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Présidentielle 1995 : le Conseil constitutionnel a bafoué le droit, validant les comptes de Chirac et Balladur

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Les archives du Conseil constitutionnel, qui s'ouvrent au bout de 25 ans, racontent comment l’institution a manœuvré pour valider les comptes de campagne de Jacques Chirac et d’Edouard Balladur en 1995. Les deux candidats avaient pourtant largement dépassé le plafond des dépenses autorisées.

Les membres du Conseil constitutionnel le 8 mars 1995. Les membres du Conseil constitutionnel le 8 mars 1995.
Les membres du Conseil constitutionnel le 8 mars 1995. © AFP - MICHEL GANGNE / AFP

En 1995, le Conseil constitutionnel a validé les comptes de campagne de Jacques Chirac et d’Edouard Balladur en dépit des nombreuses irrégularités qu’ils comportaient. En droit, les deux comptes auraient dû être rejetés avec des conséquences financières et politiques incommensurables pour les deux hommes. C’est ce qui ressort des archives de l'institution, qui viennent d’être rendues publiques 25 ans après leur rédaction, et que la Cellule investigation de Radio France a pu consulter.

Tout au long des trois mois qu’a duré l’examen de leurs comptes , les "Sages" ont minoré, dissimulé, effacé les infractions commises par les deux candidats, malgré les constats clairs et circonstanciés des rapporteurs chargés d'éplucher les factures. Ces éléments étaient déjà partiellement connus.

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En 2010, une fraction de ces archives a été saisie par la justice dans le cadre de l’instruction sur le volet financier de l’affaire de Karachi. Un an plus tard, un conseiller constitutionnel de l’époque, Jacques Robert, rompt en partie son serment de secret, en donnant quelques détails sur ce qui s’était dit le huis clos de la rue de Montpensier.

Mais à ce jour, la preuve qu’un président de la République a pu être élu en France malgré des infractions majeures dans le financement de sa campagne n’était toujours pas établie. Pas plus qu’il n’était certain que les garants de la Constitution avaient bafoué le droit. Ces faits sont désormais irréfutables.

Jacques Chirac et Edouard Balladur avaient largement dépassé le plafond des dépenses de campagne

Les candidats à la présidentielle de 1995 ont déposé leur compte de campagne début juillet au Conseil constitutionnel, comme le prévoyait la loi en vigueur à l’époque (aujourd’hui, c’est la commission des comptes de campagne qui remplit ce rôle). Une équipe de rapporteurs -de jeunes conseillers d’Etat ou de la Cour des comptes- a été constituée pour les examiner. Après trois semaines de travail, ils présentent aux "Sages" leurs premières conclusions, les 28 et 29 juillet. Laurent Touvet, le rapporteur principal du compte d’Edouard Balladur donne le ton : "Il nous est vite apparu que le souci de l’association de financement de M. Balladur a été de maintenir les dépenses du candidat sous le plafond de 90 millions (...). D’ailleurs, les factures sont d’autant plus rares que les manifestations sont proches du scrutin", explique-t-il.

Edouard Balladur et Jacques Chirac, le 26 septembre 1993 à La Rochelle, lors du rassemblement d'automne des parlementaires du parti gaulliste.
Edouard Balladur et Jacques Chirac, le 26 septembre 1993 à La Rochelle, lors du rassemblement d'automne des parlementaires du parti gaulliste. © AFP - DERRICK CEYRAC / AFP

Parmi les bizarreries repérées par les rapporteurs, le candidat Balladur n’a déclaré que trois permanences de campagne, alors qu’ils en ont identifié 86 sur tout le territoire. Ils ont également recensé des dizaines de meetings pour lesquels on ne leur a fourni aucune facture. Edouard Balladur a clôturé son compte à 83 millions de francs, ce qui est assez proche du plafond de dépenses du premier tour, fixé à 90 millions. Après avoir écouté le rapporteur, le conseiller Jacques Robert conclut : "Donc si vous en ajoutez, on dépasse le plafond".

Le lendemain, c’est au tour du rapporteur principal du compte de Jacques Chirac de faire part de ses interrogations. Le président élu a arrêté son compte à 116,6 millions de francs, tout près du plafond de 120 millions autorisés au second tour. Or, là aussi, il semble que de nombreuses factures manquent à l’appel. "Il sera demandé au représentant du candidat des explications sur certaines anomalies", précise le rapporteur François Loloum.

