À l’Académie française on refuse toujours la féminisation des mots… sauf pour "la" Covid

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À l’Académie française on refuse toujours la féminisation des mots… sauf pour "la" Covid

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Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, dans la bibliothèque de l'Académie avant la session publique annuelle de l'institution à Paris, décembre 2016.
Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, dans la bibliothèque de l'Académie avant la session publique annuelle de l'institution à Paris, décembre 2016.
© AFP - ERIC FEFERBERG /

Enquête. À 91 ans, Hélène Carrère d’Encausse dirige d’une main de fer l’Académie française. Elle a imposé "la" Covid sans consulter les Académiciens. La fronde gronde dans la vénérable institution où plusieurs voix s’élèvent pour réclamer des changements radicaux. Enquête sur une institution confinée.

« Immortel et Perpétuel », me dit-elle – au masculin. À 91 ans, « le » Secrétaire perpétuel de l’Académie française, Hélène Carrère d’Encausse, se porte comme un cœur. Lorsque je la rencontre, le 20 octobre, dans son appartement majestueux du quai de Conti, je m’attends à trouver « Notre dame supérieure », « la tsarine », « la douairière qui hume son Lapsang Souchong », la « duchesse acariâtre et réactionnaire », « Michèle Strogoffe » ou la « vieille rombière » caricaturée par tant d’écrivains, de nombreux journalistes et jusqu’à des Académiciens ! Dynamique, sympathique, tirée à quatre épingles, séduisante aussi, Hélène Carrère d’Encausse ne colle pas au portrait mesquin qu’on fait souvent d’elle. Elle a du chien. Je suis immédiatement sous le charme de la légende. 

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1h 31

Sans chichi et sans Lapsang Souchong, l’Académicienne capitale n’est obsédée ni par la distanciation « sociale », ni par le gel hydroalcoolique. Elle déteste le mot « présentiel », mais elle aime les rencontres physiques et « en personne ». Elle me propose de retirer mon masque, qu’elle ne porte pas en toute imprudence. « La » Covid ne passera pas par ici, semble-t-elle dire. Je garde mes distances. 

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Il y a un autre paradoxe : celle qui refuse aveuglément, et depuis si longtemps, la féminisation du langage, gardienne sectaire de tous les temples machistes, est aujourd’hui moquée pour avoir féminisé « la » Covid. Une double erreur – et une bataille de mots qu’elle est en train de perdre. 

"Et voilà qu’elle nous sort la Covid"

« La Covid, c’est une question de vocabulaire. Ça fait partie des choses sur lesquelles le service du dictionnaire [de l’Académie française] a travaillé pendant le confinement. C’est un acronyme. L’Académie française a pour fonction de définir un terme français pour tous les termes techniques ou scientifiques. Un acronyme : il faut que les gens sachent ce qu’il y a dedans… Les gens de toute façon ne savent pas ce qu’est un acronyme, premièrement, et deuxièmement, ça ne les intéresse pas de savoir ce qu’il y a derrière. Mais nous, la logique, c’est de savoir ce que c’est. On l’a décomposé et il est clair que c’est Corona-Virus-Disease, la maladie du virus de la couronne, parce que c’est un acronyme anglais. “Disease”, c’est-à-dire “la maladie”, est féminin en français. Donc il était logique de dire “la” Covid. Je dirais que [l’usage] s’implante ou pas, mais il y a beaucoup de gens qui l’adoptent tout de même » m’explique Hélène Carrère d’Encausse. 

Pour la linguiste, agrégée d'anglais et spécialiste du langage Julie Neveux, qui vient de publier Je parle comme je suis : « Ce raisonnement est tout sauf logique : il est tiré par les cheveux ! Il faudrait donc employer le genre que le mot-tête de l'acronyme, mot employé en anglais, aurait en français, s'il était traduit ! Si c'est bien ce que l'on fait souvent, spontanément, comme pour la CIA (agence est féminin) ou le FBI (bureau est masculin), ce n'est pas ce qu'on fait pour "le" laser (nom tête, amplification) et "le" radar (nom tête, détection). Alors, si toute une population est déjà en train de dire "le covid", c'est encore plus illogique de lui asséner une "règle" aussi branlante. Au Canada francophone, ils disent "la covid' car leurs autorités linguistiques sont plus réactives, et plus suivies.»

Pédagogue certes, bravache aussi, je sens que Madame le Secrétaire perpétuel est fière d’avoir lancé ce défi insolent pour que 68 millions de Français adoptent le mot au féminin qu’elle a choisi. « C’est bien la première fois qu’elle se soucie de la féminisation du langage ! », s’étrangle un Académicien qui ne la porte pas dans son cœur. 

Les membres de l'Académie Française Jean-Christophe Rufin et Alain Decaux (de gauche à droite) accompagnent Hélène Carrère d'Encausse à l'hommage en l'honneur d'Henri Troyat.
Les membres de l'Académie Française Jean-Christophe Rufin et Alain Decaux (de gauche à droite) accompagnent Hélène Carrère d'Encausse à l'hommage en l'honneur d'Henri Troyat.
© Getty - Samuel Dietz

Plus distant de la Coupole depuis son exil en montagne, Jean-Christophe Rufin, un Académicien nomade, semble tout aussi énervé par le choix de Carrère d’Encausse : « Je trouve “la” Covid ridicule. C’est une mauvaise traduction de l’anglais. Les gens doivent faire ce qu’ils veulent. On fait un dictionnaire d’usage. Seul l’usage compte. Je n’utilise jamais “la” Covid. Ça m’énerve ». 

D’autres Académiciens me signalent que le mot « disease » en anglais a été mal interprété à dessein. Il s’agit certes de « la » maladie, au féminin, mais on aurait pu aussi bien choisir le mot « mal », qui est masculin. Un linguiste : « Les agrégés de Mme Carrère d’Encausse sont complètement idéologisés et des anti-américains primaires à visage bolchévique. Ils ont utilisé un dictionnaire pour faux débutant ; il leur aurait suffi de consulter le Robert & Collins en deux tomes. Ils auraient pu privilégier la traduction par le mot “mal” qui est masculin. Dans The American Heritage, on voit bien que le mot “disease” vient du vieux français “aise”, “mal-être”, “ne pas être à l’aise”, et c’est aussi masculin ! ».

Alain Finkielkraut, Jean Christophe Rufin, et l'écrivaine Danièle Sallenave parmi les académiciens lors de l'installation de Alain Finkielkraut à l'Académie Française, au fauteuil de Félicien Marceau, le 28 janvier 2016, Paris, France
Alain Finkielkraut, Jean Christophe Rufin, et l'écrivaine Danièle Sallenave parmi les académiciens lors de l'installation de Alain Finkielkraut à l'Académie Française, au fauteuil de Félicien Marceau, le 28 janvier 2016, Paris, France
© Getty - Raphael Gaillarde

Danièle Sallenave se montre plus fair play avec les jeunes agrégés du Secrétaire perpétuel, mais reconnaît une erreur : « Les agrégés font un travail remarquable. Il est exact cependant que comme en anglais il n’y a pas de genre, le mot “disease” n’est pas plus masculin que féminin. On aurait pu dire le Covid sans difficulté, et d’ailleurs, moi-même, je n’arrive pas à dire la Covid ». 

Surtout, les Français parlent indistinctement du mot "coronavirus" et du "covid". Le premier étant masculin (à cause du suffixe "virus"), il est difficile de mettre le second au féminin. 

« Le service du dictionnaire, qui a fonctionné pendant le confinement, comprend vingt agrégés. Des gens éblouissants », réplique Mme Carrère d’Encausse. Ce faisant, le Secrétaire perpétuel avoue à demi-mot une réalité qui fait aujourd’hui débat parmi la dizaine d’Académiciens que j’ai interrogés. « Je n’étais pas là pour la séance où la Covid a été discutée », me précise Jean-Christophe Rufin. Il n’est pas le seul. Il semble que très peu d’Académiciens ont été consultés sur ce mot. Et pour cause : il n’y a jamais eu de séance sur le sujet ; ils étaient tous confinés. 

