Dépression, anxiété, suicide… Vers une « deuxième vague » psychologique ?

Dépression, anxiété, suicide… Vers une « deuxième vague » psychologique ?
Image d'illustration © Bert Kaufmann / Wikimédia

Dans plusieurs pays, les niveaux de troubles de la santé mentale, de pensées suicidaires, voire de passages à l’acte augmentent depuis le début de l’épidémie. Un phénomène inquiétant, qui touche particulièrement les jeunes.

17 %. C’est le (faible) taux d’États à travers le monde qui prévoient d’augmenter leurs budgets alloués « à la santé mentale et au soutien psychosocial » suite à la pandémie de coronavirus. Dans une enquête portant sur 130 pays publiée début octobre, l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) pointe ainsi « l’impact dévastateur » de la Covid-19 sur l’accès aux services de santé mentale et souligne le « besoin urgent » d’augmenter leur financement. Un constat sans appel, que le Secrétaire général de l’ONU António Guterres résume lui-même par ces mots : « Nous ne pouvons plus fermer les yeux face à la nécessité d’augmenter considérablement les investissements dans la santé mentale. Nous devons agir ensemble, dès à présent, pour fournir à ceux et celles qui en ont besoin, sans exception, un accès à des soins de santé mentale de qualité. Cette situation ne peut durer. »

Des chiffres inquiétants

De fait, les symptômes de cette « deuxième vague » psychologique restent encore difficiles à mesurer. Fatigue chronique, anxiété, stress, phobie sociale, dépression… Pas facile de comprendre l’impact des nombreux bouleversements actuels dans une situation faite d’injonctions contradictoires et de restrictions graduées, où les données sur le sujet manquent encore. Certains signes, pourtant, ne trompent pas : d’après une étude lancée par Santé Publique France en mars dernier, le niveau d’anxiété dans la population française se maintient à un niveau quasiment constant depuis le déconfinement, à une hauteur comprise entre 15 % (en juin) et 18 % (en septembre). Dans le détail, l’agence notait en mai un « risque plus élevé d’anxiété » associé à certaines caractéristiques sociodémographiques comme le fait d’être « une femme, un parent d’enfant(s) de 16 ans ou moins ou de déclarer une situation financière difficile ».

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Prévalences et évolutions des indicateurs de santé mentale et des problèmes de sommeil depuis le mois de mars en France © Enquête CoviPrev, Santé Publique France

Aux États-Unis, le taux d’anxiété à l’échelle nationale a lui aussi triplé au deuxième trimestre par rapport à la même période en 2019, passant de 8,1 % à 25,5 %. Celui de la dépression y a même été multiplié par quatre : 6,5 % en 2019, contre 24,3 % cette année. Constat similaire en Grande-Bretagne, où le niveau de dépression mesuré chez les adultes du pays aurait pratiquement doublé. Même les nations ayant su contenir la propagation du virus avec beaucoup plus de réussite qu’en Occident n’y échappent pas : en Corée du Sud, par exemple, 40 % des Séoulites déclarent souffrir d’une santé mentale « dégradée » depuis le début de l’année. La faute, selon les témoignages recueillis par la mairie de Séoul, à « un manque d’interactions sociales », à « la peur du chômage » ou encore à « la léthargie du quotidien ».

Autre indicateur, sans doute moins précis mais dont se sont emparés quelques chercheurs américains dans un article pour la revue JAMA Internal Medicine : outre-Atlantique, le nombre de recherches Google contenant les termes « crise d’angoisse » et « crise de panique » a bondi ces derniers mois. Un bref coup d’œil aux statistiques fournies par le site Google Trends permet de constater un phénomène à peu près similaire en France et dans plusieurs autres pays européens (avec notamment un pic courant mars). En toute logique, la vente de médicaments pour affronter ces épreuves psychologiques suit la même tendance : au Québec, le nombre de réclamations pour antidépresseurs effectuées auprès d’assureurs privés a augmenté de 20 % entre janvier et août 2020 par rapport à l’an dernier. Côté français, une étude de l’Assurance maladie constate également une augmentation de 5 % des ventes d’anxiolytiques et de somnifères.

« Bien souvent, on observe une interaction entre des traits de caractère préexistants et les conditions actuelles de la pandémie »
Steven Taylor, psychologue et auteur de « The psychology of pandemics »

Rien de surprenant pour le psychologue Steven Taylor, auteur d’un ouvrage sur « la psychologie des pandémies » (The psychology of pandemics: Preparing for the next global outbreak of infectious disease) paru quelques semaines avant la découverte du SARS-CoV-2 : ce spécialiste recense « déjà plus d’une centaine d’études qui démontrent une augmentation des problèmes psychologiques depuis l’apparition du coronavirus ». « Bien souvent, on observe une interaction entre des traits de caractère préexistants et les conditions actuelles de la pandémie, nous explique-t-il par téléphone. Par exemple, les individus intolérants à l’incertitude voient leurs craintes largement renforcées. De même, ceux qui sont touchés par ce qu’on appelle “la propension à l’ennui” vivent des confinements très éprouvants, car rester à leur domicile est encore plus difficile pour eux. »

Professeur à l’université British Columbia de Vancouver, au Canada, ce spécialiste considère que le développement des troubles de stress post-traumatique (PTSD) fait aussi partie des conséquences possibles, à plus long terme, de cette situation. À partir d’études menées sur l’impact psychologique des catastrophes naturelles (inondations, ouragans, tremblements de terre), il estime qu’environ « 10 % des personnes touchées par ce type d’évènements développent généralement des graves problèmes psychologiques, comme des troubles de l’humeur, de l’anxiété ou des PTSD », et que cela pourrait être « encore plus pendant ou après cette pandémie ». 

Plus nuancée, la doctorante en psychologie à l’université de Lorraine Camille Louise Tarquinio préfère parler d’une « situation extrême subie », plutôt que d’un « événement traumatique  », du moins chez les malades directement touchés par le Covid-19. « Car cette fois les facteurs de stress ne sont pas délimités dans le temps, comme pour un trouble du stress post-traumatique classique, pour lequel le plus souvent le choc traumatique appartient au passé de la victime, écrit-elle avec son collègue Cyril Tarquinio dans un article publié sur le site The Conversation. Ainsi, l’espoir fait souvent place à la peur et au pessimisme. Tous les signes corporels, ainsi que les moindres changements d’attitude du corps médical sont scrutés et interprétés. Du fait de la spécificité de leur maladie, les patients sont donc empêtrés dans un écheveau psycho-émotionnel complexe, et aucune stratégie d’évitement n’est envisageable pour s’en sortir. »

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Image d'illustration © Fotorech / Pixabay

Bouleversement du rapport au temps

Sans compter que l’actuelle pandémie s’étale avec force dans le temps, bouleversant notre rapport avec ce dernier. « Non seulement le Covid-19 peut nous exposer au risque de mort, mais il introduit également un ensemble de fractures dans l’expérience de vivre, poursuivent Camille Louise Tarquinio et Cyril Tarquinio. Parmi ces fractures, il y a celle de la temporalité, l’extrême imposant une tout autre manière de vivre le temps : le temps ordinaire est stoppé, il devient sans horizon et parfois sans issu, et l’individu fait alors l’expérience éprouvante de sa propre finitude (…) On le voit, cette expérience du Covid-19 peut s’envisager comme une expérience de passage. Un passage d’un état à un autre, mais aussi en nous-mêmes, là où se joue notre propre refondation. »

De façon générale, cette nouvelle forme de rapport au temps est aussi ce qui explique, d’après le professeur en informatique et management Thomas Devenport, notre tendance à continuer de penser que les changements induits par l’épidémie resteront «  temporaires ». En passant par le concept de « biais de normalité » (qui veut que le futur ressemblerait forcément au passé que nous connaissons), ce dernier explique à CNN : « On continue à se dire que la pandémie du Covid-19 finira bientôt. Donc nous n’éprouvons pas la nécessité de changer notre attitude de façon permanente. » « Les retours incessants à des périodes de confinement ou de restrictions des déplacements m’inquiètent beaucoup, car elles sont extrêmement stressantes pour tout le monde et brouillent notre horizon commun », confirme Steven Taylor.

Tout aussi inquiétant, lorsque les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (qui constituent la principale agence fédérale des États-Unis) ont interrogé un échantillon représentatif de 5 400 personnes au cours de l’été 2020, 11 % d’entre elles ont répondu « avoir sérieusement envisagé de se suicider au cours du mois précédent ». Un chiffre deux fois supérieur à celui recueilli à la même période en 2018. Chez les jeunes âgés de 18 à 24 ans, cette proportion atteint même le niveau vertigineux d’une personne sur quatre. Et ailleurs dans le monde, le constat s’est déjà étendu au nombre de suicides effectivement recensés : le Japon, le Népal ou encore la Thaïlande comptent des augmentations significatives de leurs statistiques en la matière.

« Les gens touchés par la dépression peuvent avoir tendance à songer au suicide sans passer à l’acte, mais ceux qui le font se sentent souvent sans espoir »
Steven Taylor, psychologue et auteur de « The psychology of pandemics »

Autant de signaux alarmants, mais qui ne doivent pas non plus donner lieu à des conclusions précipitées. Comme le remarque The Economist, cette augmentation pourrait notamment être liée au fait que « dans la plupart des pays, à l’exception notable des États-Unis », le taux de suicide avait « plutôt tendance à diminuer » ces dernières années. Les données sur le suicide sont par ailleurs toujours très délicates à manier (du fait du nombre de suicides « dissimulés » ou non-établis, notamment), et un tableau complet de la situation « post-Covid » mettra sans doute des années à émerger.

« Les gens touchés par la dépression peuvent avoir tendance à songer au suicide sans passer à l’acte, mais les gens qui passent à l’acte le font souvent parce qu’ils se sentent sans espoir, nous détaille Steven Taylor. Les données que vous citez sur les jeunes sont toutefois particulièrement inquiétantes car ce sont des catégories de populations qui ont en général toutes les raisons de se projeter dans le futur. » Autre précision importante formulée par The Economist, qui cite notamment une étude publiée dans la revue scientifique The Lancet : ce n’est pas forcément l’épidémie elle-même qui provoque ces phénomènes mais plutôt ses conséquences sociales et économiques dévastatrices, notamment «  la perte de son emploi » pour les actifs et, pour les plus jeunes, « le temps passé à se comparer aux autres sur les réseaux sociaux ».

Le rire comme échappatoire

C’est pourtant sur les réseaux sociaux qu’ont justement fleuri, depuis l’explosion de l’épidémie à l’échelle mondiale, toute une série de memes autour des personnes dites « introverties » ou « anxieuses ». Comme si ces dernières pouvaient finalement sortir « grandies » de cette période, leurs formes de sociabilité s’adaptant mieux au nouveau monde provoqué par l’épidémie ? Sur ce point, Steven Taylor fait la moue : « On a beaucoup parlé du fait que les personnes introverties s’en sortiraient mieux, mais les preuves scientifiques à ce propos ne sont pas très établies. La plupart des recherches montrent en fait que les personnes introverties font face à cette situation à peu près de la même façon que les autres. » Et de suggérer, s’agissant des troubles de l’anxiété : « Il faut repérer les signes qui ne trompent pas. Si vous faites beaucoup de cauchemars, que vous vous sentez constamment irrité ou encore que vos amis ne vous reconnaissent pas, il faut plutôt se tourner vers les spécialistes disponibles autour de vous. »

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Capture d'écran d'un meme posté sur Facebook © Quentin Tarantino Gourmetshitposting

Reste que, comme l’explique The Guardian dans un passionnant article sur le sujet, rire de la situation actuelle pour mieux l’affronter peut bel et bien s’avérer cathartique. D’après les chercheuses Jennifer Aaker et Naomi Bagdonas, l’humour nous rendrait même « plus résilients, créatifs et ingénieux », trois qualités « plus importantes que jamais » durant une pandémie mondiale. Remède miracle ? « Cela dépend de quel type d’humour on parle. Par exemple, les personnes dépressives ont souvent recours à l’humour noir, et je ne suis pas sûr que cela les aide, nuance à nouveau Steven Taylor. Mais l’humour qui rassemble les gens, évite les discrimination et rit avec les autres plutôt que “des” autres, peut être effectivement très utile. Cela peut aider chacun à remettre les choses en perspective, à voir le bon côté de certaines situations qu’on croyait désespérées. » 

Dans un registre plus strictement sanitaire, certaines voix comme celle du journaliste scientifique Donald McNeil, Jr. plaident également pour un optimisme éclairé, qui réconcilierait faits scientifiques et confiance en l’avenir (sans pour autant basculer dans un discours « rassuriste »). Estimant que « les masques et la prudence » constituent « notre meilleure alternative » en attendant la découverte d’un vaccin, ce dernier écrit dans le New York Times qu’avec une « rigoureuse protection », nous « pourrions priver le virus de nouveaux hôtes » tout en protégeant les personnes sans emploi « jusqu’à ce que cette épidémie soit enfin écartée ». À condition, ajoute Steven Taylor, que les gouvernements prennent davantage conscience de l’importance des enjeux liés à la santé mentale. « On ne combat pas une pandémie sans combattre ses conséquences psychologiques sur l’ensemble de la population, conclut-il. L’un ne peut pas aller sans l’autre. »

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