Accueil

Société Médias
Multiculturalistes contre universalistes : de "Libé" au "Monde", fractures dans les rédactions de gauche
© Nicolas Portnoi / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Multiculturalistes contre universalistes : de "Libé" au "Monde", fractures dans les rédactions de gauche

Woke ou pas woke

Par Antoine Menusier

Publié le

Féminisme, minorités, islam : ces questions sèment la discorde dans la presse de gauche. Au "Monde" comme à "Libération" ou à "L'Obs", l'exaspération grandit. Deux camps s'opposent : les multiculturalistes et les universalistes. Enquête.

Sur les réseaux sociaux, on ne compte plus les manifestations de dépit à l’encontre de la presse de gauche. Dix lecteurs de perdus, cent de retrouvés, se consolera-t-on. Sauf que la défiance envers ces vénérables n’est pas seulement le fait de lecteurs, elle se retrouve et se déploie au cœur des équipes rédactionnelles. Une fracture, une faille les parcourent. Un sourd Congrès de Tours s’y tient en permanence. "La période est très tendue", confiait cet été un journaliste de Libération. "On a des tensions entre nous, c’est fracturé", abondait une consœur du Monde.

La discorde ne porte plus comme en 1920 sur le modèle économique et politique – lutte des classes contre social-démocratie – mais sur des thèmes de société à fleur de peau : le féminisme, les minorités, l’islam, principalement. La fracture est décrite comme générationnelle : d’un côté, la nouvelle génération issue du web, qui aurait tendance à confondre journalisme et militantisme, de l’autre, les seniors, accusés d’entretenir à leur profit des schémas de domination.

Républicains contre démocrates ?

La direction du Monde entend jouer les arbitres : elle a mis sur pied un comité de rédaction sur l’écriture inclusive, établi un lexique sur les "mots neufs de l’antiracisme", le terme "racisé" par exemple, doit être employé avec parcimonie, comprend-on. Ces accommodements, pour l’heure relativement discrets, n’ont semble-t-il qu’un but : contenir une base en quête de changement.

Si, en politique, la droite connaît de sanglantes querelles d’hommes, la gauche, elle, s’écharpe sur les idées. Les "courants" qui l’érodaient ont pris des tailles d’ouragans, l’éparpillant façon puzzle, s’amuserait – ou pas – Michel Audiard. Les journaux qui nous occupent n’en sont pas à ce stade. Mais l’exaspération grandit en leur sein. Deux fronts se font face, qu’on peut décliner ainsi, les nuances étant permises : les universalistes vs les multiculturalistes, les réacs vs les progressistes, les laïques "intransigeants" vs les laïques "inclusifs "."Les républicains et les démocrates", ramasse Claude Weill, ancien directeur de la rédaction du Nouvel Observateur de 2011 à 2014, désormais commentateur politique à Nice Matin et sur LCI.

L’opposition entre "républicains" et "démocrates" remonte à l’affaire des "foulards" de Creil

L’opposition entre "républicains" et "démocrates" remonte à l’affaire des "foulards" de Creil, en 1989, lorsque trois collégiennes musulmanes avaient été exclues de leur établissement parce qu’elles refusaient d’ôter leur voile. De cet épisode marquant date l’actuelle fitna – le schisme en islam – rongeant la gauche sur les chapitres sociétaux, la divisant en deux camps "irréconciliables", selon le mot prononcé par Manuel Valls en 2016.

Claude Weill, entré au Nouvel Observateur en 1986, la décennie "berceau" de l’antiracisme, garde un souvenir précis de cette époque qui vit deux familles de la gauche ferrailler entre elles. Son magazine avait publié une tribune retentissante ("Profs, ne capitulons pas !") qui prenait position contre le voile islamique à l’école. Ses signataires étaient les philosophes et écrivains Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth Badinter, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler.