La 9e édition du dictionnaire de l’Académie française et le sous-main de Madame le secrétaire perpétuel dans la petite salle des séances hebdomadaires des Académies à l'Institut de France à Paris, qui regroupe cinq académies dont l'Académie française
La 9e édition du dictionnaire de l’Académie française et le sous-main de Madame le secrétaire perpétuel dans la petite salle des séances hebdomadaires des Académies à l'Institut de France à Paris, qui regroupe cinq académies dont l'Académie française
© AFP - JEAN-PIERRE MULLER

« A l’Académie française, on s’est tous immédiatement confinés, on a tout arrêté », précise Angelo Rinaldi, autre Académicien. Plus de sept Académiciens étant déjà décédés, sept sièges étant à pourvoir dans l’hémicycle (François Sureau vient d’être élu ce mois-ci), il n’était pas question de prendre des risques. « Que ce soit “le” ou “la” Covid, si la chose avait pénétré sous la Coupole, ça aurait été un carnage, comme dans un EPHAD », ironise un autre Académicien. 

La décision sur la féminisation de « la » Covid a donc été prise par Mme Carrère d’Encausse seule, en majesté, « à la soviétique », sans que les Académiciens ne soient invités à en discuter. « Elle décide de tout avec ses agrégés », ironise un Académicien qui conteste l’autoritarisme et le peu de démocratie « du » Secrétaire perpétuel. 

Le fait que le genre du mot « covid » n’ait pas été soumis à la décision des Académiciens, et pas même à la Commission du dictionnaire, suscite beaucoup de critiques. « Il est tout à fait inadmissible que, comme pour “le” ou “la” Covid, Hélène Carrère d’Encausse décide seule sans consulter les Académiciens. Il faut qu’on vote. Il n’est pas possible de continuer ainsi » prévient une Académicienne en colère. 

Théoriquement pourtant, Carrère d’Encausse n’a pas de voix prépondérante. Mais tout le monde sait que cette femme politique « pilote » le petit groupe de ses partisans qui votent systématiquement en sa faveur. Pour « la » Covid, elle n’a même pas pris soin de les consulter par téléphone.

Plusieurs voix s'élèvent d’ailleurs contre le travail des « agrégés » parmi lesquels le sectarisme linguistique et l’ultra-conservatisme primeraient, sinon quelque accointance avec la droite catholique la plus rigide. « C’est une confrérie dans la compagnie : une petite coterie réactionnaire », me dit-on. « C’est notre caricature », me dit un autre Académicien. Beaucoup se sentent infantilisés par ces agrégés qui décident de tout et attendent juste que les Immortels, qu'ils manipulent éhontément, approuvent leurs décisions.  

Lorsque je l’interroge sur le fonctionnement de l’institution, Mme Carrère d’Encausse me dit que « l’Académie française ne reçoit aucune subvention. Nous vivons seulement de l’argent de nos fondations ». Elle oublie de dire que les « agrégés » sont justement des professeurs détachés par le ministère de l’Éducation nationale… 

Aujourd’hui, après avoir hésité, le journal Le Monde utilise généralement « le » Covid, comme la plupart des grands médias. Le président Macron parle « de la crise du Covid », tant des formules comme « la crise de la Covid » ou « au temps de la Covid » l’isolerait de l’opinion. Les ministres basculent dans le même sens pour éviter d’apparaître parisiens et élitistes et la RATP a rétabli ses messages contre « le » Covid 19. 

La bataille tentée par Mme Carrère d’Encausse, à coups d’arguties linguistiques tirées par les cheveux, est en passe d’être perdue. « Elle a un grand talent pour défendre la langue française en la faisant haïr », me dit un homme qui la connaît bien. Faute de s’être souciée de l’usage, comme l’aurait fait le linguiste et lexicographe du Robert, Alain Rey, qui vient de disparaître, l’Académie n’est plus prise au sérieux. « Qu’est-ce qui lui a pris : elle n’a jamais voulu féminiser les mots et voilà qu’elle nous sort “la” Covid », s’étrangle un autre Académicien. 

« Alain Rey, lui, pourfendait les puristes de la langue ; il a toute sa vie expliqué que la langue française était en réalité un créole, né du latin parlé, et définie dès ses origines par un métissage important entre le latin, le celte et le francique (langue germanique). On est loin de cette langue pure, de cette "pureté" décrite comme devant être "maintenue" dans les statuts de l'Académie française de 1635. Mme Carrère d'Encausse semble vouloir préserver la langue française au formol dans un bocal poussiéreux, à l'abri de toutes les impuretés de la vie», réagit la linguiste, maîtresse de conférences à Sorbonne-Université et autrice Julie Neveux. 

La lutte contre la féminisation de la langue

Le grand combat de Madame « le » Secrétaire perpétuel, depuis vingt ans à son poste, est en effet la lutte contre la féminisation de la langue. Pas question d’autoriser « la ministre » ; « la maire » lui écorche l’oreille. L’écriture inclusive est, à ses yeux, « un péril mortel ». « A force d’être contre toute avancée sur la féminisation des titres et des fonctions, elle va finir par avoir ce qu’elle redoute le plus : l’écriture inclusive », commente un linguiste. Qui ajoute : « Les vrais fossoyeurs de la langue française, ce sont ceux qui s’arc-boutent sur le passé ». 

A sa décharge, Carrère d’Encausse a autorisé une commission sur la féminisation pour tenter de comprendre l’évolution des usages. « Aujourd’hui, écrire “autrice”, “la” cheffe ou “la” sergente, n’est plus tabou à l’Académie », se réjouit Danièle Sallenave, qui milite depuis longtemps pour cette souplesse, même si elle reste « très réservée sur l’écriture inclusive ». 

Loin des polémiques et de l’esprit du temps, Hélène Carrère d’Encausse me répond, elle, en gentleman : « Si Madame Hidalgo veut se faire appeler Madame la Maire, c’est son droit. Je respecte son choix. Mais “la maire”, ce n’est vraiment pas beau ».

Pour Julie Neveux : « "La beauté" ou non d'un mot n'a jamais été un argument linguistique valable ; ce critère esthétique, éminemment subjectif, se fonde en réalité sur une habitude phonétique et n'a jamais servi qu'à créer une mythologie autour d'une langue française plus belle que les autres, plus pure que les autres. Or tous les locuteurs d'une langue maternelle la préfèrent aux autres, de même que tous les enfants préfèrent leur mère. Mais ce sentiment de la langue ne doit pas nous aveugler. Parfois, il est nécessaire de grandir si l'on veut comprendre le monde qui nous entoure. Plutôt que de refuser cette nouvelle réalité qui l'entoure, où les femmes occupent les mêmes fonctions que les hommes, Madame Carrère d'Encausse devrait travailler à rendre disponible un lexique mieux adapté : alors, oui, Madame Hidalgo pourra vraiment choisir de se faire appeler Madame la Maire. Sinon, elle n'en aura pas vraiment la possibilité ».

"Nous sommes des égaux, pas des égos"

L’Académie française est une de ces compagnies dont la France a le secret. Fondée par Richelieu, elle compte quarante membres élus à vie. « Nous sommes des égaux, pas des égos », insiste Carrère d’Encausse, non sans humour. Qui chouchoute ses pairs, c’est-à-dire « sa famille » (elle emploie le mot avec moi).

A la mort récente de deux Immortels, Marc Fumaroli et Jean-Loup Dabadie, elle s’est démenée pour les fleurs et les couronnes. « Dans ce petit milieu, les gens vivent ensemble jusqu’à leur mort ; et ça a un côté dramatique ; au fond, jusqu’à votre mort vous voyez mourir des gens que vous aimez. Ça c’est épouvantable, je ne vous le cache pas. Vraiment, c’est très très dur. Un jour, vous savez que les autres vous verront partir », dit Carrère d’Encausse. Qui me confie être méticuleuse dans le protocole des condoléances. « Fumaroli, Dabadie, j’ai l’impression que je suis gorgé de mort », me dit un autre Immortel. 

Qu’un Académicien tombe malade, elle téléphone aussitôt. Qu’un autre soit victime d’un accident, elle mobilise, s’il le faut, les pompiers et les hôpitaux. Elle soutient les uns et les autres avec cet amour de « mère » qui est parfois raillé, mais qui plaît aux vieux messieurs. « Hélène est aux petits soins avec nous. Elle s’occupe de ses petits vieux – qui sont plus jeunes qu’elle », résume un autre Académicien.      

