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Illustration de Vincent Vallon
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La France est une aubaine pour QAnon

En dépit de son extraction américaine, la théorie du complot la plus tentaculaire de l'histoire prend facilement ses aises dans notre pays.
VV
illustrations Vincent Vallon

Chaque jour, des nuées de théories sinistres naissent et tournoient au fond de la grotte Internet comme autant de chauve-souris. Beaucoup sont trop difformes pour survivre plus d’un instant, même dans le confort de leur forum natal : le lait est un jus paranormal, la surface de Vénus n’existe pas et le messie franco-américain court un grave danger. D’autres, cependant, forcissent assez pour quitter leurs galeries obscures. Envahissant journaux et télévisions, elle répandent hargne et douleur dans le monde physique : la fusillade de Sandy Hook est une machination, Madeleine McCann a été vendue par ses parents, la décapitation d'Hervé Gourdel était une mise en scène des services secrets. Mais parmi toutes les théories du complot, aucune n’est plus puissante que QAnon.

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La mouvance QAnon est trop vaste et changeante pour être décrite avec justesse. Toutes ses mutations descendent néanmoins de la même conviction stéréotypale : le monde est gouverné en coulisses par quelques cabaleurs venimeux qui, en dépit de leur puissance et de leur richesse extrêmes, voient en Donald Trump un ennemi mortel. Le président des États-Unis mènerait en effet une guerre secrète contre ce « deep state » ou « état profond » dans le but de rendre sa grandeur à son pays. Tôt ou tard, il fera arrêter et châtier tous les conspirateurs politiques, financiers et médiatiques au cours d’un événement connu sous le nom de « Tempête ». Enfin, Hillary Clinton, Bill Gates et leurs ouailles ne pourront plus nuire, et l’humanité purifiée entrera dans un âge de confiance et de prospérité.

L’irrésistible parole de Q

Comme toutes les théories développées par les adeptes de QAnon, même les plus pointues, cette « intrigue centrale » en forme d’affrontement entre le bien et le mal provient de l’interprétation des déclarations de l’entité fondatrice du mouvement : « Q ». C’est sous ce pseudonyme qu’un individu inconnu a diffusé un message annonçant l’arrestation imminente d’Hillary Clinton sur le forum 4chan en octobre 2017. Sa syntaxe mystique, son jargon militaire et ses questions nébuleuses sur les arcanes du pouvoir américain (« Qu’est-ce que le renseignement ? ») ont immédiatement piqué la curiosité des internautes locaux. Q semblait détenir un savoir interdit et 4chan aimait mener l’enquête. Bien vite, les limiers paranoïaques du forum ont formé malgré eux l’avant-garde du mouvement.

Depuis, celui ou ceux qui se cachent derrière Q ont diffusé près de 5 000 messages sur 4chan, son concurrent 8chan puis son descendant 8kun, des sites réputés pour leur rapports intimes avec l’extrême-droite américaine la plus haineuse. Cette ascendance douteuse n’a pas empêché le mouvement de devenir colossal en seulement trois ans. Aujourd’hui, chacun des posts de Q est archivé et analysé avec zèle par des millions d’internautes répartis sur des dizaines de plateformes, des plus familiales aux plus sulfureuses. Des sénateurs américains ont embrassé le mouvement en public, Donald Trump retweete régulièrement ses représentants, le New York Times et le Washington Post rivalisent de tribunes alarmantes. Surtout, QAnon est devenu mondial.

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Tournée mondiale

En dépit de ses origines et de son contenu profondément américains, QAnon a franchi les océans sans difficultés. Mêmes les efforts de censure de Facebook, Twitter, Apple, Reddit et même LinkedIn ne semblent pas le gêner. La théorie du complot grandit en Afrique du Sud, en Australie, au Brésil, en Nouvelle-Zélande et en Europe. Des adeptes du mouvement ont participé à la « prise » du Reichstag lors de manifestations anti-masques à Berlin au mois d’août dernier. Sur 8kun, des fils de discussions trahissent sa présence au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et au Portugal. En Italie, la députée anti-vaccins Sara Cunial a repris ses thèses devant la chambre basse du parlement. La vidéo de son intervention a suscité des dizaines de milliers de partages sur Facebook. Depuis quelques mois, QAnon connaît aussi une croissance rapide en France.

Tous les mardis et vendredi, Léonard Sojli analyse l’actualité au travers du prisme de QAnon pendant deux heures sur sa chaîne Les DéQodeurs. « Quand j’ai lancé le live en avril dernier, on avait 40 spectateurs, confie-t-il lors d’un entretien vidéo avec Vice France. Aujourd’hui, c’est plutôt 15 000. » Son site Dissept.com, qui propose notamment des revues de presse et une newsletter centrées sur QAnon, reçoit entre 5 000 et 10 000 visiteurs uniques chaque jour. L’administrateur du site QAnon-FR confirme le nouveau dynamisme du mouvement en France : « J’ai lancé le site en mars mais mon trafic explose depuis la fin du mois de juillet. On est passé de presque rien à plusieurs centaines de visiteurs uniques quotidiens. » Alentour, les initiatives se multiplient.

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Canadian Connection

Dan Ad Lumen traduisait et analysait des messages de Q sur sa page Facebook « 17FR » depuis deux ans quand le réseau social a décidé de la désactiver pour « examen » au début du mois d’octobre. « Au début, j’étais seul à faire ça, raconte ce quadragénaire québécois dans un mail à Vice France. Mais depuis quelques mois, d’autres sources francophones ont émergé. Des équipes de traductions de vidéos et d'analyses de messages ont vu le jour, ils ont répondu à la demande. » Ces nouveaux acteurs sont à portée de requête Google : Fils de Pangolin, Qactus, QAnon-France. Beaucoup de ces « suiveurs de Q » ont amassé des milliers d’abonnés en quelques mois. Au moment de sa désactivation, la page de Dan Ad Lumen comptait quelques 30 000 fans, pour la plupart français.

En supprimant la barrière de la langue, les avant-postes québécois de QAnon comme 17FR ont largement contribué au lancement du mouvement en France. Alexis Cossette-Trudel, le présentateur du « média de réinformation national » Radio-Québec, semble jouer un rôle essentiel dans cette « Canadian Connection ». Le créateur de QAnon-FR a découvert le mouvement grâce à ses vidéos et ses analyses ont la faveur de Léonard Sojli : « Jusqu’ici, affirme le jeune homme, il s’est rarement trompé. » L’animateur des DéQodeurs affirme aussi « être en contact » avec Dan Ad Lumen, que les internautes ont déjà pu voir aux côtés d’Alexis Cossette-Studel sur le plateau de la chaîne complotiste Stu-Dio. Autrement dit, la collaboration franco-québécoise va bon train, mais elle n’est pas la seule responsable de l’implantation de QAnon en France.

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Tout était prêt

Les thèses de QAnon ont pu prendre racine en France car le terrain était fertile. Dans un rapport récent, la start-up « anti-fake news » Newsguard rapporte que des membres de groupes Facebook de Gilets Jaunes et de défenseurs de Didier Raoult ont repris des vidéos publiées sur le site de Léonard Sojli. Sébastien « Monsieur K. » Kerrero, animateur pour la radio Égalité et Réconciliation d’Alain Soral et hôte de Fréquence Orages d’acier, « l'émission webradio hebdomadaire de la Jeune Droite et de la Révolution conservatrice - version française de l'Alt-Right », évoque un « état profond français » dans un récent échange avec le complotiste notoire Loup Divergent. Loin de refuser ces associations, certains représentants de QAnon diffusent des vidéos d’Alain Soral et Dieudonné.

À leur arrivée en France, les théories de QAnon ont également pu compter sur le savoir-faire et le public de Léonard Sojli. Le jeune homme d’origine albanaise a pris son élan sur Internet en 2011 en lançant J’ai un doute, un site d’agrégation de documentaires mainstream (Cash Investigation, Les Nouveaux chiens de garde…) dont le but était de « poser des questions » et « développer l’esprit critique » des internautes. Il affirme aussi avoir co-fondé ThinkerView, une chaîne YouTube de débat accusée de tendances complotistes ou de sympathies d’extrême droite par certains observateurs, et présidé l’association dont elle dépendait pendant trois ans.

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« Je ne veux pas devenir un gourou avec des suiveurs »

Léonard Sojli croit que son implication dans J’ai un doute et ThinkerView lui a coûté la nationalité française. « Ils trouvaient ça louche, explique-t-il sans plus de précisions. Un péquin lambda avec un diplôme de mécanicien automobile qui finit par interviewer l’ancien patron de la DGSE… Ça m’a posé beaucoup de problèmes. […] Je me suis dit, pays des droits de l’Homme de mon cul. Si tu n’es pas d’accord avec ceux du haut, on te coupe les bras. Du coup, j’ai tout arrêté. » Après quelques voyages et une collaboration avec un moteur de recherche français, le jeune homme retrouvera pourtant la flamme en découvrant les messages de Q : « Ce gars disait des choses qu’on disait déjà avec J’ai un doute. »

En avril 2020, alors que les douleurs du confinement commencent à se faire sentir, Léonard Sojli réactive le réseau de J’ai un doute pour un live depuis la montagne sur laquelle il s’est installé avec sa copine : « Je suis sorti avec mon téléphone me promener, pour montrer un peu la nature au public, pour que les gens se sentent mieux et ne perdent pas espoir. » Quelques jours plus tard, il rebaptise sa page Facebook : « J’ai un doute » devient « Les DéQodeurs ». Dissept.com naît dans la foulée. Guardnews l’accusera bientôt de promouvoir des idées « de droite et pro-Trump ».

« Vous n’êtes pas plus bêtes que d’autres »

Des médias du monde entier ont décrit QAnon comme une « théorie du complot d’extrême droite » mais Dan Ad Lumen, Léonard Sojli et l’administrateur de QAnon-FR rejettent catégoriquement cette étiquette. Au nom de la diversité de leur public, ils refusent aussi de parler de « mouvement ». « Nous avons des membres adultes de tous les âges, explique l’ancien administrateur de 17FR. De gauche, de droite, conservateurs, libéraux, femmes, hommes, jeunes adultes, grands-parents. Ils sont pompiers, comptables, infirmiers, journalistes, massothérapeutes, plombiers, politiciens. » Certains sont des vétérans du complotisme qui ont suivi le courant, d’autres des zélotes acquis aux thèses les plus délirantes de QAnon, d’autres encore ne sont que des flâneurs en quête d’un frisson. Surtout, ils viennent du monde entier. Pourtant, Q les rassemble.

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Comme beaucoup d’autres théories du complot, QAnon est valorisant. Le mouvement pique la fierté de ses adeptes en les invitant sans cesse à mener leurs propres recherches en toute indépendance. « Je ne veux pas devenir un gourou avec des suiveurs, assure Léonard Sojli. On prône l’autonomie intellectuelle avec les DéQodeurs. Faites-vous confiance. Vous n’êtes pas plus bêtes que d’autres. » Dan Ad Lumen confirme : « Q l’a dit à de nombreuses reprises. Posez des questions, pensez de façon critique, faites-vous confiance. Il invite à douter et rechercher. » Les messages du mystérieux leader sont autant de tremplins vers l’aventure pour les internautes en quête d’excitation intellectuelle : leurs acronymes, leurs questions incessantes, leurs suites de mots incompréhensibles et même leur heure de publication, tout en eux réclame une enquête approfondie. QAnon est une théorie du complot en forme de jeu de piste.

Dans le confort du tunnel

Pour extraire du sens des messages de Q, les adeptes du mouvement plongent dans les méandres de tous les médias disponibles : télévision, journaux, web, publicités… Toutes les informations quelle que soit leur forme peuvent être incorporées à cette quête de vérité, tant et si bien que certains observateurs ont comparé QAnon à un jeu en réalité alternée d’une ampleur inédite. En une requête Google, les « Q Researchers » peuvent basculer dans un univers apparemment gorgé de preuves du complot alentour. Même les prédictions ratées de Q se transforment en nouveaux indices sur ce terrain de jeu à l’échelle du monde. Pour les enquêteurs les plus fervents, la partie est perpétuelle : excitation et gratification ne redescendent jamais.

En permettant à ses membres de galoper librement et de faire feu de tout bois dans leur combat pour la vérité, QAnon s’est donné les moyens de devenir une méta-théorie du complot : loin de nier ses semblables, elle les absorbe aisément, apologistes compris. Des propos conspirationnistes sur les attentats du 11 septembre, l’assassinat de Kennedy et les soucoupes volantes vivent en elle. Aucune théorie du complot n’est plus vaste et flatteuse.

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La foi des adeptes de QAnon en l’imminence d’un genre de « jugement dernier » évoque les religions abrahamiques

Cependant, ce qui fait le succès de la mouvance QAnon et qui la différencie du 9/11 Truth Movement ou de la Flat Earth Society, entre autres, est avant tout le réconfort immédiat qu’elle apporte à ses adeptes. Car pour une fois, les conspirateurs sont déjà en train de perdre : « Ça marche parce que nous apportons de l’espoir, explique Léonard Sojli. Q nous explique que la guerre est gagnée depuis que l’état profond a perdu le contrôle des États-Unis, parce que Donald Trump ne fait pas partie de l’état profond. » Salon QAnon, le combat bientôt victorieux du président républicain contre les élites maléfiques déclenchera un effet domino. Dan Ad Lumen assure : « Le ménage fait aux États-Unis aura des répercussions économiques, politiques et sociales autour de la planète. » Quelques-uns des slogans les plus populaires du mouvement révèlent cet espoir en l’avenir : Trust the plan. Enjoy the show. Nothing can stop what is coming. La Tempête arrive.

La fin est proche

La foi des adeptes de QAnon en l’imminence d’un genre de « jugement dernier » évoque les religions abrahamiques : selon les gens du Livre, en effet, un jour de justice divine amènera le châtiment des pécheurs et la salvation des justes. Pour certains commentateurs, cette « Tempête » qui clôt l’histoire du monde tel que nous le connaissons au terme des prophéties de QAnon trahit donc l’ascendance messianiste du mouvement, voire sa qualité de « secte politique » sur le point de se transformer en religion à part entière. Le fait que la parole de Q soit consignée et disséquée comme celle d’un prophète va dans ce sens, tout comme le rapprochement rapide de QAnon et des évangélistes. Selon l’une des thèses les plus remarquées de la mouvance, l’état profond serait par ailleurs constitué de pédophiles qui consomment une drogue extraite du sang des enfants qu’ils viennent de violer au cours de rituels sataniques. Difficile d’imaginer des individus plus condamnables selon la morale occidentale et chrétienne.

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Ces antagonistes pédophiles et sataniques sont l’autre levier de croissance de la mouvance QAnon, car ces « méchants absolus » lui permettent de fédérer les internautes du monde entier en suscitant leur indignation morale : quel être humain normalement constitué, Français ou Américain, refuserait de faire la chasse à des monstres qui violent, tuent et consomment le sang des enfants ? Les groupes « Gilets Jaunes versus Pédocriminalité » prouvent que la recette fonctionne : sur Facebook et Vkontakt, un réseau social russe, son administrateur défend ouvertement QAnon et sa thèse du réseau de pédophilie international. Les pages évoquent notamment Jean-Luc Brunel, le septuagénaire français qui aurait servi de rabatteur de jeunes filles pour le compte de Jeffrey Epstein. QAnon-FR se méfie : « Je reste prudent parce que je n’ai pas de preuves. Mais les réseaux pédophiles, ça existe. Regardez Dutroux. »

Antisémitisme

La légende du meurtre rituel d’enfants n’unit pas que les adeptes de QAnon : depuis le Moyen Âge, cette rumeur sinistre exalte aussi les antisémites les plus venimeux. La haine des Juifs flotte souvent dans les théories du mouvement, sous cette forme et beaucoup d’autres. Le « deep state » contrôle Hollywood. George Soros participe de la destruction des nations. Ayant exhibé une carte selon laquelle la famille Rothschild détient presque toutes les banques centrales du monde, Léonard Sojli se défend : « Je ne suis pas antisémite. Mes croyances personnelles, basées sur la Bible, me demandent de respecter les Juifs. J’ai un respect infini envers ce peuple. Je ne peux pas être antisémite. Par contre, je suis anti-Rothschild. Ils se prétendent juifs mais il n’ont rien de juif. »

Selon toute vraisemblance, ces relents antisémites ont aidé la mouvance QAnon à trouver son public en Europe, un continent au sein duquel la haine des Juifs est courante et vivace, voire entretenue par des personnalités publiques. Selon l’historien Tal Bruttman, Alain Soral et Dieudonné ont « porté » le retour de l’antisémitisme en France depuis la fin des années 90. En présentant les Juifs comme des voleurs, des menteurs et des conspirateurs, les deux polémistes ont nécessairement préparé leur public aux thèmes haineux de QAnon. L’intérêt manifeste que leur portent certains « Q Researchers » n’en que plus inquiétant et tristement logique. Pourtant, QAnon ne semble pas être né antisémite.

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Dans un rapport publié en 2018, l’Anti-Defamation League affirme : « La vaste majorité des théories du complot liées à QAnon n’ont rien à voir avec l’antisémitisme. » Mais en 2020, le mouvement est décrit comme une « secte nazie » par le directeur de Genocide Watch après que certains de ses membres aient déversé leur haine des Juifs en public. Cette évolution brutale découle-t-elle de l’absorption de théories antisémites par QAnon au fil des deux dernières années ? Nul ne le sait. Dan Ad Lumen tempère : « C’est un mouvement pacifique. [Q] n'a jamais fait la promotion de la violence, de la haine, du racisme et de l'antisémitisme. Si des gens qui suivent Qanon parlent de violence ou agissent de façon violente, cette violence part d'eux-même. Ces gens sont et seront les seuls responsables de cette violence. »

Les journalistes sont des menteurs

Les représentants français de QAnon avec lesquels Vice France s’est entretenu pour cet article ont tous regretté les débordements de leurs camarades, mais aussi et surtout leur représentation par les médias. L’homme qui a bloqué le pont du barrage Hoover pour obtenir des documents sur l’affaire des courriels d’Hillary Clinton, la femme qui projetait de kidnapper son propre fils pour le sauver des « suppôts de Satan » et tous les autres seraient moins représentatifs que croustillants aux yeux des journalistes. Pour Léonard Sojli, ces incidents pourraient même être des opérations de désinformation : « Si tu veux décrédibiliser un mouvement, tu envoies quelqu’un qui se présente comme l’un de ses membres, qui fait quelque chose de grave, et les médias vont le filmer lui. Ils vont filmer l’arbre qui tombe, pas la forêt qui pousse. […] Les médias prennent ça comme exemple, pas des gens comme moi. »

Bien que la méfiance envers les médias passe pour une caractéristique quasi-naturelle des mouvances complotistes, QAnon se distingue entre toutes par l’intensité de son mépris pour les organes d’information mainstream : selon ses théories, même les plus fameux quotidiens ne sont que organes de propagande au service des maîtres du monde. Pour Dan Ad Lumen, le mouvement tout entier serait d’abord « une opération sophistiquée de contournement des médias de masse ». En promouvant le doute et les recherches personnelles, QAnon rendrait possible une « contre-narration » de l’actualité. « À chaque live, je rappelle qu’il ne faut pas nous croire sur parole, qu’on peut se tromper, qu’il faut garder son esprit critique, tempête Léonard Sojli. Les médias font l’exact opposé. Éteignez vos cerveaux, nous allons vous dire ce que vous devez penser. Non, ton travail est de faire des investigations et de sortir les faits, pas de nous dire quoi penser. »

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Au-dessous de toute cette hargne, les adeptes français de QAnon apparaissent surtout déçus

Bien que cette détermination à contourner les médias traditionnels semble se manifester dans toutes les branches locales de QAnon, elle trouve un écho particulier en France. Un sondage fraîchement diligenté par l’agence de presse Reuters montre que moins d’un Français sur quatre fait confiance aux médias. Sur les 40 pays sondés, l’Hexagone est avant-dernier. Les QAnon trépignent à l’idée de profiter de cette chienlit : « Cela fait des années que la popularité des médias est en chute libre, que la population ouvre les yeux sur leurs manipulations et mensonges quotidiens, grince Dan Ad Lumen. Pourquoi interférer dans leur processus d'auto-destruction ? S'ils veulent survivre, ils devront innover. Quoi de plus novateur dans un monde de fake news que de commencer à faire du vrai journalisme ? »

La rage des sans-dents

Au-dessous de toute cette hargne, les adeptes français de QAnon apparaissent surtout déçus. Un sentiment de trahison intense guide leurs gestes. Ils se disent trahis par les journalistes, qui les décrivent comme des fous furieux d’extrême-droite, mais aussi par leurs représentants. Léonard Sojli et le créateur de QAnon-FR citent l’adoption forcée du traité de Lisbonne comme un événement capital de leur cheminement intellectuel. « Je me suis dit que le dictateur en Albanie faisait ce genre de choses », soupire le premier. Le second regrette : « C’est un déni de démocratie. Ce sont des choses sur lesquelles on n’aurait pas dû lâcher. »

Dans cette indignation rouge affleurent de douloureux calculs : la conviction cuisante d’être pris pour un idiot, un moins-que-rien, une babiole en danger permanent de broyage par un caprice du pouvoir. « On dit aux gens que l’essence va augmenter et qu’ils devront prendre le bus, enrage QAnon-FR. Mais certains habitent dans des villages, les bus ne passent pas, et le boulot est à 30 kilomètres. »

Les QAnon français ne font plus confiance à la justice non plus. « Tous les présidents français depuis Pompidou ont eu des affaires au cul à la fin de leur mandat, affirme Léonard Sojli. Tous ces politiciens, Balkany… Pourquoi ils continuent à faire leur vie, alors que moi je me fais pourrir la gueule pour un excès de vitesse de 5km/h ? C’est ça qui saoule les gens. » Et pourquoi les policiers interpellent-ils brutalement monsieur Tout-le-monde qui ne porte pas de masque pendant que le Prince Albert de Monaco pavane en tribune le visage découvert ? Il ne comprend pas. Dans une telle colère, les pédophiles satanistes de QAnon ne sont peut-être que des caricatures de ces éminences intouchables du quotidien, des effigies de paille que la foule du carnaval brûle pour se soulager.

Sarkozy, Chirac, Léo et Pépito

Beaucoup de médias renommés ne sont pas parvenus à identifier le but du mouvement QAnon. Pour le fondateur des DéQodeurs, il est pourtant limpide : « L’égalité réelle entre les hommes, sans tenir compte de l’origine sociale ni de la couleur de la peau. » Ce qui signifie, entre autres, « une justice qui fonctionne de la même manière pour Sarkozy, Chirac, Léo et Pépito. »

Dans sa confusion, ses vapeurs haineuses et son populisme, QAnon est avant tout un sursaut du peuple. Grâce à elle, ses adeptes retrouvent une sensation de contrôle, d’autonomie et de communauté que le monde physique ne peut pas leur fournir. Quelque chose de puissant est enfin de leur côté. « Q écrit souvent que les ennemis des peuples les veulent divisés par la race, le sexe, la religion, rapporte Dan Ad Lumen. Son message prône l’unité globale. C'est un peu comme si David, se faisant constamment malmener par Goliath, voyait soudainement arriver dans son coin un Titan venant lui prêter main-forte. C'est soulageant de voir que nous ne sommes plus seuls. » QAnon est la promesse que tout va s’arranger. Le véritable secret de son succès mondial est là.

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