Pierre Vesperini : “Le crâne de cette jeune fille nous somme de comprendre les violences faites aux femmes”
Un crâne, retrouvé en 1965 dans des décombres à Oakridge, près de Basingstoke (Royaume-Uni), a été identifié. Il appartenait à une adolescente qui fut cruellement exécutée au IXe siècle. Pierre Vesperini, philosophe et docteur en histoire, s’appuie sur cette macabre découverte pour tracer une généalogie des violences subies par les femmes au cours des siècles.
En 1965, dans une banlieue de Basingstoke (Hampshire), des ouvriers travaillaient sur un chantier de construction (des tours d’habitation). Une excavatrice, en creusant un fossé de drainage, mit au jour un crâne. Il fut remis à l’University College London (UCL), et on n’en entendit plus parler… jusqu’au mois dernier, lorsque parurent dans la revue Antiquity les résultats de l’enquête menée par une équipe de chercheurs.
Ce crâne est ce qui reste d’une jeune fille d’environ quinze/dix-huit ans. Elle vivait au IXe siècle. Elle n’était pas de la région, mais on ignore d’où elle venait. On lui a tranché le nez et les lèvres, on l’a scalpée, et elle serait morte peu après, peut-être le jour même, peut-être le lendemain, car il n’y a aucune trace de remodelage osseux. Il est possible qu’une hémorragie massive due à la section des branches de l'artère faciale ait étouffé la jeune fille, à moins qu’on l’ait mise à mort juste après l’avoir mutilée.
L’amputation du nez était le châtiment que le roi Knut le Grand (début du XIe siècle), à l’article 53 de son code de lois, réservait aux femmes adultères : « Toute femme qui commet un adultère avec un autre homme alors que son mari est encore en vie, si on la découvre, subira la disgrâce publique, et son mari aura tous ses biens, et elle perdra son nez et ses oreilles. »
C’est Wulfstan, le riche archevêque d’York, ami des puissants, qui avait dicté cette mesure, qu’on retrouve également dans d’autres codes de lois médiévaux, ceux des empereurs byzantins (dès le VIIIe siècle) ou du « despote éclairé » Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), qui a si bonne presse parmi nous depuis Kantorowicz, et autorise les maris à trancher le nez d’une épouse adultère.
Ce châtiment s’inspire de la Bible – d’une façon générale, on ne peut pas surestimer l’autorité exercée par la Bible sur le droit médiéval : « C’est pourquoi, Oholiba, ainsi parle le seigneur Dieu : voici que moi je dresserai tes amants contre toi ; maintenant que tu éprouves du dégoût pour eux, je vais les faire venir de partout contre toi ; […] ils te couperont le nez et les oreilles et ils t’achèveront avec leurs épées. » (Ézéchiel, 23, 22 sq.)
Que le passage ait été allégorique – Oholibah représentant Jérusalem « infidèle » à Dieu – n’importait pas aux intellectuels (à savoir, les ecclésiastiques et les juristes) qui composaient les codes de lois de l’Europe chrétienne. Pour instituer la domination masculine sur le corps féminin, ils ne s’embarrassaient pas de subtilités exégétiques, qu’ils réservaient à leurs cours et à leurs sermons.
Il en allait de même sans doute de leurs zélés prédécesseurs, ceux qui présidèrent au meurtre de la jeune fille d’Oakridge.
Deux indices montrent bien en effet qu’on a affaire ici à un meurtre légal.
Le corps n’était pas enterré dans un cimetière, mais à la frontière des anciennes paroisses de Basing in the Hundred et de Chineham. Or, à partir de la christianisation de l’Angleterre (VIe-VIIe siècle), c'est dans ces marges frontalières qu’on se mit à enterrer les réprouvés de la société nouvelle : criminels, suicidés, adultères, prêtres et nonnes en rupture de vœux, etc. Pour bien marquer leur statut de damnés (dampnati), les corps sont souvent déposés près de ruines « païennes », qui servent de bornes séparant les territoires : tumulus, collines fortifiées, talus, fossés, etc. Or – et c'est le deuxième indice – le crâne a justement été retrouvé près de vestiges antérieurs à la conquête romaine : un puits, des morceaux de poterie, des restes de huttes, un talus, un fossé. À la même période, c'est dans les mêmes parages que l’on installe les gibets. Ces lieux devinrent bientôt le rendez-vous des sorcières. Des monstres les hantaient. Et des fantômes.
Car les morts revenaient. On ne compte pas les histoires d’âmes en peine se dressant soudain pour revenir semer la terreur dans les villages, la maladie et la mort. Aussi les prêtres recommandaient-ils qu’on les enterrât en fichant dans leurs corps un ou deux pieux. Ils préconisaient aussi d’arracher et de brûler leur cœur, et parfois qu’on leur coupe la tête. C’est peut-être ce qui est arrivé à notre jeune fille. De la sorte, on était sûr qu’elle ne « reviendrait » pas.
Et finalement, elle est revenue. Elle est revenue nous hanter, mais de façon plus civilisée que ses congénères médiévaux. Le crâne de cette jeune fille deux fois sans visage paraît aussi vivant que les visages des vivants. Et – voilà sa façon de hanter – il nous somme de comprendre, de penser, d’élaborer cette violence. Tous les #metoo du monde n’empêcheront pas la perpétuation de cette violence tant que ses racines n’auront pas été clairement nommées, reconnues, et extirpées.
Premièrement, cette violence n’est pas « spontanée », n’est pas « sauvage ». Il ne s’agit pas d’un lynchage. Elle a été perpétrée en toute légalité, dans le cadre de l’État d’alors, le royaume de Wessex.
Deuxièmement, cette violence n’émane pas d’un peuple illettré, enténébré de superstitions médiévales : elle a été conçue par des érudits, des savants, des lettrés. Quoi de plus raffiné intellectuellement que la Byzance du VIIIe siècle, que la cour de Frédéric II, que l’archevêque Wulfstan, l’un des pères de la langue anglaise ? Je ne vise pas ici les compromissions structurelles, depuis l’Empire romain, des intellectuels avec les pouvoirs les plus arbitraires et les plus violents : inoubliable le visage d’Hannah Arendt, lorsqu’elle évoque la déception que lui causèrent ses amis intellectuels en 1933. Ce dont je veux parler, c'est de la contribution active que, tout au long de l’Histoire, les intellectuels ont apportée à l’institution de la violence. Trop souvent, dans l’imaginaire collectif, la violence est associée au « peuple », non éduqué, brutal, etc., tandis que l’intellectuel est vu comme le paladin de la liberté. Qu’on lise pourtant ne serait-ce que La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, NRF, 2014) de Johann Chapoutot, et l’on verra que, sans les intellectuels, il n’y a pas de pensée nazie, donc pas de nazisme, possible. Que l’on songe encore au rôle décisif joué par une poignée d’intellectuels dans la destruction du « vivre ensemble » en ex-Yougoslavie. Ou que l’on repense au zèle avec lequel des juristes américains justifièrent l’emploi de la torture, les uns de Berkeley (John Yoo), les autres de Harvard, comme Alan Dershowitz, qui proposa de créer des « permis de torture » (torture warrants) délivrés par des juges américains : « Je veux un maximum de douleur, pour un minimum de mortalité » (maximal pain, minimum lethality), disait-il à Salon.
Troisièmement : cette violence est une violence qui vise spécifiquement les femmes, et qui est documentée dans le monde entier. Mais dans le nôtre, cette violence a été instituée à partir d’un moment extrêmement précis : la christianisation. C'est l’Église qui, à travers ses intellectuels, arme l’État contre les femmes. On a vu que le châtiment était inspiré par la Bible. Mais il faut aller plus loin et creuser par-dessous le châtiment pour atteindre l’imaginaire où il s’enracine : un imaginaire où la femme est, comme le désir, « fille du péché » (filia peccati). Cette filiation se lit dans la beauté même de la femme. Ce que l’Antiquité, littéralement, adorait – une belle jeune fille pouvait couramment être adorée comme une déesse venue séjourner un instant chez les mortels –, l’Église la persécuta, la poursuivit de la haine la plus implacable, s’en obséda comme d’une pensée folle. La mutilation du nez de l’adultère, chez Wulfstan, vise spécifiquement à sauver l’âme de la pécheresse en détruisant sa beauté. C’est cet imaginaire chrétien qui explique que plusieurs Vies de saintes nous montrent des femmes désireuses de se mutiler pour rejoindre le Christ : sainte Brigitte d’Irlande s’arracha les yeux pour échapper au mariage. La bienheureuse Oda de Brabant se trancha le nez pour, dit-elle, « détruire la beauté de mon visage » (destruere meae decorem faciei). Son biographe l’en félicite : « De la sorte, elle souilla complètement la splendeur de son visage » (sicque vultus sui genuinum splendorem admodum deturpavit). Mais la plus intéressante est encore sainte Marguerite de Cortone : elle dialogue avec le Christ. « Rappelle-toi », lui dit-il, « combien tu as voulu conserver ta beauté, ce qui était me faire un grand tort, et combien même tu as voulu l’augmenter. Tu viens de commencer à la haïr et à l’abhorrer, au point que tu veux maintenant la détruire, en raclant ton visage avec des pierres, en le couvrant de poussière, et en le faisant saigner. » Tout cela pourtant ne suffit pas. Lorsque Marguerite demande au Christ qu’il l’appelle sa fille, il répond : « Je ne te donnerai pas encore ce nom de fille, parce que tu es fille du péché. Mais lorsque tu seras entièrement purgée de tes vices par la confession, je te compterai parmi mes filles. »
Marguerite veut se cloîtrer mais le Christ le lui refuse. En désespoir de cause, constatant que ses mortifications ne détruisent pas assez vite sa beauté, elle cache un rasoir et demande à son confesseur la permission de s’en servir pour se trancher le nez et la lèvre supérieure : « Je le mérite, et je le désire de toutes mes forces, puisque tant d’âmes ont été blessées par la beauté de mon visage. » Son confesseur lui refuse cette permission. Non par humanité, mais parce que ce serait trop facile. De même, elle demande au Christ de devenir lépreuse, et il le lui refusera. Si elle doit rejoindre le Christ, elle devra prendre le chemin le plus long, donc, pour elle, le plus dur.
Quatrièmement : cette violence chrétienne contre les femmes n’est pas spécifiquement médiévale : comme Jules Isaac évoquait, à propos du séculaire antisémitisme chrétien, un « enseignement du mépris », on peut dire que les femmes, et très précisément la beauté et la liberté des femmes, ont fait l’objet d’un « enseignement de la haine », qui a perduré bien au-delà des « âges sombres » médiévaux : dans le Paris des Lumières, une femme demanda la séparation de corps d’avec son époux, un riche financier qu’on l’avait forcée d’épouser à dix-sept ans, en invoquant pour motif de graves sévices pouvant entraîner la mort : son mari avait notamment marché sur sa poitrine au point qu’elle avait craché du sang, le tout devant les domestiques accourus à ses cris. Son mari s’offrit Cochin, une star du barreau, qui obtint un triomphe en ironisant sur la femme. Elle avait quitté le domicile conjugal : « Mais comment, à peine échappée aux sévices les plus funestes, vole-t-elle d’un pas léger par les différents quartiers de Paris ? Par quel miracle tant de mortelles atteintes ont-elles laissé si peu d’impression sur une peau si fraîche et si belle ? »
En outre, n’avait-elle pas, après avoir quitté le domicile conjugal, fait demander par un intermédiaire qu’on lui rende sa « basse de viole » et ses « partitions de cantates et d’opéra » ? Si elle était si mal en point, que ne demandait-elle « des livres de piété » ?
D’où vient qu’elle est si tôt occupée de musique et d’amusements ?
Ces déplacements dans Paris – elle avait été chez le médecin, puis chez un avocat, avant de s’installer ailleurs – dénoncés et ridiculisés (« Elle était sortie en grand ajustement et avait couru Paris en voiture » !), puis la basse de viole et les partitions, furent donc la preuve qu’elle affabulait. La salle applaudit. Les juges refusèrent d’entendre seulement les témoins cités par la jeune femme. L’affaire était entendue : il s’agissait manifestement d’« un conte hasardé sous l’espoir de secouer le joug d’un hymen trop mélancolique ».
Ainsi, même dans le Paris des Lumières, entre gens d’esprit, on peut protéger, en toute connaissance de cause, la violence infligée aux femmes, en jouant sur cet imaginaire chrétien : l’opprobre jeté sur une femme en tant qu’elle est belle (« une peau si fraîche et si belle »), en tant qu’elle a de la grâce (« d’un pas léger »), en tant qu’elle se déplace (« voler par les différents quartiers de Paris », « courir Paris en voiture »), en tant qu’elle aime la beauté et le jeu (« occupée de musique et d’amusements »).
Plus près de nous encore, cette désinvolture et cette impasse sur la violence subie par les femmes, nous le retrouvons dans la réponse d’une incroyable mauvaise foi que Michel Foucault fit à une lectrice iranienne coupable de ne pas avoir été convaincue par l’article (« À quoi rêvent les Iraniens ? », 1978, dans Le Nouvel Observateur) où il se disait « impressionné » par la « tentative » faite par le « gouvernement islamique » d’« ouvrir dans la politique une dimension spirituelle », ou encore dans la tribune qu’Armand Gatti publia dans Le Monde, quelques jours après l’assassinat de Marie Trintignant, pour clamer que l’assassin « restait des nôtres ».
Et c'est enfin cet héritage chrétien qui explique les chiffres inouïs de la violence infligée aux femmes : en 2018, une étude de l’ONU révélait que les femmes mettaient davantage leur vie en danger en restant chez elles plutôt qu’en sortant. En 2019, il y a eu en France deux fois plus de féminicides que l’année précédente : une femme est morte tous les deux jours sous les coups de son conjoint. Aujourd’hui même, en France, à l’heure où je rends cet article, je lis qu’une femme mère de cinq enfants – et dont la dernière n’a pas deux ans – a été condamnée à sept ans de prison pour avoir poignardé mortellement son conjoint qui la violentait elle et sa fille aînée adolescente, alors que tout semble démontrer qu’elle a agi en état de légitime défense. Mais, comme la fille d’Oakridge, elle n’est pas de chez nous : c’est une étrangère, sans-papiers, et qui parle mal notre langue, obstacle gravissime quand il s’agit de convaincre et d’émouvoir les jurés des assises. On ne mutile plus les visages, mais on mutile toujours les vies. Elle comparaîtra en appel le 3 novembre prochain (chacun peut signer ici la pétition adressée à l’Avocat général).
L’Église a reconnu (en partie, mais cette partie est déjà beaucoup) ses torts envers les Juifs, ses torts envers la science. Elle commence à se tourner vers les homosexuels. Il serait temps qu’elle reconnaisse son immense responsabilité dans l’avilissement qui, au sortir de l’Antiquité, est venu frapper les femmes pendant des siècles, dans l’irréparable destruction de tant de vies de femmes. Destruction physique, ou destruction morale. Le « processus de civilisation » dont parlait Norbert Elias a moins pour caractéristique de diminuer la violence que de la dérober au regard. La justice ne mutile plus les condamnés, mais elle mutile les existences par la prison, et quand, comme aux États-Unis, elle exécute encore des condamnés, elle interdit aux journalistes de venir « voir » l’exécution, au mépris du Premier Amendement. On ne torture plus non plus avec des chevalets ou des tisons, mais par la privation de sommeil, la désorientation spatio-temporelle ou les stress positions. De même, la violence subie par les femmes ne se limite pas aux sévices physiques, mais comprend également les inégalités de traitement de toutes sortes : inégalités scolaires, donc inégalités des chances, inégalités salariales. En un mot : la violence faite aux femmes, c’est d’abord, fondamentalement, l’inégalité existentielle.
Je ne sais maintenant ce que deviendra ce crâne. Je voudrais qu’il fût inhumé quelque part dignement. Et que, comme il y a – en Angleterre comme chez nous – des tombes du soldat inconnu, il y ait un tombeau de la fille inconnue, pour toutes les femmes que les hommes ont détruites.
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