Internet, Skype, confinement : E.M. Forster avait tout imaginé dès le début du XXe siècle

Des serveurs dans le data center de Facebook, le 21 mai 2019.

Des serveurs dans le data center de Facebook, le 21 mai 2019. USA TODAY NETWORK / SIPA

EXTRAIT. Dans « la Machine s’arrête », nouvelle écrite en 1909, chacun vit reclus en son techno-cocon sans contact avec l’extérieur autre que virtuel.

Il y a toujours eu de lumineux rabats joie pour examiner avec circonspection la bestiole nommée « progrès » et déplier l’éventail de ses noirceurs à venir. E. M. Forster (1879-1970) est l’un de ceux-là. A le lire, on jurerait qu’il a voyagé dans une machine à avancer dans le temps, fait halte en 2020 dans le grand confinement avant de s’en retourner en 1909 et d’écrire « The machine stops ». Dans cette nouvelle, hommes et femmes vivent reclus en sous-sol d’une planète devenue toxique, chacun replié en son techno-cocon sans plus de contacts avec autrui autres que virtuels. La résignation − qui est toujours la meilleure alliée des démolisseurs − a fait son travail. On ne se formalise même plus de vivre avec des câbles qui drainent à domicile les béquées de « la Machine », unique recours d’une humanité condamnée à la technofolie. « Nous ne sommes rien de plus que des globules sanguins circulant dans ses artères », écrit Forster dans ce petit livre génial posté au siècle dernier, édité de nouveau pour ceux qui « likent » par principe la 5G et l’invention de véhicules qu’on dit autonomes.

Voici la saisissante postface de Philippe Gruca et François Jarrige, offerte aux lecteurs de BibliObs par les éditions L’Echappée, dont la devise pourrait être : On arrête tout, on éteind l’écran, on réfléchit.

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Extrait de « La machine s’arrête » de E.M. Forster :

« Désillusions techniciennes »

Avant que Günther Anders, Jacques Ellul et Lewis Mumford n’emploient l’expression de « mégamachine » pour désigner le type d’organisation sociale qu’ils voyaient se profiler devant leurs yeux au milieu du XXe siècle, et bien avant que Serge Latouche n’en fasse le titre de l’un de ses ouvrages, l’écrivain britannique Edward Morgan Forster (1879-1970) publia une curieuse nouvelle qui n’était pas tout à fait sans rapport. The Machine Stops, qui parut pour la première fois dans le numéro de novembre 1909 de la Oxford and Cambrige Review, n’est pas le texte d’un éminent penseur critique de la société technicienne, ni même d’un auteur de science-fiction. E. M. Forster, dont certains écrits sont considérés outre-Manche comme des classiques de la littérature, est d’ailleurs surtout connu pour les adaptations cinématographiques de ses romans Avec vue sur l’Arno (1908), Howards End (1910), La Route des Indes (1924), ainsi que d’un récit en partie autobiographique, rédigé dans les années 1910 et publié seulement après sa mort, mettant en scène un amour homosexuel : Maurice (1971).

Même si La Machine s’arrête fait figure d’exception – mais quelle exception ! – dans son œuvre romanesque, cet ouvrage n’en constitue pas moins un témoignage de premier ordre de la conscience passée des risques et des menaces accompagnant le déploiement de l’industrialisation et de son appareillage technologique. Ce récit pessimiste et catastrophiste naît dans une époque inquiète, où les désillusions face aux développements des sciences et des techniques accompagnent les mutations considérables à l’œuvre dans le champ économique aussi bien que politique.

Né à Londres en 1879, Forster appartient à une génération qui a vécu la grande dépression de la fin du XIXe siècle et l’expansion mondiale du capitalisme. En 1897, il entre au King’s College de l’université de Cambridge puis participe au groupe dit de Bloomsbury, qui réunissait de jeunes intellectuels et artistes comme Virginia Woolf ou John Maynard Keynes. En Angleterre, ancien pays-phare de l’industrialisation de plus en plus concurrencé par les États-Unis ou l’Allemagne, un désenchantement croissant s’empare alors des élites intellectuelles, et toute une littérature de la fin du monde émerge. Forster poursuit la tradition du socialisme anti-industrialiste de William Morris, de John Ruskin ou d’Edward Carpenter, qui ont chacun pourfendu les méfaits de l’industrialisation, tout en anticipant aussi les prophéties d’Aldous Huxley ou de George Orwell.

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Perte de contrôle

La pensée de Forster participe de la nostalgie pour l’ancienne Angleterre rurale en voie de disparition, du refus de la ville où la population s’entasse dans la misère ou la solitude. Au début du XXe siècle, alors qu’une immense aspiration au « retour à la terre » (back to the land) s’empare de la population anglaise, des écrivains comme Forster défendent un romantisme naturaliste qui met en garde contre une artificialisation trop poussée qui briserait le lien entre l’homme et le monde naturel auquel il appartient.

Les années qui précèdent la Première Guerre mondiale sont marquées par une expansion considérable du capitalisme industriel, par la mondialisation croissante de l’impérialisme sous l’influence européenne, ainsi que par un bouleversement profond des systèmes techniques et par la multiplication des découvertes spectaculaires aux effets incertains. L’électricité, la chimie organique, le téléphone et la télégraphie sans fil, le moteur à explosion, l’émergence de l’aviation comme de la motorisation… la liste est longue de ces découvertes perçues alors comme extraordinaires et déroutantes. Si beaucoup d’acteurs s’enthousiasment à l’unisson de la publicité pour vanter les potentialités infinies de ces innovations, en imaginant l’avènement d’une ère de progrès et d’abondance, d’autres préfigurant les « lanceurs d’alerte » mettent au contraire en garde contre les risques de perte de contrôle et d’aliénation induits par ce gigantisme technicien. Les récits dystopiques prolifèrent dans ce contexte.

En France, le romancier Anatole France publie par exemple L’Île des pingouins (1908), un récit satirique apocalyptique où le futur est dominé par « l’air artificiel » des cités invivables et la population aliénée aux « machines perfectionnées ». C’est surtout en Angleterre que les récits de ce type se multiplient, dans la foulée notamment du livre de Richard Jefferies, After London or Wild England (1885), qui décrit un cataclysme entraînant l’effondrement de la société technologique moderne.

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Contre la vision optimiste

Le texte d’E. M. Forster constitue une pièce essentielle de cette tradition littéraire critique qui connaîtra un grand développement par la suite. Dans la préface qu’il a rédigée en 1947 pour la réédition de ce texte, il écrira lui-même qu’il s’agissait d’une réponse à ce qu’il percevait comme une vision optimiste de l’avenir véhiculée par certains textes de H. G. Wells, à l’instar de La Machine à remonter le temps, publié en 1895. Si les positions de Wells sont en réalité plus ambivalentes, celles de Forster sont exceptionnellement radicales à l’égard de « l’âge des machines » qui se dessine. Mais c’est surtout ces dernières années que cette nouvelle a suscité dans le monde anglophone beaucoup de commentaires et d’interrogations : comment se fait-il que cet auteur ait su, dès le début du XXe siècle, « prédire » l’existence d’Internet, voire celle de Skype et de Facebook ? (...)

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Pas plus qu’Anders, Ellul, Mumford, ni même Bernard Charbonneau, Forster n’était un « prophète » ou un « visionnaire ». Soutenir cela, ce serait en effet admettre l’hypothèse d’une tendance historique, c’est-à-dire valider l’idée selon laquelle il y aurait un avenir qui se déroulerait avec une nécessité de plomb – nécessité à laquelle ses croyants donnent le nom de « Progrès ». Il serait plus juste de dire que Forster, par son attention particulièrement sensible (voire sensuelle) au monde, a su repérer dans la société dans laquelle il vivait différentes attitudes, différents dispositifs sociaux, dérivant de la vie à grande échelle et des inévitables médiations techniques qui la rendent possible et la renforcent.

L’énigmatique évocation des « idées », auxquelles les habitants accordent la plus grande importance, semble justement renvoyer à cette légitimité accordée à toute connaissance indirecte, dégraissée, décrassée, nettoyée de toute transpiration originelle, débarrassée de l’homme et de sa chair. Peut-être s’agissait-il, pour Forster, d’exagérer le monde de ceux qui mettent des gants pour toute chose, ce monde puritain qui l’exaspérait, comme si leur dignité élitiste consistait à se donner pour principe de ne pas toucher directement les personnes et les choses, et de toujours garder leurs distances – principe qu’il a donc poussé, dans son récit, jusqu’aux limites du globe. Sans doute visait-il aussi le bien-être bourgeois consistant à maximiser son confort et à minimiser ses efforts, où tout est de plus en plus « livré à domicile » (l’eau, l’électricité ou les nouvelles) et où il ne nous manque plus – nous, Occidentaux d’aujourd’hui – que le lait, le miel et le pétrole courants pour être heureux.

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Radicalisation technologique

L’un des paradoxes de la modernité relevé par Forster est le suivant : la planète est de plus en plus uniformisée, et dans le même temps, des efforts colossaux sont déployés dans le seul but de parcourir le plus vite possible l’espace d’un point A à un point B. À quoi bon se déplacer, si l’on vit dans un monde qui n’est fait que de points A ? Sur le plan de notre subjectivité, Forster observe très justement la perte du « sens de l’espace », qui découle de ce que nous déléguons à des appareils notre faculté de nous repérer dans le monde alentour (comme les GPS de nos jours, par exemple), ou qui vient simplement de notre familiarité souvent plus grande avec les cartes qu’avec les territoires (pensons aux déplacements dans les grandes villes : tenons-nous plus compte des rues elles-mêmes ou du plan du métro ?). Le monde dans lequel a vécu Forster, dont on pourrait penser qu’il a été radicalement différent, participait néanmoins d’une logique qui s’est radicalisée dans le nôtre, et dont nous connaissons une version plus sophistiquée et plus totale.

La constitution d’un « milieu technicien » – c’est-à-dire d’un environnement fait d’objets, d’interrupteurs et de boutons dont le but est d’améliorer le confort de ceux qui en disposent, par l’acheminement de certaines commodités (l’eau, le gaz, les nouvelles ou la voix de ses proches) et la fabrication d’une sphère d’existence indépendante des rythmes de la Terre et de ses aléas climatiques (des habitations équipées de volets et d’un éclairage suffisant) – n’était-elle pas déjà en cours chez les nantis du début du siècle dernier ? Cependant, il faut noter aussi ce que nombre d’utopies et de contre-utopies techniciennes ont de… technicien : laisser croire à la possibilité d’un affranchissement de notre condition humaine, ou d’une généralisation du monde du confort à l’ensemble de l’humanité, alors même que la proximité des esclaves mécaniques ne fait toujours que repousser hors de la vue les esclaves humains qui rendent possibles les cocons de la modernité.

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Le mérite de Forster est d’avoir su pousser le principe de la délégation des facultés et des efforts jusqu’à son terme. L’allusion au Léviathan n’est d’ailleurs pas anodine : si c’est le monstre biblique qui se trouve a priori visé, le monde imaginé par Forster est celui de la délégation générale – un monde où l’homme a mis en place une organisation sociale dans laquelle il se trouve entièrement protégé et perfusé – et n’est pas sans rappeler celui dont Thomas Hobbes avait rêvé au milieu du xviie siècle. Dès les premières lignes de son Léviathan, Hobbes parlait avec fascination des « automates » et de la formation d’« un homme artificiel, quoique de stature et de force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu ». Il précisait par la suite l’étymologie du nom de son monstre préféré, ainsi que sa nature : « Ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense. » Il n’est donc pas étonnant que les habitants de la Machine (d’où la majuscule) soient dans l’adoration de celle à laquelle ils doivent tant : quelle meilleure manière y a-t-il d’instituer sa dépendance, sinon par le culte ? Le rêve de Hobbes est le cauchemar de Forster.

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« Ce rêve doit nous remplir d’effroi »

On pourrait se demander pourquoi Forster n’a pas intitulé sa nouvelle « Les machines s’arrêtent », afin de mettre en scène notre dépendance aux multiples technologies modernes. Günther Anders, dans une étonnante méditation sur le « rêve des machines », justifiait ainsi l’usage qu’il faisait de ce singulier : « Toutes les machines se sont d’avance donné pour but cet état final dans lequel il n’y aura plus de machines individuelles parce qu’elles auront toutes été intégrées en tant que pièces au sein de la seule machine capable d’apporter la félicité. » Il illustrait cette thèse par une réflexion écrite après l’effondrement du réseau électrique survenu dans le nord-est des États-Unis et le sud-est du Canada en 1965 : « Avec cette panne, des milliers de machines ont prouvé qu’elles n’étaient plus des machines, mais seulement [...] des pièces de machine », car alors « les réfrigérateurs n’étaient plus des réfrigérateurs, les métros des métros, les ampoules des ampoules. Plus aucune chose n’était elle-même parce que chaque élément était devenu si exclusivement une bouture de la plante centrale qu’il ne pouvait que perdre son sens si l’instance centrale tombait en panne ». Et Anders de conclure : « Soudain il fut clair pour chacun que le rêve utopique des machines de fusionner un jour en une unique machine totale ne peut pas seulement nous remplir d’espoir, il doit aussi nous remplir d’effroi »

Nous préférerions qu’une nouvelle de science-fiction puisse parler à l’imagination avec une force suffisante, qu’elle nous saisisse, qu’elle nous fasse saisir l’ampleur de notre techno-dépendance, qu’elle nous ressaisisse – avant qu’une panne générale d’électricité nous en informe de manière violente, voire définitive.

© L’Échappée

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La machine s’arrête, par E. M. Foster, éditions de L’Echappée, 109 p., 7 euros.

Bio express

Philippe Gruca : Philosophe, ancien codirecteur d’« Entropia », revue théorique et politique de la décroissance.

François Jarrige : Historien, auteur de « Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences », La Découverte, 2014.

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