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Devant le collège de Samuel Paty : "Je ne me suis jamais autant intéressée à l’Histoire qu'avec lui"
Hommages devant le lycée du Bois d'Aulne.
© Vladimir de Gmeline

Devant le collège de Samuel Paty : "Je ne me suis jamais autant intéressée à l’Histoire qu'avec lui"

Témoignages

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À Conflans, des élèves et des parents se souviennent d’un professeur exceptionnel, et des anonymes témoignent des petits renoncements qui mènent aux grands drames.

C'est un mouvement continu. Devant le collège du Bois d'Aulne, du matin au soir, la foule défile. Des fleurs, des pleurs, un cahier d'hommages, des policiers aux aguets, des ambulances, des bénévoles de la Protection civile. À l’intérieur, une cellule d'écoute psychologique. Conflans-Sainte-Honorine, ses petits pavillons tranquilles, ses terrains de sport, et ses allées ensoleillées. Dans l'une d'elles, ce vendredi 16 octobre, un professeur d'histoire-géographie a été décapité parce qu'il avait fait son devoir, et appliqué le programme qu'on lui demandait d'appliquer.

Les élèves qui ont eu Samuel Paty comme professeur ont du mal à parler : « Je ne me suis jamais autant intéressée à l'Histoire qu'avec lui » se souvient une élève de troisième. Elle s'exprime lentement, luttant contre l'émotion, avec de temps en temps un regard pour sa mère. L'année précédente, en quatrième, Samuel Paty avait été son professeur principal, et elle l'avait retrouvé avec un enthousiasme que chaque cours confirmait : « Je me souviens de chaque sujet, de chaque période, il savait stimuler notre intérêt. L'année dernière, c'était les Lumières. Et ce module sur la laïcité, et sur Charlie Hebdo. Ça n'avait posé aucun problème. Il nous avait bien expliqué avant que cela toucherait à la religion, et que ceux qui éventuellement seraient choqués avaient la possibilité de détourner le regard, ou de sortir. Il n'a pas du tout désigné les musulmans. Ce n'était pas son genre, il ne stigmatisait personne. J'ai beaucoup de respect pour lui. »

Un professeur aussi soucieux du collectif que de chaque personne, attentif « à chaque détail pour chaque élève ». Sa mère évoque son investissement pendant le confinement, ses coups de fil à tous les parents pour savoir comment les enfants le vivaient, ses propositions de mettre à disposition du matériel informatique : « Il était le relais entre les familles et la direction, il s'acquittait parfaitement de cette responsabilité et la prenait à cœur. »

Des élèves l'ont interpellé en classe

L'épisode et la polémique de ces dernières semaines, elle en avait évidemment entendu parler, comme tout le monde au collège : « Il semblait dépassé par la situation, mais il nous faisait ses cours avec le même professionnalisme. Il nous avait dit que l'élève qui l'accusait séchait très souvent les cours, et qu'elle n'était pas là le jour où il avait montré les caricatures. Mais il était très factuel et ne rentrait pas dans les détails. Pendant une semaine, il quittait les cours quinze minutes avant la fin, on savait qu'il avait rendez-vous avec le principal, la CPE, l'académie. Nous, on se disait que si jamais il était en danger, de toute façon la direction interviendrait et la police le protégerait. »

Alors que l'année précédente ce cours n'avait posé aucun problème en classe, des élèves se mettent à faire des reproches à leur professeur, à l'interpeller en classe : « Dans ce cas-là il ne voulait pas polémiquer, il faisait sortir les élèves et les envoyait chez le CPE. Ils ont d'ailleurs compris que ce qu'on leur avait dit sur lui était faux, ils sont venus s'excuser vendredi et quand les cours se sont terminés, nous étions en paix avec lui. Nous pensions que tout passerait avec les vacances. »

"Nous sommes ses héritiers"

De sa vie personnelle, les élèves ne savaient pas grand-chose, sinon qu'il rentrait vite le soir après la classe pour s'occuper de ses fils.

La jeune élève se souvient d'une anecdote particulière : « Souvent, après les cours, nous parlions de questions existentielles et philosophiques. Un jour nous avions abordé le sujet de la mort, il nous faisait parler mais nous voulions avoir son point de vue et qu'il nous parle de la manière dont il envisageait la sienne. Il nous avait dit qu'il aurait aimé que sa mort serve à quelque chose, et que sa vie ait permis de changer le monde. Je crois qu'il l'a fait, et que nous sommes ses héritiers, nous sommes prêts. Et j'espère que dès l'année prochaine, dans les cours d'éducation civique, on abordera son histoire. »

Enzo est venu avec ses parents, Isabelle et Antoine, et son demi-frère Marco. Lui est dans l'autre classe de quatrième dont Samuel Paty avait la charge cette année. Même cours, même enseignement, et aucun problème. Ils habitent à Herblay, et Enzo a du mal à dire autre chose que : « Il était gentil ». Il ne réalise toujours pas ce qu'il s'est passé. « Ce qui nous interpelle, c'est le soutien de l'administration » disent les parents, « est-ce que les professeurs qui sont harcelés de la sorte sont suffisamment soutenus ? Ce cours, il le faisait depuis quatre ans et cela s'est toujours bien passé. »

Quand la polémique a enflé, les parents en ont été informés sur le logiciel « Oze », mis en place par la région Yvelines pour faire correspondre élèves, parents et corps enseignant. Après la plainte du père de la jeune fille, que personne ne semble connaître ici (« Ils sont de Chanteloup-les-Vignes et on ne l'a jamais vu aux réunions parents-profs »), c'est au tour du prof d'histoire-géo et de l'établissement de déposer plainte pour diffamation : « Il a vu l'inspection d'académie, puis il s'est excusé. Pour apaiser les choses. C'est toujours comme ça, d'abord on s'excuse afin de calmer le jeu et après on analyse et on étudie la situation. Monsieur Paty devait refaire le même cours à la rentrée, mais sans les caricatures. » Tous sont sidérés de la tournure prise par les choses, dans cette ville, capitale des bateliers ou de grandes fêtes sont organisées l'été sur des péniches. Mais Marco, élève en terminale pro non loin de là, à Saint-Ouen-l’Aumône, témoigne de crispations récurrentes sur les sujets religieux : « On fait attention à tout ce que l’on dit, et les profs hésitent vraiment avant d’aborder les thématiques liées à la laïcité. Tout est considéré comme une attaque. »

"J'ai peur de ce qu'il pourrait arriver à ma prof d'Histoire"

Michaël, lui, est venu de Carrières-sous-Poissy avec son fils Diego, élève de quatrième dans un lycée de quartier populaire : « Il est extrêmement choqué par ce qui s'est passé, il ne comprend pas comment on peut en arriver à couper la tête à un professeur. Alors je l'ai emmené ici, pour lui expliquer ce que sont la tolérance, la laïcité, ces valeurs auxquelles je crois et que j'enseigne à mes enfants. Comme l'écrivait Voltaire : « Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites mais je suis prêt à mourir pour que vous puissiez le dire. » Le cours sur la laïcité, Diego ne l'a pas encore eu mais il est au programme : « J'ai peur de ce qu'il pourrait arriver à ma prof d'Histoire si elle faisait ce cours » souffle-t-il.

« Malheureusement, dans certains établissements on évite d'évoquer les sujets qui fâchent » regrette Michaël, « on a cédé trop de terrain. Mon fils aîné, qui a vingt ans, est choqué aussi, mais plus dans le sens de la colère. Diego, il est en train d'essayer de mettre en ordre toutes les pièces du puzzle dans sa tête. » « Jamais les jeunes n’ont été aussi touchés » continue ce commercial d’une quarantaine d’années, « je sens qu’il se passe quelque chose. Il faut les préparer à se battre pour leurs convictions. Je trouve incroyable qu’à force de céder du terrain, on ait laissé le fait religieux s’imposer à ce point, parce qu’on a laissé un vide que les extrémistes occupent. Ce sont des gens qui se battent et qui tuent parce qu’ils ne sont pas d’accord entre eux sur ce qui se passe après la mort, quand même ! Il ne faut pas oublier ça. »

Il raconte comment il a été agressé par un père de famille, au McDonald's de Chambourcy, parce qu’il avait pris… une bière avec son menu : « Ici c’est un endroit tranquille, avec des enfants, c’est pas pour les alcooliques » » m’a-t-il dit. Il est même allé voir le manager. Ça a commencé à mal se passer et la police est arrivée. Le plus incroyable c’est ce que m’ont dit les fonctionnaires, qui voulaient avant tout calmer les choses : ils m’ont demandé pourquoi je ne m’étais pas mis à l’écart… Pour boire une bière de 25 cl qui est vendue avec le menu ! Ce qui fait s’interroger, ce n’est pas l’attitude de cet homme, c’est qu’on soit arrivé à un tel point de renoncement qu’il se soit dit qu’il pouvait se le permettre. »

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne