Catherine Dulac : "L’administration doit être extrêmement stricte sur l'égalité femmes-hommes en sciences"

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Catherine Dulac : "L’administration doit être extrêmement stricte sur l'égalité femmes-hommes en sciences"

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Catherine Dulac est neurobiologiste, installée aux Etats-Unis depuis 25 ans. Elle a reçu le BreakThrough Prize en septembre 2020.
Catherine Dulac est neurobiologiste, installée aux Etats-Unis depuis 25 ans. Elle a reçu le BreakThrough Prize en septembre 2020.
- Harvard University

Entretien. Catherine Dulac est une neurobiologiste française installée aux États-Unis. Elle a remporté pour ses recherches sur l’instinct parental des souris le BreakThrough Prize, décerné par des entrepreneurs de la Silicon Valley. Elle revient sur la considération des femmes scientifiques dans les deux pays.

Installée aux États-Unis depuis vingt-cinq ans, Catherine Dulac est une neurobiologiste française. Elle a remporté le Breakthrough Prize en septembre dernier, prix scientifique américain décerné par des entrepreneurs de la Silicon Valley (trois millions de dollars, soit trois fois la récompense d'un prix Nobel), pour ses recherches sur l’instinct parental chez les souris. Malgré sa renommée, elle est encore régulièrement confrontée au sexisme dans le monde universitaire, et se bat pour une plus grande représentation des femmes dans ce milieu.

Vous êtes aux États-Unis depuis vingt-cinq ans. Pourquoi y être partie, pourquoi y être restée ? 

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J’ai fait mes études en France à Normal Sup, puis ma thèse dans le laboratoire de Nicole Le Douarin. Il me semblait indispensable de faire un post-doc ensuite, pour prendre connaissance du mode de fonctionnement de la science américaine, qui est extrêmement performant, et pour apprendre moi-même de nouvelles techniques, de nouveaux raisonnements scientifiques, avec l’idée que je reviendrai ensuite en France pour établir mon propre labo. Mais ce côté-là n’a pas vraiment marché. Nicole Le Douarin a toujours été prête à m’accueillir à bras ouverts, mais j’avais établi des techniques assez différentes au cours de mon post doc, et mon ancien labo ne pouvait pas me permettre de faire ces manips. J’ai cherché d’autres endroits et là, je me suis vraiment heurtée à un mur. Alors qu’aux États-Unis, tous les établissements les plus prestigieux (Harvard, MIT, Université de San Francisco) m’offraient un laboratoire, un budget conséquent et une indépendance totale, en France c’était beaucoup plus difficile : tout d’un coup, je n’étais pas du tout prête pour être indépendante. C’était extraordinairement décevant, car je n’avais vraiment aucune intention de rester aux Etats-Unis. Cela m’a un peu attristée, puis j’ai décidé de rester aux États-Unis, en tout cas pour une première phase. J’ai ensuite pris goût au mode de fonctionnement de la recherche américaine, où les gens sont extrêmement indépendants, avec des moyens. Il y a un grand nombre de laboratoires très performants, où les gens collaborent entre eux. Il y a une espèce de soutien scientifique, d’émulation fascinante et qui fonctionne bien. En France, quand il y a des laboratoires performants, ils sont souvent assez seuls. 

J’ai un grand laboratoire, je suis indépendante depuis vingt-cinq ans, alors qu’en France il faut monter les échelons un à un, on est indépendant beaucoup plus tardivement. C'est vraiment dommage parce que le pic de créativité et de productivité des scientifiques est vraiment quand ils reviennent de post-doc, quand ils ont plein d’idées. Bien entendu, ce sont souvent des idées risquées. Mais la recherche, par définition, est risquée ! 

Vous auriez eu plus de possibilités de rester en France si vous aviez été un homme ? 

Je ne sais pas. Peut-être, mais je ne suis pas sûre : je pense que le système fonctionne aussi mal pour les jeunes hommes que pour les jeunes femmes. C’est peut-être un peu plus dur pour les jeunes femmes. Je me souviens que ma directrice de thèse était presque toujours la seule femme dans les comités, partout. J’ai l’impression que cela a un peu changé, mais pas beaucoup. Le nombre d’étudiants femmes et hommes est à peu près le même, mais le nombre de jeunes qui montent leur laboratoire est plus important chez les hommes. 

Ensuite, quand on regarde les postes de direction, il y a toujours très peu de femmes. Dans le détail, il y a des femmes exceptionnelles qui ont réussi à avoir des postes de direction et des grands laboratoires, mais le nombre est réduit. 

Les sacrifices sont-ils plus grands pour les femmes qui brisent le plafond de verre ? Avez-vous vécu votre départ aux États-Unis comme un sacrifice personnel ? 

Au début, c’était vraiment un sacrifice personnel. Ce n’était pas mon choix initial. La France, c’était chez moi, c’est un pays que j’aime. Cela m'a attristée car j’ai l’impression d’avoir eu une éducation exceptionnelle, et je trouve vraiment triste que l’on ne m’ait rien proposé après. On forme des gens, et après ? Qu’est-ce qu’on leur donne ? Est-ce que le pays est prêt à assurer aux gens qu’il forme le suivi de leur carrière et de leurs ambitions ? Ça n’était pas le cas. Depuis, j’ai fait ma vie aux États-Unis. Je suis désormais Française et Américaine, beaucoup plus intégrée dans le système américain que je ne le suis dans le système français. 

"Les choses ont beaucoup changé côté américain, alors qu’elles ont peu évolué en France"

Aux États-Unis, rencontrez-vous des obstacles en tant que femme scientifique ? 

Oui. Il est par ailleurs très intéressant de voir comment les systèmes américains et français ont décidé de s’attaquer au problème de la sous-représentation des femmes de façons différentes. Quand je suis partie de la France, je pensais qu’elle était très en avance sur ce sujet. Et je pense qu’à l’époque, effectivement, elle l’était. La société française inclut beaucoup plus les femmes dans les discussions et la vie intellectuelle. Les grands salons intellectuels au XIXe siècle incluaient les femmes. Personnellement, dans ma vie d’étudiante, je n’ai jamais ressenti de différence en tant que femme. En revanche, dans le système américain, les hommes ont souvent tendance à avoir des activités séparées. Quand je suis arrivée, j’ai eu l’impression que les femmes étaient beaucoup moins bien intégrées. 

Mais depuis, les choses ont beaucoup changé côté américain, alors qu’elles ont peu évolué en France. Les Américains sont des fonceurs : quand ils voient un problème, ils veulent le résoudre. Il n’y a vraiment pas assez de femmes dans le milieu académique. Donc une réflexion s’est établie, beaucoup d’études ont été faites, elles ont éveillé les gens. Cela engage les étudiants, les profs, les administrateurs… Pour qu’il y ait un effet réel, il faut que l’administration soit extrêmement stricte sur cette égalité des chances. Si l’administration d’une université laisse faire les choses, tout reste comme avant. Il faut de réels objectifs et des moyens pour s’assurer que les procédés sont justes envers les femmes et les hommes. 

Cela commence très tôt, dès le plus jeune âge, pendant les études… 

Il y a le problème évident de harcèlement sexuel et de discriminations, mais il y a aussi des espèces de micro agressions, les mille petites coupures qui font que les femmes perdent confiance. Quand des jeunes femmes ont tous les jours l’impression d’être évaluées de façon différente, cela ruine toute confiance en leurs propres capacités. Cela joue un rôle très important. Je pense que c’est beaucoup plus pris en compte dans le quotidien américain, où les gens font attention. En France, très souvent, dans des conversations, je me rends compte que tout d’un coup toutes les femmes sont traitées comme des idiotes. Ce sont à nouveau des micro agressions qui font qu’une femme est toujours considérée en dessous d’un homme. Aux États-Unis, je trouve que les gens font beaucoup plus attention à cela. 

Néanmoins, avez-vous déjà expérimenté ces micros agressions aux États-Unis ?  

De façon subtile, oui. Par exemple, quand je soumets des manuscrits ou des demandes d’argent, les critiques que je reçois utilisent souvent un ton que mes collègues américains hommes n’expérimentent pas. Récemment, j’ai soumis un manuscrit à un journal, en collaboration avec un collègue masculin. Quand il a vu les critiques que j’avais reçues, il a dit qu’il n’avait jamais reçu ce genre de propos. C’est un ton condescendant, comme si je ne savais pas ce que je faisais. Je suis quand même une scientifique avec une certaine renommée ! Mais des gens considèrent encore que je ne sais pas ce que je fais. 

Dans des congrès, parfois, les gens ne me connaissent pas forcément. Je suis à côté d’un collègue homme que je ne connais pas, je vois que je ne l’intéresse pas vraiment, il pense que je n’ai pas grand-chose à dire, il échange deux, trois mots et retourne parler à ses collègues masculins. Cela m’est arrivé des tas de fois. Et puis il se trouve que c’est moi qui donne l’allocution la plus importante du meeting ! Rien n’est tragique, mais à chaque fois ce sont ces petites humiliations qui montrent que nous ne sommes pas soumises au même type d’évaluation. 

Catherine Dulac : "Il y a encore des gens qui considèrent que je ne sais pas ce que je fais"

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Comment lutter contre cela ?

Mon rôle, en tant que professeur, est d’être sûre que les jeunes étudiantes femmes se sentent en confiance. Je leur dis : le monde vous appartient, suivez votre passion. Ne faites pas attention aux gens qui doutent de votre capacité. Foncez. Un travail de haut niveau demande une confiance en soi, d’être fonceur, d’avoir confiance en ses collaborateurs. 

Il faut une réflexion qui implique les hommes et les femmes. On a besoin de réfléchir aux barrières, en grande partie mentales. Comment arriver à un procédé plus équitable ? C'est seulement comme ça qu’on peut arriver à voir les choses non pas en tant qu’homme ou femme, mais en tant que professionnel. Je ne me considère pas comme femme scientifique mais comme une scientifique. J'ai beaucoup de chance parce que dans mon milieu, les gens me considèrent comme telle. 

Il faut une pression énorme de l’administration, sinon il ne se passe rien. Il y a quelques années, dans le département de maths de Harvard, il n’y avait aucune femme. Certains professeurs y étaient opposés : selon eux, les femmes n’étaient pas au niveau. L’administration les a empêchés d’embaucher qui que ce soit tant que ce n’était pas une femme. Ils ont donc fait des recherches et embauché des femmes super. Mais ils ne seraient jamais sortis de leur zone de confort s’il n’y avait pas eu cette pression de l’administration. Il faut d’abord atteindre 30% de femmes dans le monde universitaire, puis atteindre l’égalité. Déjà, avec 30%, la dynamique des interactions change, tout le monde devient plus familier avec le fait d’avoir des femmes autour, c’est moins agressif, on pense à des problèmes différents. 

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Dans quelle mesure les sujets traités dans la recherche scientifique sont dominés par le regard masculin ? 

C’est une des choses qui m’a le plus surprise quand je suis devenue professeure et lorsque j’ai eu mon laboratoire. Avant, je faisais des études plutôt neutres du point de vue du genre. Quand j’ai commencé à étudier le comportement animal, je me suis rendue compte que tout le monde travaillait sur le comportement des animaux mâles. Le comportement des animaux femelles n’était pas considéré comme intéressant. On étudiait les phénomènes moléculaires sur les cerveaux des animaux mâles. Les cerveaux des femelles étaient considérés soit comme similaires, soit trop compliqués. 

Moi, en tant que femme, j’ai toujours considéré que regarder les deux fonctionnements en parallèle était obligatoire ! Il n’y a aucune raison de penser que l’un ou l’autre est plus intéressant. Dans la littérature scientifique, le modèle mâle est privilégié. Effectivement, c‘est remis en cause par l’arrivée de jeunes chercheuses femmes.

La Question du jour
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Vous avez fait don d’une partie de l’argent reçu avec le BreakThrough Prize. Pourquoi ? 

Tous les ans, je donne des sous à des associations : j’ai toujours beaucoup réfléchi à la meilleure utilisation de mes dons. Je donne à la Food Bank et à des associations qui financent les soins de santé pour les femmes ou l’éducation pour les femmes. C'est là que cela peut faire la plus grosse différence. Dans beaucoup de pays, c’est le garçon qui fait des études dans la famille. Donner des sous pour que la fille de la famille fasse aussi des études, je trouve cela important. C’est la même chose pour les soins, donnés en priorité aux hommes. Il y a aussi des organisations qui donnent des micro-prêts, en général aux femmes dans des pays en difficulté. Je pense que j’ai eu énormément de chance d’être né dans un pays, une famille, une société qui m’a permis de faire ce que je voulais. Je voudrais aider des jeunes femmes à aussi réaliser leurs rêves.