“L’alcool est omniprésent”, soupire
Catherine Salways en m’apportant un verre de “Coco-tini Betterave”, l’une de
ses spécialités. “On ne peut même plus aller au cinéma sans la possibilité de boire un verre de vin. Mais je me suis dit qu’il y avait un moyen d’y échapper, en faisant le contraire.”

Catherine Salway, 40 ans, a ouvert au pied de la tour
Trellick, dans l’ouest de Londres, un nouveau “gastrobar”, le Redemption. Le
décor est épuré et élégant, avec des murs de briques apparentes et des enseignes
néons. Cet établissement se distingue par sa carte, qui ne propose pas une
goutte d’alcool. L’idée force, m’explique-t-elle, est d’offrir aux
consommateurs la possibilité de “se faire plaisir sans se saouler”, et un sanctuaire de tranquillité et de sobriété dans une
culture où l’alcool est roi. Pourtant, son entreprise suit une nouvelle tendance, affirme-t-elle. En témoignent en effet plusieurs projets similaires dans
d’autres agglomérations britanniques et les statistiques, selon lesquelles
notre accoutumance à l’alcool commencerait enfin à perdre du terrain, surtout
parmi les moins de trente ans.

Jusqu’en 2011, Mme Salway était directrice marketing du groupe
Virgin. A l’époque, elle buvait beaucoup, habitude qu’elle avait acquise en
arrivant à Londres en plein dans la vague hédoniste du milieu des années 1990.
Jusqu’à ce qu’elle soit atteinte d’une gueule de bois
existentielle. “J’avais des kilos en trop, je buvais trop,
et j’étais mal dans ma peau”, résume-t-elle. “Londres ne tourne que sur l’alcool”

L’idée du bar Redemption lui est venue alors qu’elle
effectuait une retraite yogique à Goa, sur la côte est de l’Inde. Pendant tout son
séjour, elle n’eut aucun moyen de se procurer de l’alcool. “C’est
simplement l’absence totale d’alcool qui nous en a libéré”, assure-t-elle. C’est ainsi que dans ce quartier de l’ouest de Londres,
un nouveau genre de débit de boisson a vu le jour : le “dry bar”, ou “bar
sec”. “Combien de fois ai-je entendu : ‘Tu
es complètement folle ! Ca ne marchera jamais, Londres ne tourne que sur
l’alcool !’… A quoi je répliquai que cela ne valait pas forcément pour
tout le monde, tout le temps.”

En dépit des angoisses collectives sur la tendance marquée des
Britanniques à lever le coude, il semblerait que nos schémas de consommation
d’alcool soient en train d’évoluer. Selon l’Office national des statistiques
(ONS), la proportion d’individus déclarant avoir bu un verre dans les sept
derniers jours ne cesse de diminuer depuis au moins huit ans : ils étaient
72 % d’hommes et 57 % de femmes en 2005, mais en 2013, ces chiffres
étaient ramenés respectivement à 64 % et 52 %.

L’ONS précise toutefois qu’il peut y avoir des écarts entre les réponses des
personnes interrogées et les quantités qu’elles absorbent en réalité. Il
faut par ailleurs garder à l’esprit qu’il n’y a jamais eu plus de pathologies
liées à l’alcool que maintenant. De plus, la
dépendance à l’alcool des adultes d’âge moyen est un problème réel qui prend de l’ampleur. Par ailleurs, la baisse de la consommation moyenne pourrait s’expliquer par le crash boursier de 2007-2008 et la crise qu’il a provoquée. Se pourrait-il que nous soyons aussi
soiffards et dépendants que jamais, mais juste un peu plus fauchés ? “La soirée ne tournira pas au vinaigre”

Comme l’explique Salway, les comportements d’une génération à l’autre montrent que les choses sont vraiment en train d’évoluer. Selon les données du National Health Institute
(NHS), alors qu’en 1988, 71 % de la tranche d’âge des 16-26 ans
affirmaient avoir bu un verre dans la semaine, ils n’étaient plus que 48 %
en 2010. “Les adolescents et les jeunes adultes d’une
vingtaine d’années ont vu leurs parents prendre cuite sur cuite, ce qui, à
leurs yeux, n’a rien de cool, poursuit-elle. J’ai
également entendu dire que grâce aux appareils numériques, les jeunes n’éprouvent plus
le besoin de sortir pour s’alcooliser car ils ont suffisamment d’activités
stimulantes.”

Dans les villes comme Liverpool et Nottingham où l’alcool
coule à flots, des associations de lutte contre l’alcoolisme tiennent désormais
des bars sans alcool, et envisagent d’en ouvrir bientôt d’autres à Newcastle et
Brighton. A Norwich, un “dry bar” baptisé The Drub, a commencé à expérimenter des bars éphémères dans des endroits différents.

Je vais passer une soirée au Redemption. Autour d’une table,
trois jeunes femmes d’une vingtaine d’années sirotent des mojitos à la pomme.
Jennifer Moule, 28 ans, et Alicia Brown, 27 ans, sont enseignantes dans le
secondaire ; leur amie, Yassine Sengohor, 28 ans, tient une boîte de nuit
et est donc particulièrement bien placée pour juger du contraste entre ce bar
et le modèle dominant des lieux de convivialité. “Le fait
qu’il n’y ait pas d’alcool simplifie tout, affirme Jennifer Moule. Ici, on n’a pas à redouter que la soirée tourne au vinaigre.”Danser sans avoir picolé

Quelques jours plus tard, me voici au Sobar, à Nottingham,
devant une bouteille de “pre-mixed Berry
Bonanza” [Trésor de fruits rouges prémixés]. Le Sobar a été lancé en
janvier dernier par Double Impact, une association d’aide aux personnes
dépendantes de l’alcool et des drogues. Les fondateurs de Sobar reconnaissent néanmoins que près de
85 % de leur clientèle est constituée de gens qui n’ont jamais eu de
problème de ce type et sont simplement séduits par l’offre de ce café qui se
présente comme un “0 % ABV”, ou “Alternative Bar Venue” [bar alternatif à
0 %].

Comme Mme Salway, les patrons ont pris conseil auprès du
Brink, un bar sec de Liverpool ouvert en 2011 par l’association Action on Addiction.
L’idée du Sobar est toutefois venue des gens venus se faire aider par Double
Impact, qui ont expliqué qu’ils avaient surtout besoin d’un environnement
débarrassé de l’atmosphère médicalisée et d’un lieu qui ne ressemble pas à un centre de désintoxication. A en croire Graham Miller, directeur exécutif de Double
Impact, ce sont les animations qui drainent une grande part de la clientèle
nocturne du Sobar : de la musique live, des lectures de poésie et des soirées
DJs. Ce qui amène une question évidente : les Britanniques vont-ils
vraiment danser s’ils n’ont pas picolé ? “Oh oui,
croyez-moi ! assure-t-il. Je les ai vus de mes
propres yeux.”Environnement sécurisant

La directrice générale de Sobar, Alex Gilmore, 36 ans, précise
que l’actualité récente sur les dangers du jeu à boire en ligne Neknominate a
attiré chez elle des étudiants des deux universités de la ville, qui avaient envie de découvrir autre chose que les débauches d’ivresse qui font fureur sur les
campus.

Elle pense également avoir remarqué une différence entre les
sexes : “Je reçois généralement beaucoup plus de femmes,
dans la journée comme en soirée. D’après moi, elles trouvent ici un
environnement sécurisant. Si elles ont envie de grignoter un morceau avec une
amie par exemple, elles savent qu’elles ne se retrouveront pas au milieu d’un
groupe d’hommes qui vident verre sur verre.”Angoisse et dépression

A une autre table, je rencontre quatre autres clients
réguliers du Sobar : ce sont des hommes qui ont eu divers
problèmes d’alcool et de drogue. Tous reconnaissent avoir consommé des
stupéfiants, mais l’alcool, disent-ils, a eu sur eux des effets très
particuliers : “J’ai pris de l’héroïne pendant dix-sept
ans, confie Gary Hamilton, 47 ans. Ca ne m’a pas
empêché d’avoir un boulot, une femme et des enfants. Mais deux ans à
boire m’ont littéralement foutu en l’air.” Par rapport à d’autres
drogues, assurent-ils, l’alcool a sur la santé mentale des effets que l’on ne
devrait pas sous-estimer. C’est un facteur d’angoisse et de dépression, qui
enclenchent un cercle vicieux et conduisent à boire encore plus.

Dans les rues de la ville, au loin, des éclats de voix et des
claquements de talons annoncent le début d’une nouvelle nuit d’ivresse. Dans un
quartier étudiant tout proche de là, des vitrines vantent un service de
livraison à domicile d’alcool jusqu’à 5 heures du matin, et les magasins
cassant les prix sur les bouteilles ne désemplissent pas. A l’intérieur du
Sobar, la musique d’ambiance flotte dans la salle, les gens entrent et sortent,
et un monde tout à fait différent continue de tourner, comme si de rien
n’était.