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Pollutions

Et la nuit réapparut : ces villes qui confinent l’éclairage public

Et si le confinement était une période propice à l’extinction des feux ? Certaines communes, comme Orsay (Essonne), ont coupé tout éclairage public. Vecteur de pollution lumineuse, il nuit aux insectes comme aux humains, qui souffrent, eux aussi, de la « disparition de la nuit ».

« Avec le confinement, on a réfléchi à des mesures qui permettraient de faire des économies et qui auraient du sens, raconte Hervé Dole, conseiller municipal d’Orsay, dans l’Essonne. L’idée de réduire l’éclairage public a fait son chemin rapidement. » C’est ainsi que la ville de 16.000 habitants éteint désormais la lumière de 23 h à 5 h du matin, sauf autour de l’hôpital et de la gare RER. « Cela fait plusieurs mois qu’on y pensait, poursuit l’élu. Le confinement est propice à l’expérimentation car il y a beaucoup moins de monde dehors. » Après quelques couacs au démarrage, la mesure semble avoir été bien accueillie par les habitants, « heureux de retrouver la nuit », se réjouit M. Dole, astrophysicien de métier.

À l’instar d’Orsay, des dizaines de communes ont pris des décisions similaires depuis la fin du mois de mars. Le maire de Saint-Méloir-des-Bois (Côtes-d’Armor) a complètement coupé l’éclairage public jusqu’à la fin du confinement. Idem à Ham, dans la Somme, où les rues ne sont plus illuminées la nuit, officiellement « pour dissuader les habitants de sortir le soir ». Grasse (Alpes-Maritimes), Collioure (Pyrénées-Orientales) ou encore Quimperlé (Finistère) ont également décidé de mettre l’interrupteur en mode « off ».

Ailleurs, l’extinction des feux s’est faite par zone, comme à Lille : « Toutes les mises en lumière du patrimoine [monuments historiques], pilotables à distance, ont été arrêtées, détaille Stéphane Baly, conseiller municipal chargé du dossier. Tout le secteur de la citadelle, le poumon vert de la ville, a été éteint, puisque l’accès au parc est pour le moment interdit. » Pourquoi ne pas aller plus loin ? « Le personnel soignant et les services publics continuent de circuler, on ne peut pas les plonger dans le noir, justifie l’élu, également tête de liste des écologistes pour les élections municipales de 2020. Surtout, il existe 22.000 points lumineux et 200 armoires de pilotage de l’éclairage : soit on éteignait tout, soit il fallait intervenir sur chaque luminaire, c’était un travail énorme. »

Signe de l’engouement, l’Association française de l’éclairage (AFE), qui réunit les professionnels du secteur, s’est fendue d’un communiqué inquiet, le 20 avril 2020. « Éteindre apportera assurément une inquiétude supplémentaire chez les personnes devant encore circuler la nuit comme pour celles qui doivent rester confinées chez elles, expliquait l’association. Éteindre sur un ou deux mois, avec les nuits les plus courtes de l’année (en mai, juin, juillet), n’est pas rentable économiquement, les installations n’étant pas conçues pour cela. […] L’éclairage public est un bien public qui répond aux besoins visuels de l’Homme dans sa mobilité nocturne. »

La quasi-absence d’obscurité serait l’un des principaux facteurs de mortalité des insectes

Les initiatives locales sont cependant saluées par les associations environnementales, dont l’Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturne (Anpcen). Celle-ci invite les citoyens à interpeller les exécutifs locaux quant à l’importance de diminuer les nuisances lumineuses. « En période de confinement, conserver le même éclairage que d’habitude alors que les rues sont désertes est une aberration », dit Anne-Marie Ducroux, présidente de l’Anpcen. Même son de cloche du côté de Pierre Brunet, de France Nature Environnement : « Ces réductions de l’éclairage relèvent du bon sens, salue-t-il. La question se pose de l’utilité d’illuminer une voirie utilisée par personne. Ces expériences interpellent et nous font réfléchir, au-delà du confinement, sur l’empreinte lumineuse que nous générons. » [1]

L’éclairage public est en effet le premier vecteur de pollution lumineuse, une menace sérieuse pour la biodiversité : environ 30 % des vertébrés et 65 % des invertébrés vivent la nuit. En clair : la majorité des êtres vivants ont besoin d’obscurité pour se nourrir, se déplacer, se reproduire… Or, depuis quelques dizaines d’années, l’éclairage nocturne est en constante augmentation. La quantité de lumière émise a augmenté de + 94 % en vingt ans d’après l’Anpcen — voir la cartographie mondiale ici) — faisant peu à peu disparaître la nuit. Cette quasi-absence d’obscurité serait l’un des principaux facteurs de mortalité des insectes, après les pesticides.



