avoua alors qu'elle découvrait la laïcité sous un nouveau jour. Est-il si difficile d'oser expliquer cela ?

Les humanistes athées savent être discrets sur leurs convictions spirituelles lorsque la situation l'exige. Pourquoi les fidèles des différentes religions seraient-ils incapables de respecter cette exigence ?

Même analyse pour l'exercice de fonctions publiques dans le cadre officiel d'un État dont le rôle est de promouvoir ce qui est d'intérêt commun, et non d'exalter les différences. Cela s'appelle le souci d'universalisme. On ne peut ériger le "droit à la différence" en exigence absolue, sauf à consacrer bientôt une différence des droits. Les humanistes athées savent être discrets sur leurs convictions spirituelles lorsque la situation l'exige. Pourquoi les fidèles des différentes religions seraient-ils incapables de respecter cette exigence, afin de promouvoir ce qui est de portée universelle ?

La laïcité, principe d'émancipation et non pas de soumission

Quant à la liberté de chaque personne, la laïcité la rend possible dans trois registres fondamentaux. Ceux du libre choix de sa conviction spirituelle, de son mode d'accomplissement, et finalement de son être. Voici trois boussoles commodes de la laïcité. La laïcité est un universalisme et non pas un différentialisme. La laïcité est un principe d'émancipation et non pas de soumission. La laïcité se soucie de l'intérêt général sans compromettre l'intérêt particulier.

Nos amis québécois ont bien raison d'avoir réaffirmé tout cela par la Loi 21. Longue vie à cette loi de liberté, d'égalité et d'émancipation humaine !

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne