De quand date l’idée de microbiote ?
Éric Bapteste : Je pense que l’idée de microbiote remonte à la découverte des microbes, car les premiers observés, notamment par le Néerlandais Antoni Van Leeuwenhoek à la fin du xviie siècle, venaient parfois de leur propre corps, par exemple de la salive. Plus largement, avec l’invention des premiers microscopes suffisamment performants, le constat de l’ubiquité des microbes s’impose.
Cependant, ces pionniers n’envisageaient pas les interactions de ces microbes avec leurs hôtes telles que nous les voyons aujourd’hui. Cette idée selon laquelle ces microbes embarqués ont un effet sur l’organisme, animal ou plante, qui les héberge est beaucoup plus récente. Je crois que cette thématique est devenue très prégnante depuis une quinzaine d’années seulement.
Entre-temps, les microbes n’ont-ils pas plutôt fait figure d’ennemi ?
Éric Bapteste : Vous avez raison. Dès la découverte de ce nouveau monde invisible, la question s’est posée : est-ce que ces microbes nous ignorent ? Nous veulent du bien ? Du mal ? La dernière hypothèse domine vite, à mesure que l’on découvre les effets pathogènes de certains microbes, avec les figures marquantes de Louis Pasteur, Robert Koch… La vision est donc d’abord celle de deux mondes en opposition.
L’idée qu’ils puissent se rencontrer autrement que par compétition interposée deviendra populaire bien plus tard. Aujourd’hui, certains microbes sont passés du statut d’ennemi à celui d’allié potentiel et, plus encore, de coarchitecte de notre monde. Et finalement, en comprenant que nous interagissons avec des microbes, qui plus est en grand nombre, nous nous redécouvrons nous-mêmes. C’est peut-être un des points les plus remarquables de cette nouvelle vision.
Que doit-on aux microbes, notamment à ceux que l’on héberge ?
Éric Bapteste : La vraie réponse est : « On aimerait bien le savoir ! » De nombreuses études sont en cours pour déterminer les contributions des microbes à nos traits prétendument humains. Et évidemment, explorer ces questions chez l’humain reste compliqué, pour de bonnes raisons éthiques. Des travaux sur des animaux modèles chez qui on retire les microbes ou on en ajoute ont mis en lumière des effets des microbes sur le sang, les os, le système immunitaire, le système nerveux… Le spectre potentiel est très large, de troubles psychologiques jusqu’au bon déroulement de la croissance et du développement. Mais jusqu’où s’étend vraiment le rôle des microbes ? La réponse n’est pas encore claire, d’où la nécessité d’approfondir les recherches.
Par exemple, nous ignorons si les microbes avec lesquels nous interagissons sont les responsables des effets auxquels ils sont associés, c’est-à-dire s’ils sont causaux et jouent un rôle direct, ou si leur présence est juste la conséquence de tout un tas d’autres changements dans le corps. Prenons le vieillissement. Certains microbes nous font-ils vieillir ou bien est-ce en vieillissant que nous acquérons des microbiomes différents ? Selon la réponse, les perspectives sont très différentes. Ce sujet est juste en train d‘être débroussaillé.
Vous parlez de microbiome, en quoi est-ce différent du microbiote ?
Éric Bapteste : Le premier est l’ensemble des gènes des microorganismes, tandis que le second rassemble les groupes de microbes, les espèces, les souches… Les deux termes ne posent pas les mêmes questions, car les gènes peuvent circuler d’un microbe à l’autre. On croit que l’on connaît une espèce donnée, mais placée dans un environnement distinct de celui où on l’a prélevée, ses gènes et ses composants sont modifiés et parfois remplacés par d’autres. Une bactérie Escherichia coli de la terre et un Escherichia coli de l’intestin ne sont pas nécessairement les mêmes microorganismes, car ils vivent dans des communautés différentes.
Dans certaines analyses, il est plus intéressant d’aller au niveau de résolution du génome et d’identifier les ensembles de gènes présents et interagissant pour, par exemple, fabriquer tel ou tel métabolite, quels que soient les microbes qui les hébergent. Peu importe l’espèce, seuls les gènes comptent.
Mais en pratique, il est beaucoup plus facile d’identifier ce que l’on pense être des marqueurs d’espèces, comme l’ARN 16S (un composant très conservé utilisé en phylogénie), que de séquencer l’ensemble des gènes. Une simple énumération d’espèces ne donne qu’une connaissance approximative des communautés microbiennes, et surtout des processus qui s’y déroulent.
On fait souvent le pari que les espèces ne changent pas trop et pas trop vite. Mais en fait, chaque être humain est une niche pour un ensemble de microbes, une communauté amenée à se transformer : les générations microbiennes se succèdent, accumulent des mutations. Nos microbiomes évoluent le temps d’une vie.
Comment fonctionne un tel microbiome ?
Éric Bapteste : En parlant de microbiome, on a l’impression de parler d’un tout. Ce n’est pas le cas. Un microbiome est organisé, structuré, et les tâches sont réparties. Certains microbes en interaction via leurs gènes contribuent à développer le système immunitaire, d’autres influent sur l’humeur et favorisent l’anxiété. Alors bien sûr, les microorganismes impliqués sont largement réunis dans l’intestin. Mais dans un même endroit, les microbes n’assurent pas qu’une seule fonction et tous ceux présents ne sont pas dédiés à cette seule fonction. Certains ne font que passer, d’autres sont sélectionnés pour être en cet endroit par l’hôte, d’autres encore sont cosélectionnés pour que les voisins remplissent une fonction. Cette idée de collectif entre hôte et microbes est essentielle et pourrait éclairer d’un jour nouveau notre développement, notre survie… Ailleurs que chez les humains, des conséquences très fondamentales ont été décrites.