La « disparition de la nuit » n’est pas sans conséquences non plus pour l’espèce humaine : « Sous des niveaux assez faibles d’éclairement, la lumière joue comme un perturbateur endocrinien, explique Pierre Brunet. La mélatonine, une hormone que l’on sécrète dès qu’il fait sombre, déclenche des processus métaboliques vitaux, dont le sommeil. » Une désynchronisation hormonale peut donc être un facteur de stress, d’obésité, de cancer, prévient France Nature Environnement : « Plusieurs études l’ont montré : pour être en bonne santé, nous avons besoin d’obscurité. » Outre l’enjeu sanitaire, « nous avons un besoin socioculturel d’obscurité, estime Samuel Challéat, géographe spécialiste de la pollution lumineuse, auteur du livre Sauver la nuit (éd. Premier parallèle, 2019). La nuit nous ouvre la porte vers une expérience de nature renouvelée, à travers l’observation du ciel étoilé ou à travers l’appréhension de paysage sonore nocturne. »

Face à ces nuisances, les communes sont en première ligne. « L’éclairage public coûte deux milliards d’euros en France chaque année, dont 50 % pour la seule maintenance du parc d’éclairage public, estime l’Anpcen. Il constitue le deuxième poste d’investissement d’une collectivité. » [2] Sur cette question, les élus locaux ont toutes les cartes en main, souligne aussi Pierre Burnet, membre de France Nature Environnement : « L’éclairage, c’est la compétence du maire, donc il fait ce qu’il veut, même si la mairie a souvent délégué la compétence à la communauté de communes ou à un syndicat. Et il n’existe aucune obligation d’extinction ou d’allumage. » Pendant longtemps, l’éclairage public, notamment en zone rurale, était vu comme un signe de progrès, et associé à un sentiment de sécurité [3].

Le débat sur les conséquences écologiques des éclairages publics prend de l’ampleur depuis les années 2010

Au-delà de cet enthousiasme conjoncturel pour l’extinction des lampadaires, plusieurs collectivités se sont emparées du problème ces dernières années, rappelle Samuel Challéat. « Depuis la fin du Grenelle de l’environnement, vers 2010, et depuis qu’on peut faire une gestion différenciée de l’éclairage, dans l’espace et le temps, cette question a pris de l’ampleur, a-t-il observé. Cela s’est fait par deux grandes fenêtres politiques : d’une part, celle des économies budgétaires et énergétiques à faire par les collectivités territoriales, et d’autre part, celle de l’érosion de la biodiversité. » Mais le sujet est complexe, en témoigne l’exemple des diodes électroluminescentes : « Les communes qui souhaitent faire des économies d’énergie et budgétaires optent souvent pour des éclairages LED, qui sont une catastrophe écologique car ils diffusent une lumière très blanche avec une couleur bleue qui affectent énormément la biodiversité », détaille Elliot Shaw, chargé d’étude pollution lumineuse à France Nature Environnement Midi-Pyrénées [4].

Des rues éclairées, à Paris.

C’est pourquoi Anne-Marie Ducroux plaide en faveur d’une approche globale de l’éclairage public : « Il faut se poser la question des finalités et des usages — à quoi servent les lampadaires, à qui et quand sont-ils utiles — et agir par la conception du réseau, dit-elle. À partir de là, il existe de multiples possibilités, comme dédensifier le parc [soit retirer certains luminaires], baisser la hauteur des mâts, jouer sur l’orientation des lampes, pour qu’elles éclairent le sol et non pas le ciel, etc. » L’association accompagne les collectivités volontaires, et décerne un label « ville et villages étoilés" et "territoires étoilés » [5].

Autrement dit, ce n’est pas en quelques semaines de confinement que les communes résoudront le problème de la pollution lumineuse. Stéphane Baly porte ainsi une réflexion de longue date sur l’éclairage public à Lille : en quinze ans, « on a réduit de plus de moitié la consommation électrique, tout en améliorant la qualité de l’éclairage sur l’ensemble des quartiers, à coût constant », affirme-t-il. En rénovant l’équipement, la ville a privilégié des points lumineux dont l’intensité diminue après minuit. Dans le parc de la Citadelle, l’illumination se fait avec des LED de couleur ambre, qui limite l’effet sur l’environnement. « Il s’agit d’un enjeu économique, sanitaire, écologique mais aussi d’égalité, dit le conseiller municipal. Cela participe au partage de l’espace public et à la lutte contre les discriminations de genre. »

À Orsay, Hervé Dole espère pour sa part « que l’expérience sera prolongée après le confinement. On y gagne sur tous les tableaux, c’est pas cher, tout le monde est content. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait plus tôt ? »

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