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EnquêteSanté

Au prétexte du Covid, toujours plus de jetable et de gâchis à l’hôpital

Le retour des équipements réutilisables pourrait soulager les soignants plongés dans la deuxième vague de la pandémie. Mais il faudrait une volonté politique qui est absente, et laisse la place au lobby du plastique et au gâchis environnemental.

Alors que la « deuxième vague » de la pandémie se profile en France, les soignants multiplient les messages d’alerte : ils craignent de nouvelles pénuries d’équipements médicaux. Gants, masques, blouses : « On est dans un état pire qu’au mois de mars, au niveau du matériel, dit Anaïs, infirmière, du collectif Santé en danger. On n’est clairement pas prêts pour une nouvelle vague. » Si certains établissements ont pu faire des stocks, nombre de praticiens témoignent de « situations invraisemblables » : fin septembre, un centre hospitalier d’Occitanie recevait ainsi des masques FFP2 périmés depuis… septembre 2013 ; dans le Grand-Est, une soignante a récupéré une livraison de masques moisis. Les professionnels libéraux semblent particulièrement mal lotis, comme l’explique une infirmière libérale dans l’Oise : « Impossible pour moi depuis plusieurs semaines de me procurer des gants… J’ai seulement réussi à avoir deux malheureuses boîtes dans ma pharmacie de ville à 8 euros la boîte ! »

Au-delà des risques de pénurie, « les prix ont a minima doublé sur la plupart des équipements », raconte Marie (le prénom a été modifié), pharmacienne dans une maternité francilienne. Ainsi, tous craignent de revivre le cauchemar du printemps, quand des infirmières ont dû porter des sacs-poubelle, faute de surblouses, des gants de jardinage et des masques en tissu cousus main. Début septembre, Amnesty International dénombrait plus de 7.000 décès de soignants à travers le monde à cause, entre autres, du manque d’équipements de protection face au coronavirus.

« Si on avait eu des masques en tissu, lavables, réutilisables, on n’aurait peut-être pas eu autant de problèmes », observe Bruno Strasser, historien de la santé, auteur d’un article paru dans The Lancet à ce propos. L’écrasante majorité des tenues et du matériel hospitalier est aujourd’hui à usage unique. En plastique ou en matières synthétiques jetables, ils sont souvent fabriqués à l’autre bout de la planète. « On ne produit pas ces équipements chez nous, on n’est pas maîtres du circuit, explique Philippe Carenco, médecin hygiéniste au centre hospitalier de Hyères, membre du Comité pour le développement durable en santé (C2DS). D’où les pénuries, d’où des prix exorbitants. »

Les masques en tissus réutilisables étaient la norme avant la généralisation des produits à usage unique.

La situation interroge d’autant plus qu’elle est récente : il n’y a pas si longtemps, la plupart des équipements médicaux étaient réutilisables, nettoyés et stérilisés au sein même des hôpitaux. « En 2009, quand j’ai débuté mon internat, on utilisait encore des lames métalliques réutilisables pour intuber les patients, raconte Lamia Kerdjana, anesthésiste-réanimatrice et présidente du syndicat Jeunes médecins Île-de-France. On est passé aux lames en plastique, mais elles étaient trop souples, on n’arrivait pas à bien travailler avec. On a donc obtenu de revenir à nos bonnes lames métalliques… mais cette fois-ci, on nous demandait de les jeter à la fin de chaque intervention ! » La stérilisation – inventée à la fin du XVIIIe siècle et utilisée avec succès pendant des décennies – n’était plus en odeur de sainteté.

« L’usage unique a une image de propreté, note Philippe Carenco. Il a été promu pour pallier le risque d’infections nosocomiales, ou de transmission de certaines maladies comme celle de Creutzfeldt-Jakob. » Sauf que, selon le praticien, « les dispositifs médicaux à usage unique ne sont pas une garantie de sécurité sanitaire » : « Ils ne sont pas toujours stériles, notamment quand ils arrivent en France après des centaines de kilomètres dans des conteneurs. » Plus généralement, « il n’y a pas de différences significatives en terme de prévention du risque infectieux entre un équipement à usage unique propre et un dispositif réutilisable bien stérilisé », explique M. Carenco, qui a notamment participé à une étude à ce sujet, à propos des tenues de bloc opératoire (surblouses, calots, masques) par la Société française d’hygiène.

Le jetable, jackpot pour les entreprises

L’argument hygiéniste en faveur du jetable ne tiendrait donc pas. C’est ce qu’a aussi constaté Bruno Strasser, au cours de ses recherches : « Jusque dans les années 1960, tous les masques étaient en tissu, et cela ne posait aucun problème d’un point de vue sanitaire ou infectieux, explique l’historien. Il existait pléthore d’études, de tests et de brevets sur les masques en tissu, on savait fabriquer des équipements très performants. » D’après lui, le passage au « tout jetable » s’est amorcé dans les années 1970, « sous la pression très forte d’industriels ». À grand renfort de campagnes publicitaires, les entreprises sont parvenues à imposer les masques synthétiques. Pour elles, c’était le jackpot : peu chers à produire, les stocks d’équipements jetables nécessitent, par essence, d’être renouvelés en permanence.

« Le mystère, c’est plutôt pourquoi les hôpitaux s’y sont mis, alors qu’ils avaient a priori beaucoup à y perdre », poursuit M. Strasser. La réponse serait à chercher du côté de la gestion et de l’administration hospitalière : « Avec le jetable, on remplace tout un système de lavage, de stérilisation et de réassemblage du matériel par une poubelle et un bon de commande, dit-il. C’est bien plus simple à gérer ! » Le tout-jetable s’est ainsi répandu comme une traînée de poudre : les unités de stérilisation se sont réduites à peau de chagrin dans nombre d’établissements tandis que les poubelles se sont multipliées.

Explosion des déchets hospitaliers

« L’usage unique ne pose pas que des problèmes, il en résout aussi, nuance Olivier Toma, porte-parole du C2DS. Mais on est passé d’un extrême à l’autre, en zappant totalement le réutilisable : bientôt on nous vendra des slips jetables ! » Résultat, constate M. Toma, « on se retrouve à mettre à la poubelle chaque année neuf millions de biberons en plastique, ou des millions de ciseaux en métal faits en Chine, qui n’ont servi à couper qu’un seul cordon ombilical. Et comme il existe très peu de filières de revalorisation, tout ceci finit à l’incinérateur. » La crise sanitaire a ainsi provoqué une explosion des déchets hospitaliers… mais peut-être aussi, un début de prise de conscience.

« Avec les pénuries, on s’est posé la question de repasser au réutilisable sur certains équipements, raconte Marie, pharmacienne hospitalière. On a abandonné les surchaussures jetables au profit de sabots lavables. Idem pour les pyjamas. » La crise sanitaire pourrait agir comme un électrochoc, espère Bruno Strasser : « Face à une pandémie, le jetable n’est pas une solution, plaide-t-il. Il faudrait constituer des stocks immenses, et en plus, cela se périme au bout d’un temps, c’est ingérable. » Aux États-Unis, selon la réserve stratégique de matériels médicaux, il faudrait 500 millions de masques par mois juste pour les hôpitaux du pays. Cette réserve n’en contenait que 30 millions en janvier 2020.

« Volonté politique » contre « logiques comptables »

Lamia Kerdjana se montre moins optimiste : « Dès le déconfinement, les administratifs sont revenus comme avant, avec des logiques comptables, se désole-t-elle. Passer au lavable, ça nécessite des investissements, en matériel et en personnel, pour faire fonctionner la lingerie notamment. » Car si les unités de stérilisation existent toujours dans la plupart des établissements, le personnel formé et compétent se fait plus que rare. En amont, les filières capables de produire des masques et autres équipements médicaux réutilisables ont disparu. Rien d’indépassable, mais « il faut une volonté politique forte », conclut le docteur Kerdjana.

D’autant plus qu’en face, « les lobbys industriels, du plastique particulièrement, sont très puissants et bien organisés, dit Olivier Toma. Nous, on part au combat avec une arbalète. » Côté pugnacité, l’État néolibéral ne montre pour le moment aucune ambition : « Il n’y a pas de vision à long terme de l’hôpital, et aucune vision de la santé environnementale. » Pas de budget pluri-annuel, pas d’interlocuteurs dédiés à ces questions au sein de l’exécutif. « Le ministère de la Santé travaille dans son coin, sans discuter avec celui de l’Environnement, déplore-t-il. Les deux sont pourtant étroitement liés, si on réfléchit la santé de demain sans penser à la crise écologique, c’est un pétard mouillé ! » Lors du Ségur, plusieurs collectifs ont porté des propositions pour « la transition écologique en santé »… sans réponse du gouvernement.

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