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"Permettre à la langue française de tout dire" : comment l'Etat veut freiner l'essor du franglais
© Philippe Lissac / Godong / Photononstop / Photononstop via AFP

"Permettre à la langue française de tout dire" : comment l'Etat veut freiner l'essor du franglais

Langue française

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Cela fait des décennies que l’Etat s’assure de la création d’équivalents français pour les mots étrangers, essentiellement anglais. Immersion dans les coulisses d’une politique linguistique méconnue.

Imaginez le Général de Gaulle dans une start-up. Et imaginez sa tête en assistant aux meetings, brainstormings et briefings ? Lui qui écrivait déjà en 1962 à son ministre des armées, Pierre Messmer : « J’ai constaté, notamment dans le domaine militaire, un emploi excessif de la terminologie anglo-saxonne. Je vous serais obligé de donner des instructions pour que les termes étrangers soient proscrits chaque fois qu’un vocable français peut être employé » ajoutant à la main « c’est-à-dire dans tous les cas ».

Soixante ans plus tard, le flot d’anglicismes ne s’est pas tari. L’Etat n’est pourtant pas resté inerte. Fidèle promoteur de la langue française depuis cinq siècles, il encourage aujourd’hui la création d’équivalents français pour chaque terme étranger. Evidemment, il ne s’agit pas de remplacer merguez, match, sushi, et autres innombrables mots voyageurs qui habitent le français. « Notre objectif est de permettre à la langue française de continuer à tout dire », explique Paul de Sinety, Délégué général à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), aux manettes de cette politique.

Ne pas passer à côté des innovations

Tout est fait pour que le français ne passe pas à côté des innovations du moment. Dans l’agriculture, l’urbanisme, l’environnement, les termes naissent souvent en français. Mais ailleurs, ils débarquent parfois dans leur habillage anglophone. « Ce sont des mots techniques que la plupart des gens n’utiliseront jamais, dévoile Pierrette Crouzet-Daurat, cheffe de la mission du développement et de l'enrichissement de la langue française. Savez-vous par exemple qu’une centrale nucléaire compte un million de mots ? ». Seule une poignée de locuteurs maîtrise ce langage de spécialistes. Une technicité telle que leur « transposition » en français requiert des experts du domaine plutôt que des poètes.

Biologistes, informaticiens ou ingénieurs, ces professionnels œuvrent bénévolement, mus par esprit de service public et amour de la langue. Au sein de 19 groupes ministériels, ils se retrouvent régulièrement pour ratisser les derniers anglicismes qui ont pénétré leur secteur et imaginent un équivalent français, assorti d’une définition claire. S’ensuivent des navettes dignes d’un Parlement bicaméral. Les propositions lexicales des experts passent d’abord devant la Commission d’enrichissement, qui les retravaille sur la forme et s’assure de l’adhésion de tout un réseau de partenaires francophones.

Une armée des ombres

La règle de l’unanimité prévaut : « Si le terme a vocation à s’implanter chez les locuteurs, autant qu’il soit déjà accepté par tous les membres de la Commission… » développe Pierrette Crouzet-Daurat. Le terme part en validation à l’Académie française, puis glisse dans un parapheur qui attend la signature du ministre. Une fois paru au Journal officiel et sur le site France Terme, l’administration se doit d’employer cet équivalent français.

Sur les 200 termes créés par an, une partie glisse dans le langage courant. Mais impossible de prévoir à l’avance lesquels. Qui aurait imaginé qu’ « ordinateur » et « logiciel », deux créations lexicales de toutes pièces, connaîtraient une telle renommée ? Elles se sont discrètement substituées à computer et à software. « Dans ce domaine, nos succès sont invisibles : nous sommes l’armée des ombres », relate le linguiste Bernard Cerquiglini, ancien délégué général à la langue française et aux langues de France.

Un consensus brisé

Tout cela n’a pas empêché le franglais de pulluler. Renommés « californismes », ces pelletées d’anglicismes soulignent que ces équivalents français ne « prennent » pas toujours, loin s’en faut. Mais où se trouvent les trous dans la raquette ? Le principal écueil serait peut-être la rapidité du processus. La recherche d’unanimité, les multiples allers-retours, les délais de validation (s’étirant jusqu’à deux mois pour l’Académie française) reportent d’autant la création du néologisme. Six mois minimum sont nécessaires, laissant le temps à l’anglicisme de s’installer dans le paysage.

Par ailleurs, le succès de cette politique repose sur l’implication de tous les acteurs. Une fois disponibles, encore faudrait-il que ces termes français soient repris par les prescripteurs. « Il faut que les médias s’en emparent, que les personnalités politiques aient le courage de dire les bons termes en français insiste Paul de Sinety. Quelques occurrences au journal de 20 heures et par plusieurs personnalités dans les matinales d’information suffisent à lancer un mot. » Pour le néologisme « infox », la journaliste Elisabeth Quin a annoncé en direct que le mot se substituait à fake news. Telle une marraine, elle a employé à plusieurs reprises « infox », qui s’est répandu comme une traînée de poudre. Mais nombre d’autres néologismes aurait bien besoin d’un tel parrainage…

Un consensus fissuré

Car il est clair que la société ne fait pas bloc. La loi Bas-Lauriol, qui impose l'usage du français dans l'affichage public et la publicité commerciale, ancêtre de la loi Toubon, avait été votée par le Parlement à l’unanimité. Nous étions en 1975. Depuis, le consensus s’est fissuré. Tournée en dérision, la loi « all good » de 1994 a été violemment critiquée. Publicitaires, lobbyistes et médias, Le Monde en tête, ont ferraillé contre elle. Bernard-Henri Levy, Alain Minc et Edwy Plenel sont montés au créneau dans un front commun. Emanation de « la France moisie » pour les uns, contrepoids ringard à l’anglais, quintessence de la modernité, pour les autres.

