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Pierre-André Taguieff : "Ce pseudo-antiracisme rend la pensée raciale acceptable"
© Francois Goudier / Gamma-Rapho

Pierre-André Taguieff : "Ce pseudo-antiracisme rend la pensée raciale acceptable"

Entretien

Propos recueillis par

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Dans "L'imposture décoloniale", Pierre-André Taguieff dissèque que le "nouvel antiracisme", qui tend à s'imposer tant dans les milieux militants qu'universitaires, ainsi que ses impasses.

Marianne : Comment définissez-vous le « nouvel antiracisme » ?

Pierre-André Taguieff : Il est victimaire et identitaire, et rompt avec la tradition du combat contre les préjugés raciaux fondé sur l’universalisme des Lumières. Il dérive de la définition antiraciste du racisme fabriquée par des militants afro-américains révolutionnaires à la fin des années 1960, et connue sous diverses dénominations : « racisme institutionnel », « racisme structurel » ou « racisme systémique ». Il ne s’agit pas d’une conceptualisation du racisme, mais d’une arme symbolique qui consiste à réduire le racisme au racisme blanc censé être inhérent à la « société blanche » ou à la « domination blanche », celle-ci étant la seule forme de domination raciale reconnue et dénoncée par les néo-antiracistes. La société blanche tout entière serait donc intrinsèquement raciste. Qu’ils en soient conscients ou non, « les Blancs » seraient des dominants et des « racisants », ce qui revient à nier les responsabilités individuelles non sans faire obstacle à l’identification des vrais coupables. C’est aussi effacer les noms de ceux qui, en Europe, ont dénoncé l’esclavage et le colonialisme.

Il s’ensuit que le racisme anti-Blancs ne peut pas exister. C’est là un article de foi fondamental du nouveau catéchisme « antiraciste ». L’une des conséquences de cette pseudo-conceptualisation du racisme est qu’elle multiplie à l’infini ceux qui seraient « racistes » sans le savoir, dès lors qu’ils sont identifiés en tant que « Blancs ». Tout « Blanc » est ainsi suspecté de racisme jusqu’à preuve du contraire. Quand un malheureux « Blanc » s’indigne d’être accusé de racisme, c’est qu’il exprime sa « fragilité blanche », par laquelle il se dévoile comme raciste.

Ce « nouvel antiracisme » recourt à des catégories raciales pour se définir dans ses fondements comme dans ses objectifs. D’où le paradoxe d’un antiracisme racialiste, voire raciste, dès lors qu’il puise, non sans violence verbale, à la thématique du racisme anti-Blancs. C’est pourquoi il serait plus adéquat de le caractériser comme un pseudo-antiracisme, et, plus précisément, comme un antiracisme anti-Blancs. Mais un antiracisme anti-Blancs, c’est un « antiracisme » raciste.

En quoi est-il dangereux, selon vous ?

Ce pseudo-antiracisme rend la pensée raciale acceptable. Il fait de l’Occident, essentialisé et démonisé en tant que raciste, l’objet principal d’une haine sans limites. Il s’agit d’une nouvelle version, racialisée, du choc des civilisations, présupposant une conception manichéenne du monde qui se traduit culturellement et politiquement par une guerre des races, des ethnies, des religions. Les néo-antiracistes appellent à renverser le rapport dominants/dominés qui recouvre le rapport racisants/racisés, c’est-à-dire Blancs/non-Blancs. Mais l’inversion revient à conserver la structure hiérarchique supposée existante en plaçant « les Blancs » en position de dominés, en raison de fautes ancestrales qu’ils doivent expier. Ils doivent se faire pardonner d’être « blancs » par des conduites de repentance et des pratiques de traitement préférentiel (affirmative action, discrimination positive) destinées à promouvoir des individus « issus de la diversité », c’est-à-dire des non-Blancs. D’où, par exemple, le projet de « décoloniser » l’enseignement supérieur en écartant les « Blancs » des postes d’enseignement, en cours de réalisation dans certaines universités aux États-Unis ou aux Antilles. Il y a là l’expression d’une volonté de vengeance idéologisée, alimentée par des légendes (la colonisation assimilée à un processus d’extermination des non-Blancs), des fantasmes victimaires et des visions essentialistes – « les Blancs » tous racistes, « les Noirs » tous victimes du racisme, etc. Chez ces propagandistes, la confusion entre racisme d’exploitation et racisme d’extermination est érigée en principe d’explication.

N’est-il pas justifié par les discriminations à l’embauche et au logement, ou par les violences policières ?

Personne ne nie le fait qu’il y a des discriminations à l’emploi et au logement, qu’il faut condamner et sanctionner en appliquant strictement la loi. Mais on doit aussi souligner que les discriminations ne se réduisent pas aux discriminations ethno-raciales. De nombreux autres facteurs interviennent : le sexe, les handicaps, l’obésité, l’âge, la santé, etc.

