Chaque jour, des nuées de théories sinistres naissent et tournoient au fond de la grotte Internet comme autant de chauve-souris. Beaucoup sont trop difformes pour survivre plus d’un instant, même dans le confort de leur forum natal : le lait est un jus paranormal, la surface de Vénus n’existe pas et le messie franco-américain court un grave danger. D’autres, cependant, forcissent assez pour quitter leurs galeries obscures. Envahissant journaux et télévisions, elle répandent hargne et douleur dans le monde physique : la fusillade de Sandy Hook est une machination, Madeleine McCann a été vendue par ses parents, la décapitation d'Hervé Gourdel était une mise en scène des services secrets. Mais parmi toutes les théories du complot, aucune n’est plus puissante que QAnon.
Publicité
La mouvance QAnon est trop vaste et changeante pour être décrite avec justesse. Toutes ses mutations descendent néanmoins de la même conviction stéréotypale : le monde est gouverné en coulisses par quelques cabaleurs venimeux qui, en dépit de leur puissance et de leur richesse extrêmes, voient en Donald Trump un ennemi mortel. Le président des États-Unis mènerait en effet une guerre secrète contre ce « deep state » ou « état profond » dans le but de rendre sa grandeur à son pays. Tôt ou tard, il fera arrêter et châtier tous les conspirateurs politiques, financiers et médiatiques au cours d’un événement connu sous le nom de « Tempête ». Enfin, Hillary Clinton, Bill Gates et leurs ouailles ne pourront plus nuire, et l’humanité purifiée entrera dans un âge de confiance et de prospérité.Comme toutes les théories développées par les adeptes de QAnon, même les plus pointues, cette « intrigue centrale » en forme d’affrontement entre le bien et le mal provient de l’interprétation des déclarations de l’entité fondatrice du mouvement : « Q ». C’est sous ce pseudonyme qu’un individu inconnu a diffusé un message annonçant l’arrestation imminente d’Hillary Clinton sur le forum 4chan en octobre 2017. Sa syntaxe mystique, son jargon militaire et ses questions nébuleuses sur les arcanes du pouvoir américain (« Qu’est-ce que le renseignement ? ») ont immédiatement piqué la curiosité des internautes locaux. Q semblait détenir un savoir interdit et 4chan aimait mener l’enquête. Bien vite, les limiers paranoïaques du forum ont formé malgré eux l’avant-garde du mouvement.Depuis, celui ou ceux qui se cachent derrière Q ont diffusé près de 5 000 messages sur 4chan, son concurrent 8chan puis son descendant 8kun, des sites réputés pour leur rapports intimes avec l’extrême-droite américaine la plus haineuse. Cette ascendance douteuse n’a pas empêché le mouvement de devenir colossal en seulement trois ans. Aujourd’hui, chacun des posts de Q est archivé et analysé avec zèle par des millions d’internautes répartis sur des dizaines de plateformes, des plus familiales aux plus sulfureuses. Des sénateurs américains ont embrassé le mouvement en public, Donald Trump retweete régulièrement ses représentants, le New York Times et le Washington Post rivalisent de tribunes alarmantes. Surtout, QAnon est devenu mondial.
L’irrésistible parole de Q
Publicité
Tournée mondiale
Publicité
Canadian Connection
Publicité
Tout était prêt
Publicité
Léonard Sojli croit que son implication dans J’ai un doute et ThinkerView lui a coûté la nationalité française. « Ils trouvaient ça louche, explique-t-il sans plus de précisions. Un péquin lambda avec un diplôme de mécanicien automobile qui finit par interviewer l’ancien patron de la DGSE… Ça m’a posé beaucoup de problèmes. […] Je me suis dit, pays des droits de l’Homme de mon cul. Si tu n’es pas d’accord avec ceux du haut, on te coupe les bras. Du coup, j’ai tout arrêté. » Après quelques voyages et une collaboration avec un moteur de recherche français, le jeune homme retrouvera pourtant la flamme en découvrant les messages de Q : « Ce gars disait des choses qu’on disait déjà avec J’ai un doute. »En avril 2020, alors que les douleurs du confinement commencent à se faire sentir, Léonard Sojli réactive le réseau de J’ai un doute pour un live depuis la montagne sur laquelle il s’est installé avec sa copine : « Je suis sorti avec mon téléphone me promener, pour montrer un peu la nature au public, pour que les gens se sentent mieux et ne perdent pas espoir. » Quelques jours plus tard, il rebaptise sa page Facebook : « J’ai un doute » devient « Les DéQodeurs ». Dissept.com naît dans la foulée. Guardnews l’accusera bientôt de promouvoir des idées « de droite et pro-Trump ».« Je ne veux pas devenir un gourou avec des suiveurs »
« Vous n’êtes pas plus bêtes que d’autres »
Publicité
Comme beaucoup d’autres théories du complot, QAnon est valorisant. Le mouvement pique la fierté de ses adeptes en les invitant sans cesse à mener leurs propres recherches en toute indépendance. « Je ne veux pas devenir un gourou avec des suiveurs, assure Léonard Sojli. On prône l’autonomie intellectuelle avec les DéQodeurs. Faites-vous confiance. Vous n’êtes pas plus bêtes que d’autres. » Dan Ad Lumen confirme : « Q l’a dit à de nombreuses reprises. Posez des questions, pensez de façon critique, faites-vous confiance. Il invite à douter et rechercher. » Les messages du mystérieux leader sont autant de tremplins vers l’aventure pour les internautes en quête d’excitation intellectuelle : leurs acronymes, leurs questions incessantes, leurs suites de mots incompréhensibles et même leur heure de publication, tout en eux réclame une enquête approfondie. QAnon est une théorie du complot en forme de jeu de piste.Pour extraire du sens des messages de Q, les adeptes du mouvement plongent dans les méandres de tous les médias disponibles : télévision, journaux, web, publicités… Toutes les informations quelle que soit leur forme peuvent être incorporées à cette quête de vérité, tant et si bien que certains observateurs ont comparé QAnon à un jeu en réalité alternée d’une ampleur inédite. En une requête Google, les « Q Researchers » peuvent basculer dans un univers apparemment gorgé de preuves du complot alentour. Même les prédictions ratées de Q se transforment en nouveaux indices sur ce terrain de jeu à l’échelle du monde. Pour les enquêteurs les plus fervents, la partie est perpétuelle : excitation et gratification ne redescendent jamais.En permettant à ses membres de galoper librement et de faire feu de tout bois dans leur combat pour la vérité, QAnon s’est donné les moyens de devenir une méta-théorie du complot : loin de nier ses semblables, elle les absorbe aisément, apologistes compris. Des propos conspirationnistes sur les attentats du 11 septembre, l’assassinat de Kennedy et les soucoupes volantes vivent en elle. Aucune théorie du complot n’est plus vaste et flatteuse.
Dans le confort du tunnel
Publicité
Cependant, ce qui fait le succès de la mouvance QAnon et qui la différencie du 9/11 Truth Movement ou de la Flat Earth Society, entre autres, est avant tout le réconfort immédiat qu’elle apporte à ses adeptes. Car pour une fois, les conspirateurs sont déjà en train de perdre : « Ça marche parce que nous apportons de l’espoir, explique Léonard Sojli. Q nous explique que la guerre est gagnée depuis que l’état profond a perdu le contrôle des États-Unis, parce que Donald Trump ne fait pas partie de l’état profond. » Salon QAnon, le combat bientôt victorieux du président républicain contre les élites maléfiques déclenchera un effet domino. Dan Ad Lumen assure : « Le ménage fait aux États-Unis aura des répercussions économiques, politiques et sociales autour de la planète. » Quelques-uns des slogans les plus populaires du mouvement révèlent cet espoir en l’avenir : Trust the plan. Enjoy the show. Nothing can stop what is coming. La Tempête arrive.La foi des adeptes de QAnon en l’imminence d’un genre de « jugement dernier » évoque les religions abrahamiques
La fin est proche
Publicité
Ces antagonistes pédophiles et sataniques sont l’autre levier de croissance de la mouvance QAnon, car ces « méchants absolus » lui permettent de fédérer les internautes du monde entier en suscitant leur indignation morale : quel être humain normalement constitué, Français ou Américain, refuserait de faire la chasse à des monstres qui violent, tuent et consomment le sang des enfants ? Les groupes « Gilets Jaunes versus Pédocriminalité » prouvent que la recette fonctionne : sur Facebook et Vkontakt, un réseau social russe, son administrateur défend ouvertement QAnon et sa thèse du réseau de pédophilie international. Les pages évoquent notamment Jean-Luc Brunel, le septuagénaire français qui aurait servi de rabatteur de jeunes filles pour le compte de Jeffrey Epstein. QAnon-FR se méfie : « Je reste prudent parce que je n’ai pas de preuves. Mais les réseaux pédophiles, ça existe. Regardez Dutroux. »La légende du meurtre rituel d’enfants n’unit pas que les adeptes de QAnon : depuis le Moyen Âge, cette rumeur sinistre exalte aussi les antisémites les plus venimeux. La haine des Juifs flotte souvent dans les théories du mouvement, sous cette forme et beaucoup d’autres. Le « deep state » contrôle Hollywood. George Soros participe de la destruction des nations. Ayant exhibé une carte selon laquelle la famille Rothschild détient presque toutes les banques centrales du monde, Léonard Sojli se défend : « Je ne suis pas antisémite. Mes croyances personnelles, basées sur la Bible, me demandent de respecter les Juifs. J’ai un respect infini envers ce peuple. Je ne peux pas être antisémite. Par contre, je suis anti-Rothschild. Ils se prétendent juifs mais il n’ont rien de juif. »Selon toute vraisemblance, ces relents antisémites ont aidé la mouvance QAnon à trouver son public en Europe, un continent au sein duquel la haine des Juifs est courante et vivace, voire entretenue par des personnalités publiques. Selon l’historien Tal Bruttman, Alain Soral et Dieudonné ont « porté » le retour de l’antisémitisme en France depuis la fin des années 90. En présentant les Juifs comme des voleurs, des menteurs et des conspirateurs, les deux polémistes ont nécessairement préparé leur public aux thèmes haineux de QAnon. L’intérêt manifeste que leur portent certains « Q Researchers » n’en que plus inquiétant et tristement logique. Pourtant, QAnon ne semble pas être né antisémite.
Antisémitisme
Publicité
Dans un rapport publié en 2018, l’Anti-Defamation League affirme : « La vaste majorité des théories du complot liées à QAnon n’ont rien à voir avec l’antisémitisme. » Mais en 2020, le mouvement est décrit comme une « secte nazie » par le directeur de Genocide Watch après que certains de ses membres aient déversé leur haine des Juifs en public. Cette évolution brutale découle-t-elle de l’absorption de théories antisémites par QAnon au fil des deux dernières années ? Nul ne le sait. Dan Ad Lumen tempère : « C’est un mouvement pacifique. [Q] n'a jamais fait la promotion de la violence, de la haine, du racisme et de l'antisémitisme. Si des gens qui suivent Qanon parlent de violence ou agissent de façon violente, cette violence part d'eux-même. Ces gens sont et seront les seuls responsables de cette violence. »Les représentants français de QAnon avec lesquels Vice France s’est entretenu pour cet article ont tous regretté les débordements de leurs camarades, mais aussi et surtout leur représentation par les médias. L’homme qui a bloqué le pont du barrage Hoover pour obtenir des documents sur l’affaire des courriels d’Hillary Clinton, la femme qui projetait de kidnapper son propre fils pour le sauver des « suppôts de Satan » et tous les autres seraient moins représentatifs que croustillants aux yeux des journalistes. Pour Léonard Sojli, ces incidents pourraient même être des opérations de désinformation : « Si tu veux décrédibiliser un mouvement, tu envoies quelqu’un qui se présente comme l’un de ses membres, qui fait quelque chose de grave, et les médias vont le filmer lui. Ils vont filmer l’arbre qui tombe, pas la forêt qui pousse. […] Les médias prennent ça comme exemple, pas des gens comme moi. »Bien que la méfiance envers les médias passe pour une caractéristique quasi-naturelle des mouvances complotistes, QAnon se distingue entre toutes par l’intensité de son mépris pour les organes d’information mainstream : selon ses théories, même les plus fameux quotidiens ne sont que organes de propagande au service des maîtres du monde. Pour Dan Ad Lumen, le mouvement tout entier serait d’abord « une opération sophistiquée de contournement des médias de masse ». En promouvant le doute et les recherches personnelles, QAnon rendrait possible une « contre-narration » de l’actualité. « À chaque live, je rappelle qu’il ne faut pas nous croire sur parole, qu’on peut se tromper, qu’il faut garder son esprit critique, tempête Léonard Sojli. Les médias font l’exact opposé. Éteignez vos cerveaux, nous allons vous dire ce que vous devez penser. Non, ton travail est de faire des investigations et de sortir les faits, pas de nous dire quoi penser. »
Les journalistes sont des menteurs
Publicité
Bien que cette détermination à contourner les médias traditionnels semble se manifester dans toutes les branches locales de QAnon, elle trouve un écho particulier en France. Un sondage fraîchement diligenté par l’agence de presse Reuters montre que moins d’un Français sur quatre fait confiance aux médias. Sur les 40 pays sondés, l’Hexagone est avant-dernier. Les QAnon trépignent à l’idée de profiter de cette chienlit : « Cela fait des années que la popularité des médias est en chute libre, que la population ouvre les yeux sur leurs manipulations et mensonges quotidiens, grince Dan Ad Lumen. Pourquoi interférer dans leur processus d'auto-destruction ? S'ils veulent survivre, ils devront innover. Quoi de plus novateur dans un monde de fake news que de commencer à faire du vrai journalisme ? »Au-dessous de toute cette hargne, les adeptes français de QAnon apparaissent surtout déçus