Être visé.e par un jet d’utérus fraîchement retiré à une patiente au bloc par un.e chirurgien.ne énervé.e, ou par des compresses pleines de sang, ou encore par des ustensiles divers. Assister à la dissection d’un corps dont la tête est posée à côté, dans un seau, tandis que le reste de l’équipe rit sous cape. "Allez quoi, c’est la tradition. C’est un bizutage..."

Se faire harceler, insulter, humilier en public, par les profs de médecine pour une erreur ou un oubli minime : "C’est moi ou les internes sont de plus en plus bêtes ?", "C’est un stage réussi, on a réussi à faire pleurer tous les internes"…

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93,6% des étudiants en médecine ont subi des violences psychologiques

Ce sont là quelques exemples parmi les consternants témoignages de violences à l’hôpital subis par les internes en médecine, et recueillis par un questionnaire anonyme tenu par deux jeunes médecins, Sara Eudeline et Amélie Jouault. Elles viennent de soutenir leur thèse à la faculté de médecine de Sorbonne Université, et de présenter leur travail en commun.

Pour récolter des témoignages dans la France entière, elles ont mené l’enquête auprès de plus de deux mille internes en médecine générale, issus de trente-sept universités, soit près de 20% de l’effectif.

Et le résultat est d’autant plus accablant que l’image des soignants n’a jamais été aussi bonne que depuis le début de la pandémie de Covid-19. Comment imaginer que les mêmes professionnels dévoués, "en première ligne" du combat contre le nouveau coronavirus, puissent être bourreaux et victimes les uns des autres, dans une quasi parfaite omerta ? Interview à deux voix.

Marie Claire : Comment avez-vous eu l’idée de soutenir une thèse sur la violence contre les internes en médecine ?

Sara Eudeline et Amélie Jouault : Nous avions lu le livre Omerta à l’hôpital, du médecin Valérie Auslender (1), et ça nous a fait un choc. On a eu l’impression d’avoir subi ou vu les mêmes choses en tant qu’internes, dans les hôpitaux universitaires. Cette violence tous azimuts, on en parlait entre nous, mais on ne mettait pas forcément le mot "violences" là-dessus. Et pourtant, souvent c’étaient des infractions pénales.

Le Dr Gilles Lazimi [médecin engagé, militant contre les violences faites aux femmes et aux enfants, ndr] avec qui nous avons fait notre stage, nous a proposé d’être notre directeur de thèse, si nous souhaitions travailler sur ce sujet.

Certes, les blagues lourdement potaches font partie des traditions en médecine. Mais les réponses des internes font froid dans le dos : 93,6% des étudiants de l’échantillon, autant dire tous, ont déclaré avoir subi des violences psychologiques de façon occasionnelle ou répétée au cours des études. Pouvez-vous donner des exemples ?

Il y a beaucoup d'humiliations publiques. En stage, devant un patient, dans sa chambre, un PU-PH [Professeur des universités-praticien hospitalier, ndr] dit à une interne qui n’a pas donné la bonne réponse à une de ses questions : "Tu vois la fenêtre ? Tu l'ouvres et tu sautes".

Rapporté par une interne : une externe [étudiante en médecine, ndr] entre dans le bloc chirurgical avec le PU-PH. C’est la première fois, et pleine de bonne volonté, elle demande ce qu'elle doit faire. La réponse : "Tu commences par fermer ta gueule".

"Ton cerveau c’est la définition du vide intersidéral"

Il y a aussi du harcèlement moral. Comme ce professeur qui tous les matins, y va de sa punchline contre les internes pendant six semaines, devant les patients.  Par exemple : "Ton raisonnement c’est comme la bouffe anglaise : c’est dégueulasse". Ou bien "Ton cerveau c’est la définition du vide intersidéral".

Ce qui nous a choquées, c’est l’accumulation impressionnante de témoignages qui vont tous dans le même sens. Des pages et des pages… Et puis il y a des remarques racistes, homophobes, des moqueries sur l’apparence physique, le poids, la religion,… On sent d’ailleurs dans les témoignages une soif de raconter ces violences, parfois pour la première fois. Une libération de la parole.

49,6% des étudiant.es vous ont répondu avoir subi des violences physiques ! Pouvez-vous en dire plus ?

Oui, et ça peut aller loin. Il y a des violences directes. Les jets de dossiers, d’outils et d’ustensiles chirurgicaux - scie électrique, aiguilles de suture… -  sur les étudiants.

Ainsi, un interne écrit : "Une chirurgienne m'a jeté des ciseaux sur la tête parce que j'ai donné les ciseaux à fils et non de dissection lors de l'opération. J'ai eu du sang du patient sur la tête."

Un autre raconte qu’un médecin lui a serré la gorge comme s’il voulait l’étrangler. Un autre, qui a un souci cardiaque, écrit que l’un de ses chefs essayait de lui provoquer des malaises "pour rigoler".

Il y a des violences directes. Les jets de dossiers, d’outils et d’ustensiles chirurgicaux - scie électrique, aiguilles de suture… -  sur les étudiants.

Un autre encore rapporte : "J’ai été frappé à la tête avec un marteau réflexe, j’ai dû menacer mon maître de stage d’aller porter plainte pour qu’il arrête." Et puis il y a des violences indirectes, comme demander à des internes de rester des heures dans la même position douloureuse et ankylosante à la longue, sans les autoriser à aller aux toilettes. Ainsi, l’un au bloc depuis déjà 8 heures d’affilée sans pause, mobilisé pour écarter seul une "laparo abdo" [ouverture de la cavité abdominale pour accéder aux organes, ndr], s’est entendu dire : "Déjà qu’on est bien gentils de te faire faire quelque chose !".

Des violences reflétant le manque de moyens à l'hôpital

Ces violences se sont elles accrues pendant la pandémie de Covid-19 ?

On peut supposer que dans des équipes dysfonctionnelles, les internes souffrent encore plus qu’ailleurs. L’ISNI [L’InterSyndicale Nationale des Internes, ndr] a publié une enquête pendant la première vague de la pandémie. 47,1% des internes présentaient des symptômes d’anxiété, 18,4% des symptômes dépressifs, 29,8% des signes de stress post-traumatique.

Mais la violence subie n’explique sans doute pas tout. L’arrivée d’un virus inconnu, la prise en charge jusqu’ici inconnue de patients Covid dans des états graves, la surcharge de travail, le manque d’encadrement et de matériel de protection… L’épidémie a été très anxiogène pour les internes. D’après des experts, c’est dans les services où les conditions de travail sont les plus dégradées qu’il y a le plus de violences. Quand les personnels souffrent, certains se défoulent sur les plus faibles, les plus exposés, ceux en bas de l'échelle. Et puis étant donné les chiffres, il est permis de penser que les victimes de violence peuvent être aussi agresseures, contre leurs pairs par exemple.

Quand les personnels souffrent, certains se défoulent sur les plus faibles, les plus exposés, ceux en bas de l'échelle.

Le sexisme et les violences sexuelles à l’hôpital subis par les femmes tous métiers confondus, sont un peu moins tabous grâce au livre de Cécile Andzrejewski (2) Silence sous la blouse, et au compte Twitter "Paye ta blouse". Vous avez recueilli des témoignages d’internes?

Oui, elles subissent des remarques graveleuses de la part de leur encadrement. Un senior en médecine interne : "Ta chatte est épilée comment?". En stage d’urologie : "Je suis sûr qu’elle fait bien les fellations cette petite".

53% des étudiant.es ont déclaré avoir subi du harcèlement, des violences de nature sexuelles et sexistes. Il y a des agressions directes. Je cite : "Au bloc, un infirmier qui m’habillait en stérile, il m’a fait reculer et reculer encore jusqu’à se coller à moi et m’a dit 'Là tu es bien placée'". Il y a aussi des viols et des tentatives, sur des lits d’internat.

Et puis les femmes enceintes, les mères, essuient des réflexions  délacées, méprisantes, culpabilisantes, car elles sont considérées comme moins disponibles. Ce qu’elles entendent ? "Vous les femmes de toute façon vous n’êtes pas fiables, vous finissez toujours par faire des gosses et vous foutre à mi-temps". Un témoignage : "À l'annonce de ma grossesse, les agents administratifs de la fac se sont permis de me demander ce que 'je comptais faire de cette grossesse', si 'c'était voulu', et m’ont dit que ce n'était pas responsable." Une chef de service en début de semestre : "Je vous préviens vous avez intérêt à toutes bien prendre votre pilule sur ce semestre parce qu’il est hors de question qu’il y en ait une en congé mater."

On sait aussi que les violences se cumulent. Quand il y a des violences sexistes, sexuelles, et physiques, il y a aussi des violences psychologiques.

Des violences intériorisées par le milieu médical

Avez-vous l’impression que toute cette incroyable violence est considérée comme un passage obligé dans les études de médecine ? C’est la poursuite de l’ancien bizutage par d’autres moyens ?

Le bizutage, qui est interdit depuis 1998, a pourtant été subi par 20% des internes de notre enquête. Exemple, comme l’écrit un témoin, "devoir montrer son c...l devant 300 personnes".  En fait, beaucoup d’étudiants et de personnels de santé ne savent même pas que  cette "tradition" est interdite. 

Oui, toute cette violence est complètement banalisée. Les internes l’intègrent, parce qu’ils n’ont pas le choix, pour pouvoir survivre dans ce milieu. Mais c’est le cas des victimes de violences en général. C’est une stratégie de défense. Mais on sait que ceux qui subissent des violences à répétition ont des problèmes de santé mentale, qui peuvent se solder par des tentatives de suicide. Nous avons d’ailleurs eu des témoignages d’idées suicidaires.

Toute cette violence est complètement banalisée. Les internes l’intègrent, parce qu’ils n’ont pas le choix, pour pouvoir survivre dans ce milieu.

Quel est le profil des agresseurs ?

Majoritairement des supérieurs hiérarchiques, mais aussi d’autres soignants comme des infirmiers, suivis par le personnel administratif, et les pairs : d’autres internes, comme dans les bizutages. Mais aussi des patients. Les internes rapportent aussi de la violence lors des stages dans la médecine de ville.

Les victimes osent-elles dénoncer les violences subies ?

Rarement. Même si ce n’est pas sa finalité, le rapport de fin de stage pourrait être utilisé pour signaler ces agressions, mais les étudiants ne le font pas. L’une des raisons est que si l’agresseur est votre maître de stage, c’est difficile de le dénoncer dans un rapport qui sert à évaluer les étudiants. L’immense majorité des victimes ne portent donc pas plainte, même pour des viols. Mais c’est aussi le cas dans la société en général.

Le métier de soignant est censé être une vocation, où on se dévoue corps et âme par amour pour son travail, jusqu'à "accepter" l'inacceptable.

D’où l’omerta, peut-être aussi, parce que le métier de soignant est censé être une vocation, où on se dévoue corps et âme par amour pour son travail, jusqu’à "accepter" l'inacceptable. Parmi ceux qui ont dénoncé des violences, certains rapportent que la hiérarchie s’est souvent bornée à leur répondu avec un certain fatalisme qu'"avant c’était pire". Et puis dans l’organisation hiérarchique de l’hôpital, il n’y a pas beaucoup de contre-pouvoirs, donc les étudiants et les internes ont peu de recours.

Y a-t-il néanmoins un début de prise de conscience dans l’encadrement hospitalier que ces violences ne peuvent plus durer ? 

Ce qui est encourageant, c’est que la plupart des facs de médecine ont accepté de diffuser notre questionnaire qui portait pourtant sur la violence en leur sein. Et des doyens de facs de médecine nous ont appelées pour nous féliciter. Il faut dire aussi que si les internes souffrent, tout le monde en pâtit, y compris les patients témoins des tensions et humiliations.

Mais surtout, l’année dernière, le ministère de la Santé a créé un Comité national d’appui à la qualité de vie des étudiants en santé, présidé par la psychiatre Donata Marra, également présidente du Bipe [Bureau interface professeurs étudiants, ndr] de Sorbonne Université. Elle a publié un rapport qui a confirmé l’ampleur des difficultés et l’urgence à agir pour le bien-être des étudiants en santé. Parmi les quinze mesures mises en place ou en cours, figure la création, dans toutes les universités, d’une structure d’accompagnement des victimes de violence. 

1) Le livre noir des maltraitances faites aux étudiants en santé (Michalon).

2) Fayard.