A LIRE AUSSI >> Il y a 30 ans, Creil, quand la République a capitulé

"Je trouvais ce texte très raide, reprend Claude Weill. Jean Daniel, mon patron, y était favorable. Moi, pourtant profond daniélien, j’étais plutôt sur la ligne différentialiste, parmi les "démocrates" et non parmi les "républicains" donnant en toute occasion la primauté à la majorité comme expression de la volonté générale. Par sensibilité personnelle et peut-être par mon histoire, je suis plus attentif au sort des minorités." Héritier du Nouvel Observateur, L’Obs accueillerait-il de nos jours pareille tribune ? En 2018, y traiter de l’affaire Tariq Ramadan sous un biais autre que juridique, en questionnant par exemple son parcours politico-religieux, paraissait impossible. "Si vous saviez…", soupire une journaliste du magazine.*

Malaise au Monde

"Le vent a tourné", prend acte, à regret, un ancien journaliste de Libération. Dans les rédactions de gauche, le courant multiculturaliste aurait pris le dessus. Mais les universalistes se rebiffent. "Beaucoup de lâcheté, beaucoup de trouille. Peur d’être accusé de mépris de classe et de race, pour des raisons commerciales aussi. Crainte de tomber dans la gueule des chiens de garde, tout ce qui vient de cette sociologie bourdieusienne. Peur de parler de façon positive de Macron, au point de le faire apparaître dans une esthétique nazie en une du supplément du week-end (M le Magazine du Monde, le 29 décembre 2018, ndlr)", étrille un collaborateur de ce journal, lequel s’était excusé après cette parution.

"Je me mets à réagir comme jamais auparavant", se surprend un autre œuvrant dans la même maison. Il n’a pas digéré un portrait dédié à Assa Traoré, la sœur d’Adama, mort à 24 ans lors d’un contrôle de police en 2016 dans le Val-d’Oise, faisant le 3 juillet la couverture du magazine. Il reproche "un papier n’offrant sciemment aucun contrepoint autre que celui fourni par la nébuleuse d’extrême droite, ce qui revient à disqualifier toute contre-enquête". "Il faut aller chercher dans Valeurs actuelles ou dans Le Point des informations manquantes ici", se désole pareillement un confrère de Libération qui a lu le portrait.

Jointe par téléphone, l’auteure de l’article, Zineb Dryef, n’a pas souhaité répondre aux critiques, estimant avoir accompli correctement son travail. Une consœur du Monde prend sa défense : "Il était important de faire ce portrait, pose-t-elle. Assa Traoré est devenue une idole de la jeunesse. Il y a une "génération Traoré", celle des 18 ans, qui se reconnaît en elle comme en Despentes, Haenel ou Thunberg."

Luc Bronner, directeur de la rédaction du Monde depuis 2015, qui cèdera sa place à son adjointe Caroline Monnot à la fin de l’année, rejette les procès en complaisance visant son journal à propos de l’affaire "Adama Traoré". "Nicolas Chapuis, qui suit le dossier, effectue un travail remarquable, d’une parfaite objectivité, affirme-t-il. Nous avons fait une couverture du magazine avec Assa Traoré mais nous avons également mis en une l’information relative à l’indemnisation par la justice d’un ex-codétenu d’Adama Traoré, qui l’accusait d’agressions sexuelles. Il me paraissait important de la signaler à cet emplacement-là du journal." Manière de rétablir l’équilibre ?

Une journaliste du Monde vient en renfort de son directeur : "Luc est un universaliste comme l’ensemble de la direction, plaide-t-elle. Lorsqu’il couvrait les banlieues, il a pris de vrais coups. Il n’a pas tu le racisme anti-blanc de jeunes issus des quartiers lors des manifestations de 2006 contre le CPE (le Contrat premier embauche, jamais appliqué, ndlr)."

Vers une irruption de la "cancel culture" ?

Tacitement associée à l’islam, la banlieue est probablement le sujet le plus délicat à traiter pour une presse de gauche attachée par principe à la défense des plus faibles et portant en elle l’antiracisme comme une mission. "La trouille de l’amalgame, qu’il faut certes éviter, tétanise une partie d’entre nous", déplorent des journalistes du Monde et de Libération. Il arrive ainsi que le fact-checking, la vérification des informations sous un jour purement factuel, tienne lieu de problématisation face à des phénomènes bousculant le cadre rassurant de la division dominants-dominés. L’islamisme en est un, caillou dans la chaussure du "monde nouveau" devant remplacer l’ordre ancien.

Une tout autre histoire, mais le fond est le même. Le 9 janvier 2018, trois mois après le déclenchement du phénomène #metoo contre le harcèlement des femmes, une "grosse crise interne" éclata au Monde. Ce jour-là, à 6h42 du matin, le journal publiait en ligne une tribune collective de 100 femmes, très vite appelée "la tribune de Deneuve". La starissime Catherine, intrusion du "vieux monde" chez les "18 ans", l’avait cosignée. "Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle". Tel était son titre.

Des collaborateurs du journal reprochent à la direction de s’abriter derrière cette division des genres journalistiques.

"La rédaction Web était furieuse. Elle ne comprenait pas que notre journal, en plein rattrapage sur les questions féministes depuis #metoo, ait pu laisser passer ça. Il y eut des menaces de démission" se souvient une journaliste. "La jeune génération estime qu’il y a des polémiques qui ne doivent pas figurer dans Le Monde", explique-t-elle. La parution de ce "brûlot" ne laissa pas indifférent le "petit frère" Libération. "Chez nous, la tribune de Deneuve déclencha une bagarre", rapporte l’un de ses membres. Le débat, un luxe de "boomers", cette aristocratie des plus de 50 ans à laquelle est reproché son sexisme et autres souillures infligées à la planète…

"On voudrait obtenir des garanties de la direction", prie un journaliste du Monde. Il craint des mises à pied qui pourraient survenir à la suite de tweets ou d’articles jugés non conformes à la politique du titre. Il redoute les effets de la censure, la "cancel culture" à l’œuvre dans la presse progressiste américaine. Il cite le cas de Bari Weiss, partie cette année du New York Times, trois ans seulement après y avoir été recrutée pour apporter de la diversité intellectuelle dans les pages "opinions" du quotidien, avait-il été dit.

A LIRE AUSSI >> La presse française bientôt sous l'emprise de la "cancel culture" à l'américaine ?

"C’est absurde, personne qui penserait différemment de la ligne éditoriale n’est menacé de licenciement au Monde, assure Luc Bronner. La seule chose que nous demandons à nos journalistes qui s’expriment sur Twitter est de le faire de la façon la plus modérée possible. Le premier acte du journalisme, ce sont les faits, les analyses, les interviews, les reportages. Les pages "Débats" sont là pour faire s’exprimer des opinions contradictoires."

Précisément, des collaborateurs du journal reprochent à la direction de s’abriter derrière cette division des genres journalistiques. Ce qu’ils contestent, c’est bien la "ligne" générale, des "partis-pris", des angles "militants" sur les minorités. Les pas de côté auront davantage leur place dans les dessins à l’enseigne des "Indégivrables", les manchots du dessinateur fabuliste Xavier Gorce, ou dans les chroniques de journalistes issus du cru, tel Michel Guerrin. Ou bien encore dans des livres-enquêtes : La Communauté, de Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin (Albin Michel, 2018), sur le salafisme à Trappes, Inch’Allah : l’islamisation à visage découvert, dirigé par Gérard Davet et Fabrice Lhomme (Fayard, 2018), auquel le journal n’accordera pas la moindre recension. A L’Obs, le contre-pied est manifestement l’affaire du chroniqueur et écrivain Pierre Jourde. Mais quel âge ont ces gens ?

Génération "boomers" contre génération "woke"

Les leçons de choses des "boomers" ne passent pas auprès de la génération "woke" en lutte contre les "injustices" de toutes sortes. "Les jeunes journalistes, parmi eux toujours plus de femmes, se reconnaissent de moins en moins dans l’universalisme", constate Alexis Lévrier, historien des médias, maître de conférences à Reims, auteur du Contact et la distance. Le journalisme politique au risque de la connivence (Les Petits matins). "Les profils changent, des revendications identitaires apparaissent, poursuit-il. Le risque existe chez certains d’une confusion entre journalisme et militantisme, d’un effacement de la vérité au profit de la cause, classe, genre ou origine. C’est triste, car l’idéal est de tendre vers l’objectivité, de dépasser ce qui nous caractérise."

Longtemps Libération a mis en scène son joyeux bordel. La sobriété l’a gagné. "Libé a toujours vécu avec son époque : hier jouisseur, aujourd’hui puritain", regrette l’un de ses journalistes. Comme au Monde, le traitement des questions sociétales fait grogner les anciens. Ils goûtent peu à la mode intersectionnelle mêlant dans un même combat émancipateur hijab et crop-top, voile islamique et nombril à l’air. "Confusionnisme" dénoncent-ils.

Le contenu des pages "Débats" leur est rarement favorable. Eux et leurs congénères, "les seigneurs du patriarcat colonial" selon le philosophe et militant transgenre Paul B. Preciado qui les croquaient ainsi dans une tribune à Libération intitulée "Féminazies", parue en 2019, restent sur une ligne classiquement binaire. "Je suis pour le rapport égalitaire hommes-femmes, mais sexuel", assume l’un. Des plumes extérieures jugées contraires à la ligne "néo-féministe" du journal sont remerciées, telle, dernièrement, la philosophe et psychanalyste Sabine Prokhoris.**

Début 2019, atteint par l’affaire outrageante de la "Ligue du LOL" – des accusations de harcèlement contre des femmes au sein d’un groupe Facebook privé –, le journal s’autopurgea de deux collaborateurs. Naguère révérés, Roman Polanski, "rescapé de la Shoah", Guy Hocquenghem, "militant de la cause homosexuelle mort du Sida", n’y sont plus des figures légitimes.

Libération soigne sa gauche. "Il est un peu trop dans le respect, autrefois devant les ouvriers, aujourd’hui devant l’islam", estime Luc Le Vaillant, responsable au journal de l’iconique page "portraits", où le pluralisme est de rigueur. Lancé trois semaines après les attentats du 13 novembre 2015 par Marwan Muhammad, l’ancien directeur du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France, que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin entend dissoudre), le hashtag #LibeRaciste provoqua, là aussi, une "crise interne". Une panique, même.

C’est en tout cas à l’anticlérical et libertaire Le Vaillant qu’est revenu l’honneur de signer l’éditorial après l’attentat islamiste qui a coûté la vie à Samuel Paty

Dans une chronique, Luc Le Vaillant s’attardait sur une jeune femme en long voile islamique aperçue dans le métro. Sa description, mêlant propos sur le terrorisme, le sexe et l’islam, n’en était pas avantageuse. Effrayée par le succès sur Twitter de #LibeRaciste, la société des rédacteurs se désolidarisa de Le Vaillant. Des excuses publiques lui furent demandées. Il s’y refusa, put compter sur le soutien de Laurent Joffrin, à l’époque directeur de la rédaction et de la publication de Libération, parti en juillet.

"Le Vaillant ? Son compte Twitter parle pour lui", tacle un collègue "anticapitaliste", ayant pour références "Le Monde diplo Lordon et Bourdieu, découvert à la fac". "Mais quelles que soient nos luttes idéologiques, on s’entend très bien entre nous", jure-t-il.

Dov Alfon est le nouveau directeur – plébiscité – de la rédaction. Franco-israélien, il fut rédacteur en chef du quotidien de gauche Haaretz et servit comme officier dans une unité de cybersurveillance du Mossad. Sa "profession de foi" à l’occasion de son entrée en fonction en septembre, fait que certains demandent à voir. "Il y met sur un même pied islamophobie et antisémitisme", maugrée l’un d’eux. D’autres à Libération salueront un judicieux équilibre. Dov Alfon a décliné la demande d’entretien de Marianne, assurant dans un courriel que "le temps du débat d’idées des médias de gauche viendra pour moi, j’en suis persuadé". Est-ce un début d’inflexion ou une concession passagère ? C’est en tout cas à l’anticlérical et libertaire Le Vaillant qu’est revenu l’honneur de signer l’éditorial après l’attentat islamiste qui a coûté la vie à Samuel Paty.

*Arrivée à la tête de l’hebdomadaire la même année, Dominique Nora n’a pas donné suite à nos sollicitations transmises avant l’attaque terroriste de Conflans-Sainte-Honorine.
** Responsable des pages "Débats ", Cécile Daumas n’a pas répondu à nos appels.

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne