Kamel Daoud : "L’islamiste politique ne décide jamais d’une révolution, mais de comment la parasiter"

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Kamel Daoud : "L’islamiste politique ne décide jamais d’une révolution, mais de comment la parasiter"

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Kamel Daoud en 2019. Durant la décennie 1990-2000, il a été rédacteur en chef au Quotiden d’Oran.
Kamel Daoud en 2019. Durant la décennie 1990-2000, il a été rédacteur en chef au Quotiden d’Oran.
© AFP - ULF ANDERSEN / AURIMAGES

Tribune. Comment la Religion arrive-t-elle presque toujours à voler nos révolutions ? Comment opère-t-elle ce hold-up des espoirs et des soulèvements ? L'écrivain Kamel Daoud livre une analyse subjective, personnelle, "impliquée", de son aventure intellectuelle et artistique depuis quatre décennies.

Lors d'une conférence donnée à l'Institut du monde arabe (IMA) ce dimanche 18 octobre, l'écrivain et journaliste Kamel Daoud revenait sur les raisons pour lesquelles, selon lui, les puissances démocratiques se trouvent démunies face à la montée de l'islamisme. Dans la désillusion qui a suivie l’échec des Printemps arabes, c’est "l’idée même de démocratie [qui a été] annulée par la peur de l’invasion électorale islamiste". Pour l’écrivain, cette impuissance mêlée de fatalisme prend ses racines dans l'incapacité des démocraties à faire contrepoids aux misères quotidiennes et à définir, en somme, le bonheur.

"Mais où sont les islamistes ?

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Depuis quelques années, cette question expose une obsession médiatique mondiale pour tout ce qui fait l’actualité politique dans le monde dit "arabe" ou dit "musulman". Mon opinion est que le traumatisme de la naissance de la République islamique iranienne est encore présent dans les esprits mais aussi, plus immédiatement, les crashs des "printemps arabes" avec un retour du verrouillage du champs de la concurrence politique entre islamistes et dictatures. Cette manie médiatique est souvent très mal perçue par les élites laïques ou progressistes du "Sud" : voilà que, par-delà les efforts, les militantismes tenaces et les sacrifices, on ne retient que ce qui peut faire peur (islamiste), au lieu de ce qui peut laisser espérer (le militant progressiste). La simplification est vécue comme un outrage, sinon une réactualisation de vieux clichés colonialistes : l’Autre n’est distingué que par le coefficient de sa barbarie ou de sa résistance à cette barbarie. Dans le casting des perceptions médiatiques, un curieux détail à relever : le militant est un héros singulier, un individu, une particularité, l’islamiste est une foule, un flux, une masse en équilibre incertain entre le reflux ou l’invasion. 

Pour répondre à la question "où sont les islamistes ?", il faut revenir sur quelques faits des deux dernières décennies.

Juste après les enthousiasmes déclenchés par les printemps arabes, on consentit peu à peu à la réalité terrible : entre la dictature et le califat, il y a très peu d’espoir ou de place pour la démocratie. A la dictature, longtemps décriée et caricaturée, on admit, discrètement, la vertu mauvaise et nécessaire de la stabilité. Au califat potentiel, on reconnut la puissance de recrutement des islamistes. Dans le partage du butin des foules, la dictature définissait la sécurité, les islamistes inspiraient le rêve de puissance et de retour à l’âge d’or. Entre le deux, vaillants et inutiles, les progressistes se retrouvèrent peu à peu repoussés vers le rôle respectable de martyrs aux limes de l’empire, de résistants courageux et sans triomphes, incarnant l’impossibilité d’étendre l’utopie démocratisante au reste du monde. Cette occidentalisation de l’image des élites progressistes dans le monde dit "musulman" fut imposée sous la double pression des perceptions occidentales incapables d’aller au-delà de la formule orientaliste de "l’autre selon soi", et des propagandes islamistes ou de régimes qui, par réaction habile, se posaient en gardiens des valeurs "authentiques" nationales. Ces valeurs sont le patriotisme, la vertu morale, la justice, la sécurité, l’authenticité. A l’occasion, quand les dictatures convoquent le mythe de la décolonisation, le reliquat mémoriel de la colonisation trouve son usage, chez les islamistes, dans la réactualisation du vieux récit de la croisade et de la contre-croisade.

Les islamistes ont su adapter leurs réponses aux contradictions que leur imposait l’exercice du politique 

Ainsi, et après la confrontation militaire, et durant les deux dernières décennies, les islamistes ont su adapter leurs réponses aux contradictions que leur imposait l’exercice du politique : négociations, alliances, conquêtes "horizontales" de la société par la mainmise culturelle ou institutionnelle, engagements de proximité, syndicalismes, électoralismes prudents ou concessions majeures. C’est qu’en Algérie, ou ailleurs, le souvenir de la guerre civile algérienne des années 1990 avait bien servi de leçon aux élites islamistes selon leurs propres aveux. D’autres, comme en Tunisie, au Maroc, marqués par ce crash, s’en souviendront pour tenter de réinventer à leur bénéfice l’exercice du politique, de l’adapter. En arrière-plan, par soutien financier ou par poids du modèle offert, se profilaient les ombres des pays parrains de chaque formule : l’entrisme d’Erdoğan, la puissance de l’orthodoxie saoudienne, les modes de conquêtes qataries…etc. 

Bien sûr, il est inutile de prétendre à l’exhaustivité ou à la spécialité universitaire dans cette intervention. J’y tente seulement le résumé, simplifié et subjectif, que peut se faire un Algérien, né, politiquement à la fin des années 1980 avec l’émergence violente des islamistes et des djihadistes en Algérie, du souvenir flou du choc de la prise du pouvoir par les ayatollahs en Iran, de la découverte de Saddam dans un trou à Tikrīt, de la chute si futile de Bagdad, rééditée après tant de siècles, ou du frisson indicible éprouvé à l’annonce de la fuite de Benali. Une collection muette, émotive, de faits, dates, d’images et de frustrations qui conditionnent, souvent, aujourd’hui dans le monde dit "arabe", la conscience de l’intellectuel, du militant et du simple croyant ou citoyen. Cette vision explique, aujourd’hui, la peur que nous éprouvons souvent face à l’avenir et la réinvention permanente du passé. 

L’idée de démocratie est annulée par la peur de l’invasion électorale islamiste

La réalité d’aujourd’hui, entre ferveurs et désillusions, appréhension et espoir est qu’à chaque fois que resurgit l’appel d’une révolution, se dessine aussi le spectre inquiétant de l’échec : allons-nous échapper aux islamistes et à la dictature et au cercle fermé de leur négociations sanglantes menées sur nos corps, nos terres et nos biens ? Y a-t-il une vie possible entre les totems de nos échecs ? Comment faire et que faire ?

La récupération par les islamistes de toute grande rupture politique dans le monde dit "arabe" est aujourd’hui vécue comme une fatalité. L’idée même de démocratie est annulée par la peur de l’invasion électorale islamiste. Beaucoup le pensent, peu le formulent. Quelles raisons expliquent ce fatalisme politique ? D’abord, à mon humble avis, celles que l’on s’avoue : "ils sont nombreux, forts, structurés, financés". Et il y a les raisons qu’on refuse d’admettre parce qu’elles posent, en miroir cruel, le reflet de nos impuissances : l’impossibilité pour les élites progressistes à sortir de l’urbain mental, à aller vers les villages, à proposer, subir, contourner les interdits, trouver une langue accessible, déchiffrer le concept pour la majorité ou offrir de l’espoir et du bonheur en visions d’avenir. (…)

L'Invité(e) actu
29 min

A chaque fois, par expérience, nous avons vu le courant islamiste observer les soulèvements en périphérie, en juger la force selon les critères de la prudence acquise, décider et s’engager aux tiers jours de la "révolution". C’est-à-dire lorsque les chances de renverser le dictateur sont là. Autant que les monothéismes nés du parasitage d’empires anciens, autant l’islamiste politique ne décide jamais d’une révolution, mais de comment la parasiter. Faut-il revenir aux exemples ? Ils sont nombreux et désespérants, en Algérie, en Tunisie, en Égypte ou ailleurs. Cette loi de la récupération sournoise semble être insurmontable et aujourd’hui, même si on veut l’ignorer, elle constitue la matrice des désespérances intellectuelles des élites chez nous : pourquoi tant s’engager et risquer si, à la fin, c’est ce courant qui récupère la mise ? D’ailleurs, comme pour encore confirmer la triste loi, la séquence est presque définitive : révolution, récupération islamiste, négociations islamistes versus néo-régime ou engagement électoral sans prudence, putsch et retour de la dictature au nom de la stabilité. C’est la théorie de l’ennemi utile qui prévaut sur le dos du rêve de la démocratie. Le régime en sort souvent gagnant et confirmé dans son rôle de stabilisateur face à des foules apeurées par les possibles et si coûteux chaos, et les islamistes y augmentent leur visibilité et leur légitimité de martyrs en attente d’une prochaine réincarnation, d’un prochain round. Au fil des cycles, ce sont les concessions entre les deux qui décident des lois et des rapports de forces et ce sont nos libertés qui s’amenuisent. Le rêve de démocratie s'amoindrit entre dictature utile et califat en conquête douce. Pour la conscience intellectuelle du militant du sud, le désespoir s’aggrave avec une évidence souvent niée : une élection ouverte conduira sans erreur vers un califat tant les électeurs sont "islamisés". Et un refus d’élection n’est que l’expression concrète d’une dictature.