A leur retour de vacances, en septembre, les conseillers constitutionnels retrouvent sur leur bureau les nouvelles conclusions des rapporteurs qui, eux, ont travaillé tout l’été. Cette fois-ci, le doute n’est plus permis. Edouard Balladur et Jacques Chirac ont bien "explosé" le plafond des dépenses de campagne et omis d’intégrer de nombreux éléments dans leur comptabilité. Pour quel montant ? D’après les rapports annexés dans les archives du Conseil constitutionnel, on découvre que, selon les rapporteurs, Edouard Balladur a dépassé le plafond de six millions de francs et Jacques Chirac de cinq millions. Ces estimations sont une fourchette basse, comme l’admettent d’ailleurs les Sages dans leurs débats. De nombreuses dépenses n’ont pas été retenues, faute de documents et de réponses des candidats.

Des versements en liquide suspects chez les deux candidats de la droite

Les hauts fonctionnaires ont également découvert d’importants dépôts en espèces suspects sur les comptes des deux candidats. Chez Jacques Chirac, 31 personnes se sont présentées à la banque Rivaud le même jour, le 6 mai, veille du deuxième tour, pour déposer un total de 3,5 millions de francs en liquide. Pour Edouard Balladur, 10,25 millions de francs ont été versés en une fois au Crédit du Nord, trois jours après le premier tour. Interrogée, la banque précise : "En quatre sacs de billets de 500 francs".

Edouard Balladur, en meeting le 8 février 1995 à Paris, quelques semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle.
Edouard Balladur, en meeting le 8 février 1995 à Paris, quelques semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle. © AFP - JOEL ROBINE / AFP

Pour justifier ces importantes recettes en liquide, les deux candidats ont livré la même explication : elles sont le fruit de collectes dans les meetings et de vente de t-shirts et gadgets divers. L’explication n’a manifestement pas convaincu les Sages. "C_hacun sait très bien d’où venait cet argent_", lance ainsi le conseiller Maurice Faure, évoquant probablement les fonds secrets du gouvernement dans lesquels les partis politiques ont largement puisé à l’époque (concernant Edouard Balladur, il est possible que ces fonds soient provenus de rétrocommissions sur des marchés de ventes d’armes). 

Certains conseillers s’en agacent. "Ce qui me gêne dans le compte de M. Balladur, c’est l’attitude du candidat face aux questions qu’on lui pose", déplore l’ancien professeur de droit Jacques Robert. "Soit il nous répond qu’il n’y a pas de dépense, (...) soit que les dépenses figurent au compte et qu’on l’a mal lu, soit encore que les dépenses ont été réalisées en sa qualité de Premier ministre, soit enfin qu’elles ont été effectuées sans son accord". Et Roland Dumas de surenchérir : "Et si on demande des preuves, on nous dit que les documents ont été détruits !"

Le rejet des comptes de Jacques Chirac n’a jamais été envisagé

La lecture des près de 300 pages de comptes rendus et d’annexes des 13 séances qui se sont déroulées entre le 27 juillet et le 11 octobre 1995 ne laisse pas de doute. Aucun conseiller ne semble avoir envisagé le rejet du compte de Jacques Chirac. Le 7 septembre, après une longue discussion sur les dépenses n’apparaissant pas dans les factures, Etienne Dailly lâche : "Je ne me sens pas en mesure de rejeter un compte de campagne". Deux semaines plus tard, il se fait encore plus précis : "Je ne me verrais pas rejeter le compte du Président élu. Je ne me verrais pas rejeter son compte et je serais très gêné s’il y avait un élément décisif.

Le 3 octobre, c’est Noëlle Lenoir (qui sera par la suite ministre sous la deuxième présidence de Jacques Chirac) qui affirme : "On ne va pas rejeter un compte avec les conséquences politiques que l’on sait."

Quelles conséquences d’ailleurs ? Le rejet entraîne le refus du remboursement par l’Etat des dépenses de campagne. En revanche, la loi ne prévoit pas explicitement l’invalidation de la présidentielle contrairement à toutes les autres élections. Même sanctionné, Jacques Chirac aurait pu -en théorie- rester à l’Elysée. Mais le Président aurait certainement eu à affronter une crise politique majeure.