Amin Maalouf (à gauche) et Dany Laferrière (à droite) entourent la Secrétaire Perpétuel, Hélène Carrère d'Encausse
Amin Maalouf (à gauche) et Dany Laferrière (à droite) entourent la Secrétaire Perpétuel, Hélène Carrère d'Encausse
© Getty - Thomas Samson

Derrière cette philanthropie sincère se dissimule une femme raide et opiniâtre, travailleuse infatigable, idéologue aussi. Une femme de pouvoir. 

Ancien soutien de Raymond Barre, proche de l’UDF de Giscard d’Estaing, cette femme ancrée à droite fut députée européenne à la demande de Jacques Chirac. Et si elle a échoué en politique, elle continue à en faire par d’autres moyens : aujourd’hui son terrain politique, c’est l’Académie française. 

Grâce à une dizaine d’Immortels qui lui sont donc inféodés, Madame « le » Secrétaire perpétuel façonne l’institution à son image : une instance réactionnaire arc-boutée contre la féminisation du langage et la peur rouge du monde anglo-saxon. « C’est Brejnev plus que Gorbatchev ; Benoît XVI, plutôt que le pape François », résume une Académicienne qui rêve à une perestroïka quai de Conti.  

Alors pour éviter que la compagnie perde son identité, Carrère d’Encausse la verrouille. Des Académiciens suggèrent, dans la lignée de l’élection de Barbara Cassin, qu’on élise des écrivains qui permettraient un changement symbolique de l’Institution : l’éditrice Teresa Cremisi, l’écrivain Sylvain Tesson, le bouillonnant Philippe Sollers, le romancier Édouard Louis, le rappeur Abd al Malik, le poète-musiciel Gaël Faye, le dominicain pro-LGBT Adriano Oliva ou la femme rabbin Delphine Horvilleur. « Mais Hélène pense que Tesson est trop jeune et Sollers trop vieux. Elle les a rayés », dit un Académicien qui lui reproche de ne pas aimer « les bons écrivains ». Ironiquement, certains proposent de solliciter le fils du « secrétaire perpétuel », Emmanuel Carrère, « un bien meilleur écrivain que sa mère » (il a publié Un Roman russe dans lequel il revenait brillamment sur l’histoire ambivalente de sa famille). Quant au philosophe Marcel Gauchet, elle a également barré son nom au prétexte qu’il y avait déjà un rédacteur de la revue Le Débat

Barbara Cassin à la sortie de l'Académie Française après la cérémonie de son élection, suivie par Dany Lafferière et Jean-Luc Marion, en octobre 2019 à Paris.
Barbara Cassin à la sortie de l'Académie Française après la cérémonie de son élection, suivie par Dany Lafferière et Jean-Luc Marion, en octobre 2019 à Paris.
© AFP - Olivier Guillot

A l'heure où le prix Nobel de littérature a été attribué à Bob Dylan et le prix Pulitzer au rappeur Kendrick Lamar, l'Académie française semble bloquée au siècle dernier. Et, bien sûr, comme la nature a horreur du vide, les candidatures les plus aventureuses se multiplient, même sans œuvres complètes. 

Plus ou moins hors-jeu, ils sont nombreux ces auteurs à oser les "visites" et à faire campagne, on ne sait jamais ; c'est contraire aux statuts, mais toléré par l’usage. J’ai de la peine à croire à ce ballet d’ego, lorsqu’on me le décrit : chaque Académicien reçoit quotidiennement des livres, des lettres, des cadeaux, des petits mots envoyés par d’illustres inconnus soucieux d’acheter son vote. L’écrivain Gérard de Cortanze se dépense aujourd’hui sans compter comme hier le journaliste Philippe Meyer. L’avocat Emmanuel Pierrat se présente également, multipliant depuis quelques mois les visites aux Immortels ; l'essayiste Alain Borer (qui s'est fendu d'un pamphlet Académie-compatible, De quel amour blessée, et a immédiatement obtenu un prix de l'Académie) envoie ses livres lui aussi. Les cardinaux André Vingt-Trois et Philippe Barbarin ont tenté leur chance et ont été poliment éconduits.

En tenant le collège à sa botte, avec sa dizaine d’affidés, Hélène Carrère d’Encausse peut encore faire élire qui elle désire. N’étant pas elle-même une autrice inoubliable, malgré quelques belles biographies russes de Catherine II, Nicolas II, Staline et Lénine, cette politologue de la guerre froide ne démêle qu'imparfaitement le bon grain de l’ivraie littéraire d'aujourd'hui. Résultat : une confrérie qui compte de plus en plus d’écrivains médiocres, un thuriféraire de la droite gaulliste, un ancien ministre de Dordogne, l’ex-président Valéry Giscard d’Estaing et de parfait inconnus. Il n'y a pas si longtemps, on a même réussi à faire élire la maîtresse d’un Académicien ! 

Fort heureusement, quelques honorables noms évitent à la maison le discrédit le plus total : l’avocat Jean-Denis Bredin, le grand Amin Maalouf, les écrivains Daniel Rondeau, Danièle Sallenave ou Erik Orsenna, l'essayiste Alain Finkielkraut, les historiens Pierre Nora et Pierre Rosenberg. Moins d’un tiers des quarante vénérables membres ont une œuvre qui compte. 

« Quand Hélène dit on vote, c’est qu’elle a choisi. Elle tient les votes. Elle fait la pluie et la pluie », résume un heureux élu. 

Mais une fronde est possible : au moins deux Académiciens me disent se réserver le droit de démissionner si quelque mauvais écrivain réactionnaire était élu... 

"Où voulez-vous que j’aille ?"

Pendant le Covid, Mme Carrère d’Encausse n’a pas quitté l’Institut où elle a son bureau et ses très vastes appartements privés. « Où voulez-vous que j’aille », répète-t-elle, en son palais. Quelque part caché, elle me dit avoir un « ordinateur fermé » qu’elle reconnaît ne pas ouvrir – « je préfère envoyer des lettres » – et un smartphone qui sonne souvent dans le vide. Derrière son bureau, des dictionnaires et des Pléiades sont soigneusement rangés. Posé sur son bureau, le Littré : « J’adore le Littré, je m’amuse en le lisant ». (Un autre Académicien me dit « regretter amèrement la fin des télégrammes »).

A l’Académie, il est proscrit de dire « Internet » : il faut écrire « l’Internet ». On dit par exemple : « je vais sur l’Internet ». 

A propos de Facebook, Carrère d’Encausse reconnaît : « Je n’y suis pas » (ce qui veut dire qu’elle n’a pas de compte). Et lorsque je lui parle de Twitter et Instagram… elle me laisse entendre qu’elle aimerait franciser leur nom (elle oublie que ce sont des marques) ! Quant à Zoom, Teams ou Google Meet, pratiquées actuellement par des millions de Français, Carrère d’Encausse me regarde comme si je lui parlais d’une tribu non connectée d’Amazonie : « Les visio-conférences, c’est très sympathique, mais ce n’est pas du vrai travail. Ce sont des monologues. Nous, à l’Académie, nous avons besoin d’échanger et de travailler ». 

Les académiciens Alain Peyrefitte, Michel Droit et Léopold Sédar Senghor pendant une séance de l'Académie Française à Paris, le 5 mars 1987, France.
Les académiciens Alain Peyrefitte, Michel Droit et Léopold Sédar Senghor pendant une séance de l'Académie Française à Paris, le 5 mars 1987, France.
© Getty - Raphaël Gaillarde

Au Vatican, un cardinal cesse de voter à 80 ans

Contre une institution d’un autre temps, incapable de comprendre la société d’aujourd’hui, et moins encore de l’influencer, les critiques sont féroces, en dehors, et au sein même de l’Institution. Si un Académicien ne dit presque jamais du mal publiquement « du » Secrétaire perpétuel – une dizaine ont accepté de me parler à la condition de rester « off the record » – les petites vacheries et les piques fusent en privé. Certains suggèrent qu’à 91 ans, Hélène Carrère d’Encausse pourrait tirer sa révérence et démissionner. « On peut démissionner du Secrétariat Perpétuel de l’Académie : mes trois prédécesseurs l’ont fait », me dit-elle, comme pour signifier qu’elle ne le fera pas. 

Faut-il une limite d’âge aux « Immortels » ? Après tout, même le Sacré Collège s’est adapté aux réalités du monde : au Vatican un cardinal prend sa retraite à 75 ans et cesse de voter à 80. Les papes sont en CDD : ils démissionnent désormais eux aussi ! « Je regrette que Benoît XVI ait démissionné », tranche Mme Carrère d’Encausse. 

Le cardinal Jean-Marie Lustiger (1926-2007), ancien archevêque de Paris et membre de l'Académie Française
Le cardinal Jean-Marie Lustiger (1926-2007), ancien archevêque de Paris et membre de l'Académie Française
© Getty - Micheline Pelletier

Les Académiciens les plus jeunes – comprenez sexagénaires ­–, s’inquiètent pour leur part des réactions amusées qui font suite aux décisions graves de la compagnie. Ses prix littéraires, hier fort enviés, sont de plus en plus réactionnaires ; pire, ils ne font plus guère autorité. « Les gens ne les achètent plus », confirme un éditeur influent. 

Et quand les Académiciens proposent un terme de substitution à un anglicisme, les rires des rédactions frappent et le dédain de l’opinion plus encore. Même dans les instances de la francophonie, on prend de moins en moins au sérieux ceux que Marguerite Yourcenar appelait : « de vieux gamins qui s’amusent ensemble ». Les définitions de l’Académie peuvent bien paraître au Journal Officiel (« une victoire de Maurice Druon »), elles ne font plus loi. « Nous devons écrire un dictionnaire d’usage. Il faut se conformer à l’usage. Notre mandat n’est pas de légiférer sur la langue. On ne peut pas être des ayatollahs du langage », insiste Jean-Christophe Rufin. Contrairement à l’usage justement, Rufin ne mentionne plus « de l’Académie française » après son nom sur la couverture de ses ouvrages, par peur de se couper de ses lecteurs…  

A sa décharge, « le » Secrétaire perpétuel a milité pour la publication gratuite en ligne des neuf éditions du Dictionnaire de l’Académie française. Une mine d’or pour les lecteurs du monde entier et un premier pas vers le vingt-et-unième siècle.   

Les observateurs les plus sourcilleux n’ont pas manqué de suivre une autre bataille feutrée qui s’est joué sur le mot « mariage ». On lit dans la neuvième édition du dictionnaire de l’Académie, celle qui prévaut aujourd’hui : « Union légitime d’un homme et d’une femme ». A majorité conservatrice, les représentants du Sénat ont même tenté, durant les débats sur l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe, d’enrôler l’Académie dans leur combat anti-gay. Dans sa sagesse, et malgré de vifs débats en son sein, l’Académie a maintenu sa définition genrée mais tout en précisant qu’elle entérinerait la nouvelle définition du mariage si la loi était votée. Un « en même temps » qui ne manque pas d’habileté. « L’Académie française ne fait pas la loi, notre prochaine définition reconnaîtra le mot “mariage” pour des personnes de même sexe » souligne Danièle Sallenave. 

Une institution à réformer

La Compagnie se transforme donc cahin-caha. « Comme la cour d’Angleterre, on évolue », ironise une Académicienne. Des réformes en profondeur sont suggérées par plusieurs Académiciens qui briguent, sans le dire, la succession d’Hélène Carrère d’Encausse. 

« Si au Vatican, les cardinaux qui sont les représentants du Christ sur terre, cessent de voter à 80 ans, on doit pouvoir le faire aussi ! », répète un Académicien.

Autre réforme nécessaire : le rajeunissement des « entrants ». Aujourd’hui, il faut avoir soixante ans bien tassés, souvent soixante-dix, pour être élu. Si une limite à soixante-quinze ans a été tacitement fixée pour l’élection, cela ne suffit plus, comme plusieurs Académiciens en conviennent. « La question principale, à mes yeux, est de s’orienter vers des candidats beaucoup plus jeunes. Plutôt que de limiter les votes à 80 ans, ce qui ne résout guère le problème, il faut carrément faire venir des gens de quarante ou cinquante ans », suggère Danièle Sallenave. « Cinquante ans, c’est le bon âge » insiste-t-elle.

Une autre réforme : rendre le secrétaire perpétuel « non perpétuel ». « La compagnie devrait revenir au droit commun, comme les autres académies : des mandats renouvelables de six ans. Un perpétuel renouvelable en quelque sorte », suggère Jean-Christophe Rufin. Qui ajoute, bon fils de famille, que cette réforme pourrait être décidée par Hélène Carrère d’Encausse mais s’appliquer après elle. 

Plaque posée en hommage à Maurice Druon, académicien et résistant, en présence de Xavier Darcos, Bertrand Delanoë, la veuve de Maurice Druon, Rachida Dati et Hélène Carrère d'Encausse.
Plaque posée en hommage à Maurice Druon, académicien et résistant, en présence de Xavier Darcos, Bertrand Delanoë, la veuve de Maurice Druon, Rachida Dati et Hélène Carrère d'Encausse.
© AFP - Kenzo Tribouillard

Dany Laferrière, Jean-Marie Rouart ou Marc Lambron font partie des prétendants – non déclarés – au trône. « En matière de diversité, on a beaucoup évolué. Par contre pour la parité, c’est un échec complet », résume Rufin. « Pour les gays, on ne risque pas de dépasser le quota ! Nous ne sommes plus que deux, Dominique [Fernandez] et moi », se lamente Angelo Rinaldi (il a tort, j’en devine au moins un troisième !). 

Beaucoup espèrent l’élection de Laferrière qui changerait l’image d’une institution vieillie et réactionnaire. « Ça provoquerait une aération », confirme joliment Rufin. 

Une aération que connaissent les autres académies. Celle des Beaux-Arts a ouvert récemment ses fenêtres à la bande dessinée, à la danse contemporaine, au cinéma mainstream ou à la gravure : Catherine Meurisse, une autrice de BD de quarante ans et une ancienne de Charlie Hebdo, vient d’être élue tout comme la graphiste Astrid de La Forest. De même, le « jeune » historien de l’art et romancier Adrien Goetz, la chorégraphe Blanca Li, la cinéaste Coline Serreau ou l’artiste Fabrice Hyber connu pour ses mosaïques sur le sida, attestent qu’un vent nouveau souffle sur d’autres confréries de l’Institut. « Chez nous, à l’Académie des Beaux-Arts, la féminisation est en marche, c’est devenu une chose normale », confirme Adrien Goetz. Qui ajoute : « On a même un compte Twitter officiel – seule l’Académie française n’en a pas ». 

Comparaison n’est pas raison. Et Danièle Sallenave sourit : « l’Académie ne se pense pas l’égale des autres ». 

La survie de l’Académie est en jeu

L’affaire de « la » Covid laissera des traces. La décision solitaire et mégalomane de « Madame le Secrétaire perpétuel » a été un révélateur du fossé qui s’est creusé entre l’Académie et le pays. « Nous sommes devenus la caricature de nous-mêmes » dit Rufin. Pire, elle a montré un gouffre entre l’autoritarisme du secrétaire perpétuel et le pluralisme bon enfant des Académiciens. N’ayant pas été consultés, ils lui reprochent à voix basse ce déni de démocratie. « Pour l’Académie, la question n’est plus seulement théorique. C’est un problème vital. Notre survie est en jeu. Nous sommes menacés, et pas seulement à cause du Covid », dit un Académicien. 

Menacée de disparition, l'Académie ? N’exagérons rien. L’institution n’est pas en danger. Rimbaud, déjà, critiquait l’honorable maison : « Il faut être Académicien – plus mort qu’un fossile – pour parfaire un dictionnaire ». Il y a plus de trois siècles que cela dure. L’Académie survivra à Madame « le » Secrétaire perpétuel. Mais s’il est question d’être pris au sérieux et d’avoir une influence sur la langue française, c’est une autre histoire.

Frédéric Martel 

• Á ÉCOUTER | Entretien avec Hélène Carrère d'Encausse à réécouter en podcast ici

• Á LIRE | Julie Neveux, Je parle comme me suis, Ce que nos mots disent de nous, Grasset, 2020. 

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