Ainsi, chez les guêpes parasitoïdes Nasonia, les microbes contribuent à maintenir la barrière entre espèces. C’est ce qu’ont montré Seth Bordenstein, de l’université Vanderbilt, à Nashville, aux États-Unis, et ses collègues. Débarrassées de leurs microbes, des guêpes que l’on pensait appartenir à des espèces différentes deviennent fertiles entre elles.
Cela n’invite-t-il pas à penser l’évolution d’une manière différente ?
Éric Bapteste : La question est celle de l’unité de sélection. On peut l’envisager comme composée, d’une part, de microbes, eux-mêmes faisant partie d’une diversité d’espèces et, d’autre part, de leur hôte appartenant à une autre espèce. La sélection porterait alors sur les interactions au sein d’ensembles multispécifiques, et L’Origine des espèces deviendrait « L’Origine des symbioses » ! Ce n’est pas tout à fait la même chose.
Les études du microbiome brouillent les frontières de ce qui est sélectionnable, car les produits de gènes microbiens interagissent avec ceux des gènes de l’hôte et d’autres microbes. C’est un nouveau champ disciplinaire qui s’ouvre, la génétique des communautés. Notons que l’on trouve des communautés de microbes structurées ailleurs que dans des hôtes vivants. Là encore, des interactions entre des microbes et biotopes peuvent être l’objet de sélection, et aboutir à la définition d’unités de sélection auxquelles on pense peu. Ainsi, des biologistes pensent que des cycles biogéochimiques, comme celui de l’azote, peuvent faire l’objet d’une sélection. Plus encore, selon certains, microbes et microbiomes jouent des rôles fondamentaux pour expliquer la stabilité de la vie sur Terre.
Cette stabilité étant un peu mise à mal en ce moment…
Éric Bapteste : En effet ! Sachant qu’il y a des interactions plus ou moins robustes, parfois résilientes, on peut se demander ce qui nous attend quand des composantes du monde vivant disparaissent. Les écosystèmes vont-ils s’effondrer ? Pour répondre, dans un sens évolutif large, on doit comprendre les conditions de stabilité des écosystèmes, le rôle des microbes et de leurs interactions dans cette stabilité… C’est tout nouveau comme questionnement.
Notre santé, nous l’avons dit, repose en partie sur nos microbes. Mais nous-mêmes, en tant qu’êtres humains, sommes des composants de réseaux d’interactions plus larges. Or en perturbant l’environnement, on bouscule les réseaux auxquels on appartient, on les déstructure et l’on se met éventuellement en danger.
N’est-ce pas ce que montre la pandémie actuelle de Covid-19 ?
Éric Bapteste : Oui. Un « petit virus » chamboule nos vies au quotidien. Mais les microbes sont partout, et ce n’est pas le seul virus que l’on rencontrera. Or notre manière de gérer cette interaction, ici non désirée, peut constituer un modèle pour notre façon de gérer les interactions que l’on pourrait cette fois souhaiter avec d’autres microbes. En appliquant les gestes barrières, voire en se confinant, chacun comprend que ces toutes petites choses invisibles sont, en fait, extrêmement importantes et impactantes. On a là une interaction qui oblige à nous positionner, en tant qu’êtres humains, par rapport aux microbes.
Vous parliez de la génétique des communautés comme une nouvelle science. Quels autres exemples peut-on donner ?
Éric Bapteste : Je pense qu’énormément de nouvelles collaborations interdisciplinaires peuvent être construites autour des microbes. On peut aborder la question en cherchant les disciplines où il y a un avant et un après la découverte des microbes. Outre les sciences de l’évolution, concernées au premier chef, nous avons parlé de la santé et du vieillissement : la médecine va évidemment être transformée par l’étude des microbiomes. En écologie, la place des microbiomes dans la compréhension de la dynamique des écosystèmes et de leur stabilité va aller croissant. Leur possible « réparation », par exemple par la bioremédiation, passera aussi par les microbiomes.
Même les juristes vont devoir en tenir compte. En effet, si des microbes rendent certains services écologiques, faut-il leur donner des droits au même titre que des rivières, des forêts, des montagnes, comme on le fait déjà… ? Si oui, lesquels ? Comment protéger ces êtres vivants ? Les philosophes vont également trouver des questions sur lesquelles plancher. Et n’oublions pas les artistes, qui s’emparent également des microbes pour créer des œuvres d’art. Donc oui, il y a un avenir à faire confluer la microbiologie avec les disciplines déjà installées.
Attardons-nous sur la médecine. Que voyez-vous comme développements possibles ?
Éric Bapteste : On peut imaginer beaucoup d’applications dans le domaine de la médecine personnalisée, mais elles supposent encore des études approfondies. Cependant, on peut concevoir que l’on connaisse des biomarqueurs – des espèces seules ou en interaction, ou bien des gènes, des réseaux de gènes – fortement corrélés avec des états de santé, soit qu’ils y contribuent, soit qu’ils les accompagnent. Dès lors, une médecine personnalisée consisterait à cibler ces biomarqueurs à des fins diagnostiques, par exemple en identifiant des souches bactériennes particulières. D’autres souhaiteraient employer des microbes dans un cadre thérapeutique en cherchant des probiotiques destinés à rétablir un équilibre dans le microbiote intestinal.
Ce sont deux mouvements en apparence antinomiques : mieux connaître les interactions avec nos microbes ou des microbes entre eux, et malgré tout traiter des individus. C’est ce que je vois dans l’avenir, une sorte de paradoxe permis par les microbes : une pensée à la fois plus intégrée et plus personnalisée.
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