Le président de la République Jacques Chirac salue la foule massée sur les Champs-Elysées, le 17 mai 1995 à Paris, à l'issue de la cérémonie de son investiture.
Le président de la République Jacques Chirac salue la foule massée sur les Champs-Elysées, le 17 mai 1995 à Paris, à l'issue de la cérémonie de son investiture. © AFP - GEORGES BENDRIHEM / AFP

Les conseillers constitutionnels n’en ont pas voulu. Tout au long de la journée du 4 octobre 1995, réunis en l’absence des rapporteurs, ils vont donc "raboter" les comptes du candidat Chirac jusqu’à les faire passer en dessous du plafond. Quand ils y parviennent, Maurice Faure lance un cri, retranscrit tel quel sur le compte rendu de séance : "Il est sauvé !"Dans les faits, pour réussir leur "sauvetage", les Sages vont devoir ensuite faire plier les rapporteurs pour qu’ils rédigent des conclusions conformes à leurs aspirations. Pour cela, les fonctionnaires devront accepter de fermer les yeux sur de nombreuses dépenses. A contrecœur, ils vont accepter une interprétation très laxiste de la loi qui leur a été imposée par les membres du Conseil : toutes les dépenses non expressément autorisées par le candidat ne doivent pas figurer au compte. Ils ont ainsi dû tirer un trait sur des millions de francs de frais d’autocars qui servaient à transporter les militants dans les meetings au prétexte qu’ils auraient été affrétés par les sections locales du RPR, et non par l’association de campagne du candidat. 

De la même façon, les meetings de soutien d’Alain Juppé ou Philippe Seguin ont été considérés comme des initiatives personnelles qui n’auraient pas recueilli l’assentiment de Jacques Chirac. Les rapporteurs ont néanmoins tenté de résister aux conseillers. L'un d’eux, Rémi Frentz, semble perdre patience le 3 octobre et lance aux neuf Sages : "Qu’est ce qui empêche le Conseil de se borner à constater que certaines dépenses ont été engagées, certains avantages en nature accordés, pour constater le dépassement du plafond et rejeter le compte ?" Les rapporteurs ont dû revoir leur copie à plusieurs reprises avant de présenter des projets de décision conformes aux volontés des Sages.

Un profond désaccord autour de la validation des comptes d’Edouard Balladur

Une fois le "cas Chirac" réglé dans une belle unanimité, la discussion autour du compte d’Edouard Balladur est nettement moins sereine et fracture le Conseil en deux camps. D’un côté, ceux qui estiment que les 10 millions d’euros déposés en liquide sans justificatifs sur le compte du candidat constituent une faute inexcusable. De l’autre, ceux qui pensent qu’ils doivent également fermer les yeux sur cette irrégularité. Ne serait-ce que parce que le compte de Jacques Chirac avait lui même été abondé avec des versements d’espèces suspects, et qu’il était difficile de rejeter un compte sur ce motif sans faire de même pour l’autre.

Edouard Balladur en 1995
Edouard Balladur en 1995 © AFP - GEORGES GOBET / AFP

Les conséquences personnelles pour Edouard Balladur auraient été terribles. Elles sont écrites noir sur blanc dans un document rédigé par les rapporteurs : "M. Balladur reversera au Trésor public la somme de 6.350.776 F, conformément à l’article L52-15 du code électoral". Cette somme correspond au montant du dépassement du plafond évalué par les fonctionnaires. En outre, l’ancien Premier ministre n’aurait pas eu droit aux 32 millions de francs de remboursement de l’Etat alors qu’il s’était personnellement porté caution sur un emprunt bancaire de 31 millions. La ruine personnelle se profilait pour le candidat.

Pendant une partie de l’après-midi du 4 octobre, les neuf membres du Conseil vont s'entre-déchirer. "On peut être indulgent sur les dépassements de dépenses mais si on laisse passer cela [le versement suspect de 10 millions en liquide], le conseil perd sa crédibilité !", lâche ainsi Jacques Robert. Georges Abadie lui répond : "Moralement, je partage les mêmes sentiments de fonds. Mais (...) chez M. Chirac aussi il y a un versement unique de 3 millions de francs. Où place-t-on la barre ?" Au final, quatre conseillers (Michel Ameller, Noëlle Lenoir, Jacques Robert et Marcel Rudloff) votent pour le rejet du compte. Les cinq autres, dont le président Roland Dumas, sont contre. Le compte est validé.

Les comptes de deux autres candidats entachés d’irrégularités

Outre ceux de Jacques Chirac et d’Edouard Balladur, deux autres comptes ont donné du fil à retordre aux rapporteurs : ceux de Jean-Marie Le Pen et de Jacques Cheminade.

Aujourd’hui, un compte de campagne tel qu’était présenté celui de Jean-Marie Le Pen en 1995 serait probablement rejeté. Factures en vrac, comptabilité truffée d’erreurs, justificatifs manquants… Le compte du leader du Front national était un capharnaüm dans lequel les rapporteurs ont dû naviguer à vue pendant des semaines avant d’en avoir une vision à peu près claire. Ils soupçonnent que certaines dépenses ont été "gonflées" afin d’augmenter le montant du remboursement de l’Etat au candidat. Ils ont aussi découvert que les ristournes accordées par certains fournisseurs du candidat FN étaient excessives et pouvaient être qualifiées d’avantages en nature consentis par des entreprises, ce qui est interdit. Malgré l’importance de ces remises (3,4 millions de francs au total), le Conseil constitutionnel a choisi de ne pas relever l’infraction. Les comptes de Jacques Chirac et Edouard Balladur présentaient eux aussi ce genre de problème.

Jean Marie Le Pen en campagne à Paris, le 25 mars 1995, pour l'élection présidentielle.
Jean Marie Le Pen en campagne à Paris, le 25 mars 1995, pour l'élection présidentielle. © AFP - Pascal GUYOT / AFP

A l’arrivée, Jacques Cheminade a été le seul candidat dont le compte a effectivement été rejeté cette année-là. Son examen a révélé que des factures, établies par des sociétés dont il était proche, semblaient fictives. Dans le même temps, un prêt d’1,4 millions de francs lui avait été accordé par un couple de particuliers, officiellement au chômage. L’argent provenait notamment d’un compte en Suisse et avait été versé via un chèque anonyme. Pour les rapporteurs, le candidat du parti "Solidarité et progrès"(qui réunit 0,28% des voix en 1995) aurait tenté "d’inventer" des dépenses et des recettes fictives pour augmenter le remboursement de l’Etat auquel il pouvait prétendre. Mais ils n’en avaient pas la preuve absolue. 

Alors qu’ils ont régulièrement plaidé que "le doute doit profiter au candidat" dans le cas des comptes Chirac et Balladur, les Sages ont donc décidé de sanctionner le "petit" candidat. Pour cela, ils ont dû trouver un biais juridique. Ils ont considéré que l’absence d’intérêts sur un prêt d’1,4 million de francs pouvait être assimilé à un don illégal.

Quel rôle a joué Roland Dumas ?

La lecture des comptes-rendus de séance ne semble pas montrer que Roland Dumas ait eu du mal à convaincre ses collègues de la nécessité d’éviter une crise politique en fermant les yeux sur les irrégularités commises durant cette campagne. Maurice Faure ou Etienne Dailly ont parfois ouvertement exprimé leur parti-pris devant les rapporteurs. A tel point que Roland Dumas a dû les rappeler à l’ordre le 3 octobre : "Ce matin (…) la séance a dérapé et nous avons commencé à délibérer en présence des rapporteurs, en commentant leurs conclusions. Ils ont été "froissés" et me l’ont fait savoir." Ce à quoi, Etienne Dailly répond plus tard : "Savoir ce que les rapporteurs pensent de moi m’est égal. Je ne leur dois aucun compte. Nous, nous avons prêté serment, pas eux.

Malgré ce serment qui prévoit que les sages exercent leurs fonctions "en toute impartialité dans le respect de la Constitution", le Conseil a décidé à l’unanimité de "sauver" le président élu. Concernant le cas d’Edouard Balladur, les conseillers étaient divisés, quatre contre quatre, et la voix de Roland Dumas a été déterminante.

Jacques Chirac et Roland Dumas le 24 mai 1995, à Paris.
Jacques Chirac et Roland Dumas le 24 mai 1995, à Paris. © AFP - AFP

En revanche, les relations avec les rapporteurs ont été beaucoup plus tendues. Lors d’une séance, Roland Dumas interrompt l’un d’eux alors qu’il s’apprête à lire son projet de décision de rejet du compte de Jacques Chirac. "Nous avons compris", lui dit-il... On peut noter qu’à plusieurs reprises, le président du Conseil constitutionnel suspend les séances pour se réunir avec les rapporteurs dans son bureau. Que s’est-il dit lors de ces apartés ? Aucun d’entre eux n’a jamais trahi publiquement son serment de secret. Certains sont encore en fonction aujourd’hui en tant que préfet, conseiller d’Etat ou président de chambre à la Cour des comptes. A la fin de ces trois mois de procédure, Roland Dumas a souhaité les inviter à déjeuner pour les féliciter de leur travail. Tous ont décliné.

Des neufs conseillers constitutionnels qui ont participé à ces délibérations, cinq sont aujourd’hui décédés : Georges Abadie, Jean Cabannes, Etienne Dailly, Maurice Faure et Marcel Rudloff. Michel Ameller est âgé de 94 ans, Roland Dumas de 98, Noëlle Lenoir de 72 et Jacques Robert de 92.

Une enquête d'Elodie Guéguen et Sylvain Tronchet, cellule investigation de Radio France

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