La journaliste et militante laïque Djemila Benhabib.

La journaliste et militante canadienne Djemila Benhabib.

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L'Express : "Je pense qu'il faut savoir renoncer à certains droits, (...) pour respecter le droit de caricaturer sans offenser, pour que la fraternité puisse s'exprimer." Dans quelle mesure les propos de Mohammed Moussaoui, président du CFCM, tenus à la suite de l'assassinat du professeur Samuel Paty font-ils écho aux fameux accommodements raisonnables canadiens ?

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Djemila Benhabib : Renoncer à certains droits et libertés équivaut à opérer des ruptures au sein de nos sociétés démocratiques. Le terrorisme islamiste agit sur deux niveaux. L'un dans l'immédiateté pour créer la peur et imposer le silence et l'autre sur le long terme en déréglant notre système pour changer la société en profondeur. L'objectif visé c'est d'anéantir les réflexes de la société démocratique pour la priver du débat, de l'échange et de la liberté d'expression au nom du respect d'une prétendue sensibilité. C'est du chantage ! On nous place dans une position intenable. On nous dit : soit vous acceptez nos demandes, soit c'est la violence. Mais personne n'a envie de mourir. Nous voulons toutes et tous vivre. La question est de savoir comment et, surtout, qui définit les paramètres de notre vie collective. Le Canada, avec les accommodements raisonnables, a accepté de mettre un genou à terre vis-à-vis des intégristes religieux de tout bord en tenant compte de leurs demandes. Espérant, ainsi, gagner une forme de paix civile pour ne pas faire l'objet d'attentats terroristes. Le président Trudeau s'est montré bien discret après la décapitation de Samuel Paty jugeant, probablement, que rendre hommage à un enseignant est déjà une forme de provocation.

Comment se manifestent au quotidien ces accommodements au Canada et au Québec ?

L'accommodement raisonnable est né au Canada en 1985 pour régir le monde du travail et tenir compte des demandes des employés adressées aux employeurs pour obtenir un peu plus de souplesse en raison de considérations particulières. C'est la plus haute cour du pays, la Cour suprême, qui a obligé un employeur en l'occurrence un magasin de ventes au détail, à reconnaitre et intégrer les contraintes religieuses d'une employée qui refusait de travailler le samedi. La salariée en question avait adhéré à l'Eglise adventiste du septième jour et souhaitait observer le shabbat, comme le prescrivait sa nouvelle religion. Son employeur avait déjà accepté sa demande, mais avait requalifié son statut d'"employée à plein temps" en "employée occasionnelle". La Cour y a vu une discrimination fondée sur les croyances religieuses au terme d'une procédure juridique de sept ans.

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Les demandes religieuses étaient à cette époque bien marginales.C'est véritablement à partir des années 2000 que les dérogations pour motif religieux se sont multipliées avec l'autorisation du port du kirpan (poignard) pour un jeune élève Sikh de 12 ans dans une école publique de Montréal, l'imposition d'un casque insonorisé pour une jeune élève musulmane, d'une école maternelle publique de Montréal, pour la soustraire au chant et à la musique. Les juifs orthodoxes refusaient de reconnaitre l'autorité d'une policière ou celle d'une examinatrice pour l'obtention du permis de conduire, alors, on les a remplacés par des hommes... en catimini ! A chaque fois, c'est l'émoi populaire, au Québec en tout cas, puisqu'en moyenne trois quarts des Québécois considèrent que l'accommodement nuit au bon fonctionnement des institutions publiques. Il y a donc un mouvement de rejet qui vient du bas et une imposition du modèle par le haut, les tribunaux, en court-circuitant, le politique, l'Assemblée nationale. Cela aussi est un problème.

"A long terme, c'est la fragmentation qui nous menace"

Est-ce une manière de garantir un certain pacifisme dans la société ? Cela fonctionne-t-il ?

Vous savez, pour savoir si un modèle marche ou pas, il faut du temps. Parce que c'est à long terme que les changements s'opèrent et que les antagonismes éclatent. Mais déjà, des signaux très inquiétants apparaissent : une culture de "la tolérance de l'intolérance" et donc un grave recul de liberté académique, liberté de création, de la liberté d'expression. Il y a chez nous une absence totale de débat s'agissant de ces questions cruciales. De ce point de vue là, les intégristes ont déjà gagné en exploitant à fond ce concept pour pousser leurs demandes les plus délirantes. Et c'est là que l'on comprend que ce modèle a ses limites. Ce système n'est pas fait pour encourager les plus modérés des croyants et les plus raisonnables des citoyens mais pour favoriser les lectures les plus rigoristes et les plus belliqueuses. Les intégristes sont les interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics. A long terme, c'est la fragmentation qui nous menace. Socialement le communautarisme et, politiquement, la multiconfessionnalisation de l'Etat. Une forme de modèle libanais à la canadienne.

Quel modèle préconisez-vous ?

Celui qui privilégie la liberté de conscience, la liberté d'expression, la libre circulation des idées et le respect des droits fondamentaux. Avant tout cela, le simple droit à la vie doit être, aujourd'hui, défendu. Et le droit à la dissidence, constitutif de la pluralité comme l'évoque si bien la philosophe Hannah Arendt. La société démocratique et pluraliste doit définir le lien politique en dehors du cadre religieux. Or, les islamistes nous ramènent, sans cesse, vers le religieux. Et les multiculturalistes se soumettent à leurs quatre volontés. Cela se réalise sur le dos des femmes, des libres penseurs, des amoureux de la liberté. Le seul modèle qui permet une coexistence harmonieuse est celui qui repose sur la stricte séparation des pouvoirs politique et religieux, la laïcité. Je défends la laïcité comme principe humaniste et universel. Le Québec a voté une loi dans ce sens l'année dernière, la loi 21, loi qui est contestée devant les tribunaux canadiens. On se bat pour réaffirmer le caractère laïc de l'Etat, de l'école et de nos institutions publiques. Jamais nous ne renoncerons à cela. Jamais.

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