Tout le monde a entendu parler des Pères pèlerins. Ces hommes robustes, fervents croyants qui ont pris la mer à bord du Mayflower pour s’en aller en Amérique créer un monde où ils pourraient pratiquer leur foi sans craindre d’être persécutés.

Pourtant, ce sont les mères qui font de ce voyage une épopée inoubliable : ces héroïnes méconnues qui ont vogué aux côtés de leurs hommes dans cette formidable aventure qui a débuté il y a de cela quatre cents ans, quand le bateau a quitté le port de Plymouth. Elles étaient dix-huit, dont dix avec leurs enfants. Aussi incroyable que cela puisse paraître, sachant le périple tumultueux qu’elles étaient sur le point d’entreprendre, trois d’entre elles étaient enceintes, et une nourrissait encore son bébé au sein.

Dans la mesure où, au XVIIe siècle, la femme devait inévitablement son statut et son identité à l’homme, il n’est peut-être pas surprenant que les personnages féminins de cette histoire aient été pour ainsi dire passés sous silence. De même, les récits de cette traversée historique, rédigés par des hommes, ne parlent que des hommes, à commencer par William Bradford, futur gouverneur de la nouvelle colonie qui allait s’installer à Plymouth, dans le Massachusetts. Ce dernier reconnaissait d’ailleurs que, du fait de leur “frêle nature”, les femmes risquaient de ne pas supporter les rigueurs du voyage.

Les pèlerins autoproclamés avaient prévu de faire voile à bord du Speedwell depuis les Pays-Bas, où ils s’étaient exilés douze ans plus tôt pour fuir les persécutions anglaises, et de rejoindre le Mayflower à Southampton. Entre-temps, le Mayflower avait quitté Rotherhithe, à Londres, en juillet 1620, avec à son bord 65 aventuriers qui avaient financé l’expédition et espéraient s’enrichir grâce au commerce florissant du castor en Nouvelle-Angleterre. Les deux groupes étaient censés traverser l’Atlantique en convoi, mais le Speedwell, s’étant mis à “prendre l’eau comme une passoire”, avait dû être abandonné à Plymouth, dans le Devon, et c’est à ce moment-là que de nombreux pèlerins ont embarqué sur le Mayflower déjà bondé.

Mort suspecte

Le navire, qui servait jusqu’alors au commerce du vin dans la Manche, comptait désormais 102 passagers entassés les uns sur les autres dans la puanteur de la cale, obligés d’endurer le manque d’hygiène, l’odeur et la souillure des corps et des vêtements sales. Contraints à la promiscuité, ils devaient se contenter d’un régime chiche à base de salaisons, de pois et de biscuits de mer – infestés de charançons –, avec de la bière pour unique boisson.

Ce n’est que quand le Mayflower jette l’ancre au large du cap Cod, le 11 novembre 1620 – plus de cent jours après avoir quitté Southampton –, que les femmes peuvent enfin marcher sur la terre ferme et laver leurs vêtements, “ce dont elles avaient grand besoin”. Il est à noter qu’une seule d’entre elles est morte pendant le voyage. Mais deux autres décèdent peu après avoir touché terre et, quelques semaines plus tard, Dorothy, l’épouse de Bradford, passe par-dessus bord et tombe dans les eaux glacées de la baie. Son corps n’a jamais été retrouvé. Curieusement, Bradford ne consigne son trépas que dans l’appendice de son récit, avec cette phrase laconique :

Mme Bradford mourut peu après leur arrivée.”

Dans les trois mois qui suivent leur débarquement, le froid, la maladie et la faim emportent la moitié des colons. Luttant pour construire leur colonie à partir de rien, ils sont trop affaiblis pour résister au scorbut. Les femmes paient un tribut plus élevé que les hommes ou les enfants. Seules quatre mères survivent au premier hiver, non tant à cause de leur “frêle nature” que parce que les hommes, eux, vivent dehors, à l’air frais – glacial aussi, certes –, tandis que les femmes sont confinées sur le Mayflower quatre mois de plus. Dans cet espace exigu, la maladie se répand rapidement, et les femmes s’exposent d’autant plus qu’elles s’occupent des malades et des mourants.

La mort les fauche sans merci. Parmi les trois femmes enceintes qui avaient embarqué au départ : Elizabeth Hopkins a donné naissance, au beau milieu de l’Atlantique, à un fils, Oceanus, venu s’ajouter aux trois enfants partis avec elle ; et Mary Allerton, déjà mère de trois enfants de moins de sept ans, a accouché d’un bébé mort-né, avant de décéder elle-même quelques jours plus tard. Sarah Eaton, qui donnait le sein à son fils, périt également, laissant le nourrisson à la charge de son mari. L’expérience la plus terrible est peut-être celle qu’a vécue Susanna White. Peu après leur arrivée, elle “donne le jour à un fils du nom de Peregrine” – le premier enfant né dans le Nouveau Monde. Sa joie est de courte durée, car son époux, William, meurt dans les semaines qui suivent. Mais le 12 mai, onze semaines plus tard, elle épouse un autre passager, Edward Winslow, un des membres phares du mouvement, qui n’est lui-même veuf que depuis le 24 mars.

Dix enfants chacune

Veuvages et remariages sont monnaie courante en ces temps où l’espérance de vie est limitée – tous comprenaient qu’il leur fallait sacrifier leurs propres sentiments pour le bien de la colonie, qui avait besoin d’enfants pour survivre. Ce sont les femmes les plus jeunes qui ont assuré la survie de la colonie. Au cours du premier hiver meurtrier, six filles se retrouvent orphelines, et deux d’entre elles épousent des passagers. Nul aujourd’hui ne se souvient de leurs noms, Elizabeth Tilley et Priscilla Mullins, mais chacune a eu dix enfants, et leur endurance et leur ténacité ont permis à la communauté de prospérer. Six présidents des États-Unis faisaient partie de leurs descendants.

En tout, on estime aujourd’hui que 30 millions de citoyens américains descendraient des Mères pèlerines.