Qu’il y ait des policiers racistes, nul ne le nie : il y a des racistes dans tous les secteurs de la société. Nul ne nie non plus la réalité des bavures policières, qui font l’objet d’enquêtes de l’IGPN. Mais postuler que « la police est raciste » relève de la généralisation abusive et de la pensée-slogan. Bref, les discriminations existantes ne font pas de la société française une société raciste, et les violences policières ne transforment pas les forces de l’ordre en milices racistes.

Existe-t-il des différences entre « postcolonialistes », « décolonialistes » et « indigénistes » ?

Les rivalités entre les groupes et les personnes pour acquérir notoriété et visibilité ne doivent pas cacher le consensus de base sur les valeurs et les normes. Les dogmes idéologiques sont les mêmes, mais les discours diffèrent en fonction des auditoires ciblés et des objectifs à atteindre. Les postcolonialistes s’adressent en priorité aux enseignants et aux étudiants du Supérieur qu’ils veulent rallier à leur vision du monde, alors que les décolonialistes et les indigénistes (spécialité française liée à l’existence du Parti des Indigènes de la République) ont des ambitions avant tout politiques. Les premiers cherchent à exercer un pouvoir intellectuel et culturel pour s’imposer dans les médias ou dans le champ universitaire (notamment pour obtenir des postes), les seconds à faire pression sur les partis et les milieux militants de gauche pour les conduire à épouser leurs thèses.

Ces nouveaux prêcheurs de haine diffusent un unique message : le racisme colonial est une maladie héréditaire et contagieuse affectant les descendants des esclavagistes et des colonialistes, ces « Blancs » qui vivent en « dominants » dans des sociétés néo-esclavagistes et néo-colonialistes où les « dominés » sont nécessairement « racisés ».

Pour vous ce nouvel antiracisme prend la suite du marxisme et du tiers-mondisme ? Pourquoi ?

Si le racisme est « systémique », alors l’action antiraciste doit viser la destruction du « système » qui produit le racisme par son fonctionnement même. Le tour de prestidigitation définitionnel, qui fait disparaître la possibilité même du racisme anti-Blancs, confère un objectif final révolutionnaire à la lutte antiraciste. C’est pourquoi de nombreux marxistes de toutes obédiences se félicitent de ces mobilisations antiracistes anti-blanches.

Cet « antiracisme politique » est l’affaire d’intellectuels engagés, dont le projet est de type révolutionnaire. Comme les communistes et les tiers-mondistes naguère, leur objectif est de refondre la société pour réaliser leur rêve de perfection. Il ne s’agit plus de créer une société sans classes, mais une société non « blanche », donc sans discriminations raciales – ces dernières étant attribuées exclusivement aux méchants « Blancs » ou à la force mystérieuse et redoutable nommée « racisme systémique », expression de la « domination blanche ». Et il veulent faire taire ceux qui leur résistent en les accusant de racisme, comme les staliniens traitaient leurs adversaires de « réactionnaires, » « fascistes » ou « sionistes ».

Derrière le paravent des utopies attractives, on discerne que ce « nouvel antiracisme » est d’abord l’héritier du terrorisme intellectuel mis en place par les adeptes de la vulgate marxiste à l’époque stalinienne, qui se présentait aussi comme une approche scientifique de l’histoire. Il en découle un programme de nettoyage qu’on peut qualifier d’ethnique ou d’« éthique » : déboulonnages et « cancel culture ».

Il est aussi favorisé par le conformisme des milieux intellectuels…

C’est le vrai mal français : une société intellectuellement bloquée, sous surveillance permanente, avec ses grands prêtres, ses inquisiteurs et ses chiens aboyeurs, et une propension à suivre aveuglément les modes politico-intellectuelles, avec leurs mots de passe qui permettent d’entrer dans des communautés militantes. Ces dernières constituent des groupes d’intérêts qui s’insèrent dans divers réseaux sociaux dont bénéficient ceux qui sont en quête d’une visibilité médiatique ou de postes dans les métiers intellectuels.

Vous estimez néanmoins qu’« il n’y a pas de « pensée postcoloniale » ni de « pensée décoloniale ». Pourquoi ?

Il n’y a pas plus de « recherche » postcoloniale que de « pensée » décoloniale. Il n’y a que des discours militants, certains basiques, d’autres sophistiqués, fabriqués à coups de clichés et de slogans, agrémentés de mots ou d’expressions magiques : « construction sociale », « racisme systémique », « racisme d’État », « racisme républicain », « privilège blanc », « universalisme blanc », « raison blanche », « races sociales », « société blanche hétéro-patriarcale », etc. Les « recherches postcoloniales » sont un mythe fabriqué par des militants et des communicants en quête de respectabilité et de postes dans les institutions universitaires. Il y a un catéchisme postcolonial et décolonial, avec ses croyances dogmatiques et ses grandes figures de référence, sa rhétorique figée centrée sur la dénonciation litanique de la « férocité blanche » et des crimes de « l’homme blanc ». « Le Blanc » est la dernière incarnation du diable. Le décolonialisme est une démonologie et ses prêcheurs sont des inquisiteurs ou des exorcistes.

Pierre-André Taguieff, L’Imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire/Humensis, 352 pages, 21 euros

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne