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Climat

Le plus grand dépôt de méthane gelé au fond de l’Arctique commencerait à se libérer

Une équipe scientifique russo-suédoise a observé des concentrations de méthane extrêmement élevées en mer de Laptev, dans l’océan Arctique. Cela serait selon eux le signe de l’amorce du dégel des dépôts de ce puissant gaz à effet de serre. Mais d’autres scientifiques déplorent un alarmisme injustifié, alors que les données scientifiques précises n’ont pas été discutées et publiées.

Le journal britannique The Guardian a révélé, mardi 27 octobre, que des scientifiques ont trouvé des preuves que les dépôts de méthane gelés (ou hydrates de méthane) dans l’océan Arctique ont commencé à être libérés sur une large zone située au large de la côte de la Sibérie orientale. Mais d’autres chercheurs appellent à la prudence, et disent attendre la publication dans des revues scientifiques pour confirmer ou infirmer l’importance de ces observations.

Des niveaux élevés de ce puissant gaz à effet de serre ont été détectés jusqu’à une profondeur de 350 mètres dans la mer de Laptev, près de la Russie. L’équipe russo-suédoise, à bord d’un navire de recherche russe, a également relevé en surface des concentrations de gaz quatre à huit fois supérieures à la normale. Cette information a suscité l’inquiétude quant au déclenchement d’une possible boucle de rétroaction climatique qui pourrait accélérer le rythme du réchauffement planétaire.

En effet, le méthane induit un effet de serre 80 fois plus important que le dioxyde de carbone sur vingt ans. « Pour l’instant, il est peu probable qu’il y ait des conséquences majeures sur le réchauffement climatique, mais le fait est que ce processus a été déclenché. Ce dépôt d’hydrates de méthane sur les pentes de la Sibérie orientale a été perturbé et le processus de libération de ces gaz dans l’atmosphère va se poursuivre », a affirmé le chercheur suédois Örjan Gustafsson, de l’université de Stockholm, à The Guardian.

Le navire de recherche Akademik Mstislav Keldych, depuis lequel les scientifiques ont effectué leurs observations de méthane océanique.

Les 60 membres de l’équipe de l’Akademik Keldysh pensent être les premiers à confirmer, par des observations, que la libération de méthane est déjà en cours sur une large zone de la pente, à environ 600 kilomètres au large des côtes.

En six points de surveillance sur une zone de 150 kilomètres de long et 10 kilomètres de large, ils ont vu des nuages de bulles se dégager des sédiments.

À un endroit sur le versant de la mer Laptev, à une profondeur d’environ 300 mètres, ils ont trouvé des concentrations de méthane allant jusqu’à 1.600 nanomoles par litre, ce qui est 400 fois plus élevé que ce à quoi on pourrait s’attendre si la mer et l’atmosphère étaient en équilibre.

Igor Semiletov, de l’Académie des sciences de Russie, qui est le scientifique en chef à bord, a déclaré que les rejets étaient « sensiblement plus importants » que tout ce que l’on avait trouvé auparavant. « La découverte de la libération active d’hydrates sur les pentes du plateau continental est très importante et inconnue jusqu’à présent », a-t-il déclaré. « Ils peuvent avoir de graves conséquences sur le climat, mais nous avons besoin de plus d’études avant de pouvoir le confirmer. »

La dernière découverte serait la troisième source d’émissions de méthane de la région. M. Semiletov, qui étudie cette région depuis deux décennies, a déjà signalé que le gaz est libéré par le vaste plateau continental de l’Arctique. Pour la deuxième année consécutive, son équipe a découvert des cratères dans les parties les moins profondes de la mer de Laptev et de la mer de Sibérie orientale. Ils libèrent des jets de bulles de méthane, qui atteignent la surface de la mer à des niveaux dix à cent fois supérieurs à la normale. Ce phénomène est similaire aux cratères et aux gouffres signalés dans la toundra sibérienne intérieure au début de l’automne.

La déstabilisation de ces hydrates de l’Arctique a été classé par le Service géologique des États-Unis comme l’un des quatre scénarios les plus graves du changement climatique planétaire.

Cratère en Sibérie, correspondant à l’explosion d’une poche de méthane.

Ne pas s’alarmer : « Il n’y a pas d’évidence pour l’instant d’une augmentation des émissions de méthane en Arctique »

« Cet article (alarmiste) ne s’appuie sur aucune publication scientifique, a toutefois critiqué Valérie Masson-Delmotte, chercheuse et membre du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), sur Twitter. Il n’y a pas d’évidence pour l’instant d’une augmentation des émissions de méthane en Arctique. »

Interrogée par Reporterre, Valérie Masson-Delmotte précise : « L’équipe de Semiletov fait un travail remarquable sur la marge continentale, qui était émergée pendant la période glaciaire précédant l’holocène, puis a été submergée pendant celui-ci. » L’holocène est la période géologique couvrant les dix mille dernières années. « Il se produit spontanément dans cette région des dégazages en certains points, mais cela ne montre pas que c’est le début d’un phénomène. » Le point global réalisé en 2017 par un groupe international de chercheurs sur les émissions mondiales de méthane n’a pas mis en évidence un dégagement discernable des émissions de l’Arctique. Il faudra donc attendre la publication scientifique de l’équipe de M. Semiletov pour apprécier la signification du phénomène qu’elle a observé.

De son côté, Gerhard Krinner, chercheur à l’Institut géosciences environnement du CNRS et spécialiste du pergélisol, indique à Reporterre que si « un travail de fourmi est réalisé par des bateaux dans cette région, être au bon endroit au bon moment et dire qu’il y a une tendance régionale à long terme, ce n’est pas la même chose ». Le phénomène est « potentiellement très important », mais insuffisamment documenté à l’échelle globale. Un des éléments qui expliquent le scepticisme de plusieurs spécialistes du méthane est que, explique M. Krinner, « en remontant vers la surface de l’eau, le méthane peut s’oxyder et donner du CO2, si bien qu’il y a au final un faible dégagement de méthane ». Ce processus avait notamment été observé lors de l’explosion de la plateforme Deep Horizon dans le golfe du Mexique en 2010.

Philippe Bousquet, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE), exprime le même scepticisme. « Il y a une dizaine d’années, ce groupe de chercheurs avait publié des extrapolations à partir d’observations ponctuelles. Il avait ensuite été établi par plusieurs publications scientifiques que leurs chiffres étaient bien trop élevés », dit-il à Reporterre. Une des difficultés consiste en effet à passer d’une série d’observations ponctuelles à un chiffrage global. Une dizaine de stations de mesures atmosphériques existent ainsi le long de l’océan Arctique, et enregistrent de temps à autre des « bulles » de méthane importantes. « Mais pour l’instant », dit M. Bousquet, « on n’observe pas de changement anormal du niveau de méthane au-dessus de l’Arctique ». En soi, le phénomène physique est naturel : « La Terre dégage du méthane depuis la dernière déglaciation il y a douze mille ans ».

Tous les spécialistes s’accordent certes à reconnaître que le débat sur le méthane en région polaire est important. « On s’attend dans l’Arctique à des changements majeurs », dit M. Bousquet. Mais l’alarmisme exagéré ne parait pas utile, s’il ne s’appuie pas sur des données scientifiques incontestables et établies après débat et vérifications par la communauté des chercheurs.

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