En Algérie cette équation fermée a intoxiqué les débats, les engagements, et a mené la réflexion à l’usage stérile de la démission, du déni ou de la violence entre sectes et courants progressistes. On nomma ces clans "réconciliateurs" et "éradicateurs", mais aujourd’hui comme hier, il s’agit de simplifications pour désigner le même échec et les mêmes vanités. 

Les islamistes muent et mutent

On le sait aujourd’hui, les islamistes muent et mutent. S’ils ont toujours le rapport de force statistique en leur faveur, c’est pour deux raisons, selon moi. La première, on le comprit peu à peu dans nos géographies : ce courant possède une puissance de frappe et de recrutement énorme, parce qu’il a de l’argent, des moyens financiers colossaux mis à disposition par ses parrains, un réseau de propagande que sous-traitent les mosquées, des prêcheurs internationaux et des leadership efficaces. La misère culturelle dans le monde dit "arabe" est le versant visible de la puissance de propagande adverse, celle des islamistes. Ce courant possède aussi des médias, un récit convaincant et a su travailler sur deux segments affectifs puissants : l’orthodoxie religieuse et le souvenir douloureux de la colonisation qui était un fait de l’Occident et qui déteint sur les valeurs universelles que ses élites défendent courageusement : liberté, sexualité, lois, laïcité…etc.

Sur quelques poteaux de feu de signalisation à Oran, on pouvait lire il y a un moment des conseils : "profite de l’attente pour invoquer Dieu et demander son pardon". L’usage de ces pancartes se généralisera jusqu’à l’outrage à un moment partout dans le pays. On en fit un acte de volontariat. Cette invasion textuelle de la littérature religieuse est insidieuse, attentive aux brèches de nos faiblesses si humaines. On la retrouve là où on est obligé à l’intolérable patience, soumis à l’angoisse ou aux vides : salles d’attente, panneaux de routes, administrations, guichets…etc. Du point de vue technique, c’est une prouesse de la propagande : on sait l’âme fragile quand elle attend, quand elle ne sait pas comment combler le vide ou faire face aux angoisses de notre condition. C’est là que l’on s’ouvre au rêve ou à l’utopie, à la culpabilité et au rêve du pardon. Dans cet exemple, j’ai toujours vu le génie, morbide, de ce courant que nous, progressistes, n’avons pas : percevoir où est la douleur ou la peur, aller là où personne ne va et proposer un rêve et des intermédiaires pour le réaliser. Convertir le poids de la condition humaine en possibilité d’apesanteur par la foi, en dispense par la soumission et le Pardon. 

Un autre exemple ? Un roman en Algérie coûte mille dinars au moins. Un livret qui vous décrit le paradis est gratuit. Et, au ciel, il n’y pas que Dieu? mais des satellites qui diffusent des dizaines de chaines TV religieuses, radicales, islamistes. 

Conclusion ? Le rêve des foules est comme l’eau : il suit les pentes et s’arrête aux creux. On dit chez nous que "l’eau est craintive".  

Les islamistes gagnent au match des propagandes

La seconde raison, évidente désormais, de ce triomphe n’est pas seulement l’intelligence tactique du prosélyte, mais aussi la possibilité d’exercer ce talent d’usure : les régimes, chez nous ont compris depuis des décennies l’utilité de cet ennemi si commode. Les islamistes renforcent le rôle de la dictature. Autant les laisser s’agiter, avec cependant une double sécurité : celle de la négociation pour les intégrer à la rente et celle de la répression pour en domestiquer les prétentions excédentaires. Aujourd’hui, on le sait, rien n’est plus utile pour un dictateur qu’un prêcheur enflammé. Et vice versa.

C’est cette réalité, cette puissance de conversion et de réflexion sur le réel, cette possibilité d’accéder au pays vaste et aux esprits qui fait la force des islamistes. On ne va pas le nier et l’accepter, c’est déjà réfléchir au lendemain d’un rééquilibrage possible. Dire, comme on y insiste, avec frissons et effets de manches en Algérie aujourd’hui que les islamistes se sont dissous dans l’élan révolutionnaire est une coûteuse illusion spéculative, un rêve urbain enfermé dans les cercles concentriques d’un militantisme sans accès aux réalités. Ce n’est point un jugement porté sur le courage admirable ou les bonnes volontés, loin de là. Il s’agit de politique, de négociation, de rapport de force et de définitions des termes de l’engagement. Une analyse sur le monde de l’affect et de la réaction ne mènera à rien, et ne fera que confirmer les conquêtes d’autrui. Personnellement, je suis souvent attristé d’entendre mes plus proches amis à Alger déclarer que durant les "marches" du vendredi, les islamistes sont rares, invisibles, vaincus, dissous dans l’élan de la démocratisation. J’y ai moi aussi cru, car un soulèvement est un moment du triomphe amoureux : il garde la puissance et le droit d’illusion que nous offrent le baiser et la noce. C’est une force, mais aussi un aveuglement qui rend une vie heureuse, si étincelante adossée à la sombre mort. Mais la réalité est toute autre quand on est un intellectuel dispensé des enfermements urbains et des injonctions sectaires : les islamistes sont là, mais pas dans les rues ou les selfies. Ils sont dans les chambres de commerce en Algérie, dans les syndicats, dans le bénévolat, les associations, les réseaux du préscolaire, la formation, le volontariat. Ils s’adaptent après le procès pour crime de guerre civile et la conscience que l’irruption trop téméraire dans le champs politique est toujours dangereuse. Ils se sont convertis à l’idée d’un travail lent, puissant et patient sur la société. L’islamisme, comme je l’avais écrit, est devenu "horizontal". Ce qui lui importe, c’est le corps, les textes, la Loi, la culture, l’accès aux mosquées, les médias. Il laisse la question du pouvoir au Sommet aux temps à venir. L’islamiste en Algérie s’est "erdoganisé" pour oser une formule lapidaire. Son invisibilité ne doit pas être, à mon humble avis, confondue avec son inexistence ou sa défaite toute théorique. De temps à autre, entre un militant condamné pour athéisme à dix ans de prison, une campagne pour voiler les femmes ou une hystérie menée par les chefs d’orchestre de la propagande islamiste sur les réseaux sociaux dont ils ont la maîtrise, ce courant s’impose, décide du débat et prononce des verdicts d’apostasie ou des attaques contre les "laïcs". De quoi revenir dans la visibilité et surtout se poser comme arbitre et commissaire politique des débats et les faire dévier vers le secondaire.  

"Que faire alors ?"

C’est la si vieille question, née il y a plus d’un siècle. Comment procéder entre une dictature féroce et des islamistes agressifs et organisés ? Comment agir et convaincre ? Comment dépasser l’illusion numérique et la tendance morbide aux tribunaux pour pairs entre démocrates ? Je vais raconter, pour tenter une réponse insuffisante, une anecdote et citer un texte. 

Il y a quelques années, je vécus une scène très révélatrice. J’avais été à l’enterrement d’une proche et j’assistais à la mise en terre du corps. Ce fut un imam volontaire, jeune, l’œil vif qui procéda au rite et au prêche. Soudain, dans sa bouche, une longue prière, accompagnée des "Amen" hésitants et perplexes de cette foule villageoise, fut dédiée à Morsi, le bref Président égyptien issu des Frères musulmans. Il venait de décéder, mystérieusement dit-on, dans les prisons du Général Es-Sissi. Cela m’offusqua que cette usage charognard de l’événement triste, cette indécence politicienne. Mais j’y étais, je dois l’avouer, habitué avec ce courant politique qui savait faire usage des espaces et contourner les interdits policiers des régimes. Voilà, à cette époque, que le courant investissait, loin des surveillances, les enterrements et les mariages, les fêtes maraboutiques et les célébrations rurales, faute de pouvoir organiser des meetings et des rassemblements partisans. Les islamistes savent y faire et c’est ce qui manque dans le catalogue de leurs adversaires : l’accès, l’accessibilité. On se souvient tous, en Algérie, de ce qui terrorisa le plus le Régime de Bouteflika l’année de sa chute : non pas les grandes analyses de partis d’opposition encerclés dans leur QG à Alger, mais les agissements loufoques, rusés, inattendus et efficaces d’un acteur politique surprenant : Rachid Nekkaz. Celui-ci, peut-être par inaptitude à l’analyse, par bricolage, aboutit au concret : aller dans les villages, les villes moyennes et rencontrer les jeunes, les chômeurs, les exclus de la visibilité et des langues savantes. Paré du prestige de la bravade antifrançaise, de l’aura du renoncement et de la réussite financière, convaincant à cause de son choix de retour au pays natal fantasmé, il sut paradoxalement dire tout en ne disant rien. Sans discours, ni prêches. Il n’est en rien la figure du militant sacrifiant la sécurité et la vie à l’idée noble, il est loin du prestige de ceux qui sont mort pour la démocratie en Algérie, il a su cependant en tirer profit. Aujourd’hui encore, son périple si clownesque incommode les professionnels de l’opposition sédentaire.

L’incapacité à miser son corps autrement que dans la posture de victime de la répression policière, le manque d’une langue commune, le désengagement physique et le manque de moyens de propagande ont fait la défaite de nos futurs et la victoire des adversités. Mais il n’y pas que cela. Au plus intime, et c’est ma conviction, il y a autre chose : l’impuissance et l’incapacité à définir le bonheur. Voici l’extrait d’un texte banal, accessible sur le net dans la galaxie de la littérature islamiste, lisible et encore très puissant lorsqu’il l’est en arabe : 

C'est la plus belle chose que les yeux aient vue et la plus grande félicitée dans laquelle les âmes habitent. C’est un endroit que Dieu a rempli de bonté, de miséricorde, d'amour et de bonheur. Ses bienheureux n’y souffrent ni de maladie, ni d'inquiétude, ni d'affliction. Ils ne défèquent et n'urinent pas. La terre est de musc et de safran, et son toit au-dessus des croyants est le trône du Très Miséricordieux, et ses cailloux sont de perles et de bijoux. Ce lieu à a été construit avec une brique d'argent et une brique d'or. Les fruits de ses arbres sont grands, plus doux que le beurre et plus doux que le miel. On y trouve, en abondance, du lait, du bon vin, et la nourriture de ses habitants est de la viande, de fruits et d'oiseaux, selon les besoins. Leur boisson est le gingembre, le tanin et le camphre, et les tiges de ses arbres sont en argent et en or. Les arbres sont si vastes que le cavalier rapide marche à leur ombre pendant cent ans sans les dépasser. Les visages de ses habitants sont comme l’astre de la pleine lune. Leurs jeunes hommes sont comme les perles cachées, et les épouses des hommes du ciel sont vierges éternelles, et ce qui est dans les veines des femmes peut être vu. Les femmes de ce lieu sont purifiées de la menstruation, de l'accouchement, des excréments, des crachats et de tous les défauts qu'une personne peut subir dans notre monde. Les croyants vivent dans la béatitude éternelle et jouissent du bonheur de l’Immortalité, de la santé après laquelle il n'y a pas de maladie et dans la beauté qui n'est pas affectée par le passage des années.

C’est la description du Paradis. 

Celui qui, aujourd’hui, ne propose pas la récompense seulement au croyant, mais fait contrepoids aux misères quotidiennes et à l’échec national. Je parle de ce "paradisme" qui, en termes d’utopie, a remplacé, non seulement dans les croyances, mais surtout l’utopisme du développement, de l’enrichissement et de la maîtrise de la modernité que les régimes des lendemains des indépendances ont promis. Aujourd’hui, le paradis n’est plus une question de foi, mais un projet de récompense, une utopie et on sait que les révolutions sont souvent le renouvellement sanglant des utopismes. On peut sourire de l’importance donnée à cette croyance et pourtant, c’est elle aujourd’hui qui impose son poids sur les visions d’avenir des citoyens anonymes, des croyants, des fidèles. Peu à peu, le "paradis" (non comme acte de croyance, mais comme instrument du songe collectif) semble avoir vidé les utopismes "développementismes_"_ d’avant, les visions de pays à venir souverains, puissants et heureux. Cette vision post-mortem fait partie aujourd’hui de la quotidienneté et se propose comme un futur qui compense et récompense. Les islamistes savent en user : le Paradis c’est l’échec de l’ici-bas, mais aussi le déclassement, vers le futile, du réel, du devoir de l’assumer et de le changer. Le paradis vide la terre et la dépeuple en quelque sorte et apporte un démenti absolu au discours politique de la promesse séculaire. Il affirme l’inanité de toute citoyenneté terrestre.

Cette lente transformation du citoyen, habitant de la cité, en croyant habitant de l’utopie post-mortem est aujourd’hui opposable aux luttes pour des démocratisations véritables dans nos pays. C’est la question que nous avons tous, par souci de compromis, par prudence, par peur, par lâcheté ou par choix du moins pire, éludé : le poids de la religion, la fatalité de la religion dans le sens donné à nos révoltes et révolutions.

"J’ai toujours imaginé le Paradis comme une sorte de bibliothèque", disait Borgès. J’y ajoute, "c’est une bibliothèque remplie de livres de propagande que, malheureusement, nous n’avons pas su écrire".

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