Un symbole, des centaines d’interprétations, plus de 3 000 significations. C’est le monde bigarré des émojis, imaginés par le Japonais Shigetaka Kurita qui, en 1999, en a dessiné la première série, comportant 176 symboles. Un jour, dans une interview à CNN, Shigetaka a expliqué qu’il s’était inspiré des pictogrammes et des mangas. Mais il n’aurait probablement jamais imaginé qu’un jour les émojis “poisson-lune” ou “bonhomme de neige” seraient utilisés par des dealers pour vendre de la cocaïne sur Internet. Ou que l’émoji “camion” serait utilisé par des terroristes pour désigner leur modus operandi.

Ce ne sont là que quelques-uns des exemples cités par le rapport Criminals and violent extremists use of émojis [“L’utilisation des émojis par les criminels et les extrémistes violents”] publié par trois agences de renseignement américaines. L’objectif du rapport est de fournir aux agents fédéraux quelques clés d’interprétation leur permettant de comprendre les émojis utilisés par les criminels.

D’après ce document, l’usage des émojis est devenu monnaie courante dans la communication entre les membres d’organisations terroristes ou criminelles. “Les criminels se sont empressés d’adopter ces technologies qui leur facilitent la tâche tout en compliquant celle des policiers qui enquêtent sur leurs agissements”, confirme Marilyn McMahon, professeure de droit pénal à l’université Deakin, en Australie. “L’utilisation des émojis dans le contexte criminel est extrêmement variée, mais on retrouve tout de même un fil conducteur : les signes fonctionnent comme un code qui n’est compréhensible que des membres de l’organisation criminelle”, ajoute l’experte.

C’était précisément le fonctionnement des pizzini [“petits billets”] utilisés par Bernardo Provenzano, l’ancien célèbre parrain de la mafia sicilienne. Des messages truffés de fautes de grammaire, agrémentés de nombres et d’expressions codées, déchiffrables uniquement par l’expéditeur.

“Des trafiquants qui vendent de la drogue sur le dark web jusqu’aux partisans de l’État islamique qui menacent de faire sauter des immeubles, toutes les organisations criminelles ont adopté les émojis pour communiquer sur Internet, souligne Marilyn McMahon. Mais chaque organisation a son langage et son code propre. Selon l’université de San Diego, dans le contexte du trafic d’êtres humains, l’émoji “couronne” sert à indiquer que la victime est sous la garde d’un gang ou dans la maison d’un trafiquant, ou alors qu’une tierce partie est impliquée dans la transaction. Le nombre de roses envoyées dans un message détermine le prix de la victime. L’émoji “cerise”, lui, désigne une victime vierge ou adolescente, tandis qu’un “cœur qui grandit” symbolise un enfant.

Les gangs, selon le document des agences de renseignement, font un usage massif des émojis, en particulier sur les réseaux sociaux comme Facebook, Instagram, Twitter et Snapchat, où ils n’hésitent pas à intimider et à insulter ouvertement les membres des bandes criminelles rivales. Les membres des gangs, surtout les plus jeunes, ont tendance à faire des phrases entièrement composées d’émojis, ou presque. Les ordres circulent ainsi par smileys et symboles d’objets interposés : l’émoji “homme qui court” suivi de “couteau” ou de “paire de ciseaux” marque l’ordre de poignarder quelqu’un, tandis que l’émoji “policier” suivi de “pistolet” indique logiquement l’exécution d’un policier.

Les “semi-remorques” des djihadistes

C’est sans doute aux dealers, cependant, que revient la palme de la créativité en matière d’émojis. Les symboles “arbre” et “brocoli” servent à commander de la marijuana, les émojis “bonhomme de neige”, “flocon de neige” ou “poisson-lune” de la cocaïne. Certains autres, comme la “boule de billard numéro 8” ou le “sac à dos”, servent à indiquer la quantité de drogue qu’on souhaite acheter, respectivement 8 grammes et une livre.

Les terroristes de l’État islamique se servent des émojis pour dénommer leurs canaux sur l’application de messagerie chiffrée Telegram. Les agences de renseignement ont ainsi découvert un canal utilisé par les terroristes islamistes et désigné uniquement par l’émoji “semi-remorque”. Il servait à recruter des candidats pour des attaques au camion comme celles qui ont été perpétrées en France et en Angleterre.

Suprémacistes blancs et pompes à essence

Les terroristes ont pour point commun l’utilisation des émojis afin de promouvoir des idées et des opinions qui visent à renforcer leur idéologie. L’émoji “index pointé vers le ciel” représente le tawhid, la croyance en un dieu unique dans la religion musulmane. Un symbole fréquemment utilisé par les sympathisants de l’État islamique lorsqu’ils publient des posts ou des messages de propagande. À l’occasion d’attentats, les agents fédéraux ont également observé que les sympathisants d’organisations terroristes postaient parfois sur leur compte un cœur vert accompagné d’une colombe – deux symboles du martyr.

Les suprémacistes blancs, pour leur part, se servent des émojis pour dissimuler certaines références nazies dans leurs messages. L’émoji “dièse”, interprété comme deux H, se traduit ainsi par “Heil Hitler”, et deux émojis “éclair” successifs signifient “SS”. Les émojis “pompe à essence” et “flamme” servent quant à eux à soutenir la théorie accélérationniste.

Toutefois, tous les émojis n’ont pas un sens aussi transparent et l’interprétation de leur contenu peut varier selon la culture d’appartenance. En témoigne le cas de l’émoji “pilule”, qui peut avoir des sens multiples : les dealers s’en servent pour écouler leur marchandise, les terroristes pour évoquer un empoisonnement, les suprémacistes blancs font référence à la “red pill” ou à la “black pill” pour désigner un ennemi de leur idéologie ou recruter au sein du mouvement.

La justice pénale se mobilise

Leur interprétation n’est donc pas toujours transparente et pose de nouveaux défis aux enquêteurs, qui tentent de déchiffrer les codes des organisations criminelles. “Ce n’est pas nouveau : la justice pénale faisait déjà appel à des anciens membres d’organisations criminelles et à des experts pour décoder des messages. Ils pourraient faire de même pour déchiffrer les émojis”, explique Marilyn McMahon.

Pour ce faire, précise l’universitaire, il faut que les émojis soient représentés fidèlement et que les tribunaux les reconnaissent comme des éléments de preuve valables. Or, les juges n’y sont pas tous favorables. Les plus anciens, notamment, refusent souvent d’accepter les symboles comme des indices ou des preuves. Cependant, Eric Goldman, professeur de droit à l’université de Santa Clara, a passé en revue tous les procès où des émojis ont été admis comme des preuves valables et a montré une augmentation exponentielle de leur admissibilité dans les procès. Des émojis ont été admis comme preuves dans 33 procès américains en 2017, 53 en 2018, et presque deux fois plus l’année dernière. Dans la plupart des cas, il s’agissait d’affaires d’abus sexuels, de harcèlement, de vols ou de menaces.

Le cas d’Idris Bilal Jamerson est emblématique. Cet Américain a été accusé de proxénétisme sur la base du message “Teamwork makes the dream work” [“En équipe, on décroche la lune”] associé aux émojis “talon aiguille”, “sac à main” et “couronne”. Pour statuer, le tribunal a demandé son avis à un expert en réseaux de prostitution, lequel a expliqué aux juges que les symboles employés par l’accusé étaient typiques des codes utilisés par les proxénètes et les prostituées, confortant ainsi l’accusation.

Même les instances européennes ont fini par accepter les émojis comme des preuves recevables dans les procédures. Et récemment, en France, un jeune homme de 22 ans a été condamné pour avoir envoyé l’émoji “pistolet” à sa compagne mineure. Pour les juges, l’image suffisait à démontrer la réalité de la menace. Signe que le système pénal s’adapte aux nouvelles technologies et au lexique de l’ère Internet, malgré les doutes et les critiques.