C’est cette affriolante modernité qui pousse le monde des affaires à s’américaniser, dans sa communication interne comme externe. Jusqu’à faire douter certains publicitaires que le français restait percutant… Même les entreprises publiques ont cédé aux chants de sirènes de la langue de Wall Street, de « Ma French Bank » de la banque postale à « IZI by EDF ». Les politiques eux-mêmes lâchent parfois la langue nationale. Chez Emmanuel Macron, l’emploi d’anglicismes était frénétique, lui qui promouvait « Choose France » et avait rebaptisé « helpers » les militants d’En Marche !

Un franglais condescendant ?

Dans ce contexte, la publication des équivalents français s’accompagne de railleries sur les réseaux sociaux. Quand burn out se transforme en « syndrome d’épuisement professionnel », on s’interroge : qui va utiliser une terminologie bien peu économe en mots ? Ces termes sont souvent descriptifs parce qu’ils ont justement été créés pour rendre l’anglicisme transparent. « Mode de la rue » s’imposera-t-il face à street wear ? Et « verdissement d’image » face à greenwashing ? « Ça claque moins que l’anglais » : tel est le reproche communément adressé à ces néologismes.

Dans les hautes sphères, cette politique a longtemps été perçue avec condescendance. Pourtant, depuis les gilets jaunes, Emmanuel Macron tourne sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler franglais. Car derrière l’usage des anglicismes se dissimule une fracture socioéconomique. Les plus friands sont souvent les mieux insérés dans la mondialisation. Ignorant que toute une partie du pays silencieux est « gênée ». Un sondage bientôt publié révèle que « près de la moitié des Français se déclare agacée, ou hostile, face aux messages publicitaires en anglais », selon le ministère de la Culture.

Le modèle québécois

Pas de tels atermoiements au Québec où règne un état d’esprit plus consensuel. Il faut dire que les Franco-Canadiens ont longtemps été privés de mots français pour désigner la modernité. Il fut un temps où la description d’une voiture ne pouvait se faire, par défaut, qu’en anglais… Les francophones se savent aussi pris en tenaille par la démographie anglophone. « Le recours excessif à des emprunts pourrait être perçu au Québec comme risquant de mener, à moyen ou à long terme, à un déclin du fait français en Amérique », analyse l’Office québécois de la langue française qui veille sur la langue de Molière.

Les administrations, les particuliers et les entreprises « se tournent spontanément vers [nous]lorsqu’un terme anglais tend à se répandre », relate l’Office. Une fois l’anglicisme repéré, les terminologues, selon leur spécialité, créent au plus vite un équivalent doté d’une forme « courte, transparente, attrayante ». Ensuite, les médias, Radio-Canada en tête, les mettent naturellement en avant. C’est ainsi que les Québécois refaçonnent des réalités californiennes en français. Quitte à recourir à des traductions littérales du terme anglais ou à les construire de toutes pièces. « Divulgâcher » (spoiler), « infonuagique » (cloud computing), « mot-clic » (hashtag), « baladodiffusion » (podcast), « pourriel » (spam), « égoportrait » (selfie), ou le célèbre « courriel » habitent le quotidien des Québécois. Plusieurs de leurs trouvailles ont d’ailleurs traversé l’Atlantique. Ce qui prime dans la Belle Province, c’est l’efficacité de la substitution. En France, c’est que le citoyen dispose de la définition claire d’un nouveau concept.

Kakémono sauvé par l’Académie

Cette sensibilité à la langue est une particularité assez française. Pas sûr qu’on oserait brandir un « Jobs Act » comme le gouvernement Renzi l’a fait en Italie. L’italien réceptionne nombre d’anglicismes mais, heureusement, il exporte encore des italianismes. Il a légué au français via ferrata que connaissent bien les alpinistes. Parmi ces récents emprunts non anglophones figure aussi kakémo. Ce japonisme a failli être remplacé par « bannière publicitaire », mais l’Académie française l’a sauvé. Quand il ne s’agit pas d’anglicisme, tout le monde se détend. « Cette politique n’est pas une ligne Maginot contre les mots étrangers, c’est un contrepoids à une pensée uniquement américanisée », explique Pierrette Crouzet-Daurat.

La prolifération des anglicismes n’en reste pas moins impressionnante, mais nombre d’entre eux, avec le temps, passent à la trappe. « Le plus grand cimetière en France est celui où reposent les anglicismes morts dans l’obscurité, rappelle Bernard Cerquiglini. Relisez Etiemble [auteur de Parlez-vous français ?], relisez Proust : leurs anglicismes ont disparu. » Avec ou sans anglicismes, puisse le français claquer comme un coup de fouet au vent !

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne