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Les ONG musulmanes au cœur des débats sur le séparatisme

Des membres du Secours islamique de France distribuent une part de bûche et des kit d'hygiène à des sans abris, Noël 2009
Des membres du Secours islamique de France distribuent une part de bûche et des kit d'hygiène à des sans abris lors d'une maraude de noël, le 24 décembre 2009 à Saint-Denis. MEHDI FEDOUACH / AFP

Près de deux semaines après les annonces du président de la République concernant la lutte contre l’islamisme radical et le séparatisme, et alors même que la loi sur le séparatisme ne sera soumise à l’approbation parlementaire que courant décembre 2020, plusieurs associations dites « musulmanes » ont été ciblées par les autorités françaises.

L’ONG humanitaire se revendiquant d’une éthique islamique Barakacity, créée dans l’Essonne en 2008, a été perquisitionnée le 14 octobre, ainsi que le domicile de son président fondateur Idriss Sihamedi, lequel a été placé en garde à vue.

Quelques jours plus tard, le 21 octobre, c’est au tour d’une seconde association, Ummah Charity, d’être dans la tourmente et de se voir réserver un traitement similaire.

Dans un contexte de deuil national marqué par le meurtre de Samuel Paty, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a largement médiatisé sa demande de dissolution de Barakacity (parmi d’autres associations comme le Collectif Contre l’Islamophobie en France ou CCIF), une dissolution validée en conseil des ministres le 28 octobre.

Il accuse dûment l’association de contribuer au séparatisme ; accusations qui ont provoqué de vives réactions de la part de ses membres et donateurs, en particulier sur les réseaux où l’association est très (ré)active.

Un contrôle accru

Ces événements font suite au discours du 2 octobre 2020 sur « La République en actes », d’Emmanuel Macron. Ce dernier a détaillé son plan dont la formule originelle visait à lutter contre « les séparatismes », avant de finalement recentrer son propos sur le combat à mener face au « séparatisme islamique ».

Durant son allocution, il s’en est pris aux associations « qui ont pour raison d’être l’accompagnement des plus précaires ou l’aide alimentaire [et qui] déploient en réalité des stratégies assumées d’endoctrinement », semblant ainsi désigner les associations humanitaires musulmanes françaises comme de potentiels lieux vecteurs de séparatisme.

L’ambition présidentielle de réformer l’islam « de » France se matérialise en particulier dans le projet de loi par une volonté d’exercer un contrôle accru sur les associations musulmanes, cultuelles comme culturelles, et d’offrir plus de possibilités aux pouvoirs publics (locaux comme nationaux) de sanctionner voire de dissoudre ces associations en cas de conduite jugée contraire aux principes républicains.

Des associations méconnues

Loin des effets d’annonce politiques, la réalité des ONG humanitaires musulmanes est variée : on compte près d’une quinzaine d’associations à pouvoir se targuer de développer des actions à l’international. Elles gagnent à être étudiées dans l’ordinaire de leurs actions concrètes, qui échappent bien souvent à une telle couverture médiatique.

Mes recherches ethnographiques menées dans le cadre d’un doctorat en science politique sur ces organisations humanitaires musulmanes françaises montrent que la stigmatisation dont elles font l’objet se fonde avant tout sur une méconnaissance de leur travail au sein de la société française.

Des bénévoles d’une association musulmane distribue de la nourriture aux réfugiés à Paris, le 27 avril 2017.
Des bénévoles d’une association musulmane distribue de la nourriture aux réfugiés à Paris, le 27 avril 2017. Joel Saget/AFP

Leur absence de (re)connaissance de la part des autorités et du grand public, y compris au sein de la non moins hétérogène « communauté » musulmane, contribue au climat de suspicion voire de (ré)pression(s) à leur encontre par les pouvoirs publics.

Ces ONG et l’engagement de leurs membres (bénévoles ou non) constituent également un objet académique délaissé par la recherche en sciences sociales en France, les associations humanitaires musulmanes demeurant sous-étudiées, à l’inverse du traitement qui leur est réservé à l’échelle européenne, et plus largement dans le monde anglo-saxon où les recherches sur ces objets fleurissent.

L’essor des ONG musulmanes depuis les années 1990

Historiquement, les plus anciennes ONG musulmanes ont été fondées en France au début de la décennie 90, tandis que les plus récentes voient le jour au tournant des années 2010. La première génération d’organisations – le Secours Islamique France, Muslim Hands, Human Appeal et Human Relief Foundation – prend ses racines outre-Manche. Peu à peu, afin de mener des projets conformes aux attentes des donateurs français, elles s’affranchissent de leur tutelle. Ainsi, le Secours Islamique France créé en 1991 a pris son indépendance d’Islamic Relief en 2006. Il s’agit de l’association la plus ancienne, mais aussi de celle qui dispose du plus de moyens financiers, majoritairement par le biais de dons privés ou aussi de partenariats institutionnels.

Communication d’Islamic Relief, association humanitaire britannique.

Une deuxième génération d’organisations a été ensuite créée en France par de jeunes musulmans français, sans lien aucun avec le Royaume-Uni.

Barakacity et Ummah Charity, respectivement créées en 2008 à Courcouronnes et en 2010 à Creil, sont les figures de proue de cette tendance. Par le biais d’une forte médiatisation (réalisation de films, usages des réseaux sociaux) elles s’attachent à montrer la réalité crue et parfois cruelle des terrains où elles interviennent, en France et à l’étranger, et ont su ainsi attirer un public conséquent. Barakacity est « suivie » virtuellement par plus de 700 000 personnes sur sa page Facebook.

Valorisation du don et de l’engagement altruiste

Le succès des ONG musulmanes s’explique en partie par leur capacité à se présenter comme les intermédiaires des dons religieux des croyants, qu’elles redistribuent ensuite aux plus démunis, conciliant les impératifs humanitaires et les critères codifiés religieusement.

En effet, le Coran prévoit un certain nombre de préceptes de solidarité comme la zakat, l’aumône obligatoire dont doivent s’acquitter les croyants musulmans et qui correspond généralement (et en dépit des divergences théologiques propres aux différentes écoles religieuses) à 2,5 % de l’argent épargné sur une année lunaire, ou la sadaqa, aumône surérogatoire, qui n’est pas obligatoire, mais fortement encouragée.

Ainsi le don se trouve valorisé religieusement, de même que l’investissement personnel, qui se matérialise bien souvent sous la forme du bénévolat.

Bien que le bénévolat en leur sein reflète toute la diversité de profils des citoyens français de confession musulmane, il n’est pas rare de rencontrer dans ces associations des jeunes étudiants musulmans avec peu de moyens financiers, mais qui décident d’offrir de leur temps à défaut de pouvoir donner leur argent.

Symbole de leur dynamisme grandissant, ces associations s’appuient sur un vivier de bénévoles conséquent dans la plupart des grandes métropoles françaises où elles interviennent, de quelques dizaines à plusieurs centaines pour les plus grandes d’entre elles. Elles offrent aux Français musulmans un moyen d’affirmer un engagement citoyen dans l’espace public, en particulier par leur capacité à concilier actions internationales et solidarité de proximité.

Des ONG internationales ancrées dans les logiques sociales françaises

Focalisées à leur origine sur des thématiques internationales comme les zones de conflits ou les régions touchées par des catastrophes naturelles, les associations humanitaires musulmanes interviennent aux quatre coins du globe autour de thématiques impliquant l’accès à l’eau, la promotion de l’éducation, l’aide aux réfugiés ou l’hébergement d’urgence, principalement auprès de populations musulmanes, mais non uniquement, comme l’illustre par exemple la cartographie des actions de l’ONG Human Appeal.

Depuis une dizaine d’années, elles recentrent une partie de leurs activités sur la France : une tendance particulièrement marquée au moment de la « crise de l’accueil des réfugiés » en 2015 ou lors de la récente crise sanitaire liée au coronavirus.

Stand du Secours islamique au salon du Bourget, 2017. Les projets sont multiples, aussi bien à l’international qu’en France. Wikimedia, CC BY

En effet, elles font preuve d’un intérêt grandissant pour les thématiques de proximité, au point de prioriser les intérêts de tous leurs concitoyens plutôt que ceux de coreligionnaires à l’étranger.

Nombreuses sont les associations à organiser des distributions de nourriture ou des cours de français, à proposer de l’aide aux réfugiés et aux sans-papiers, ou à mettre en place des solutions de logement d’urgence, sans tenir compte des appartenances confessionnelles de leurs bénéficiaires.

L’action locale pour construire des relations apaisées

La suspicion par les pouvoirs publics n’est pas inédite pour les associations humanitaires musulmanes, les plus anciennes ayant été, dès leur création il y a presque trente ans, soumises à la défiance publique avant de s’affirmer, au fil du temps, comme de potentiels partenaires étatiques. Pour cela, certaines ONG musulmanes ont tendance à minimiser la dimension religieuse de leur aide et à adopter des positions consensuelles vis-à-vis des pouvoirs publics.

À l’inverse, d’autres associations comme Barakacity demeurent en marge des actions menées par les pouvoirs publics, et n’hésitent parfois pas à s’inscrire plus délibérément dans une logique contestataire de ces derniers, pour s’en démarquer.

Sans doute l’attitude de suspicion qui entoure l’association renvoie-t-elle également à sa volonté de mettre en avant des marqueurs religieux plus prononcés et à sa communication, ou du moins celle de son président fondateur. Il lui est notamment reproché d’avoir émis une condamnation trop timide de l’État islamique, lors de son passage sur une chaîne de télévision en 2015, et des discours incitant à la haine sur les réseaux sociaux.

Un ciblage paradoxal

Le ciblage actuel apparaît cependant paradoxal quelques mois seulement après le premier confinement du printemps 2020. En effet, pendant cette période les ONG musulmanes ont joué un rôle déterminant en France en acheminant des masques et du matériel médical d’urgence auprès des hôpitaux, mais également en s’organisant comme des structures capables de coordonner les élans de solidarité locaux, notamment à l’échelle des quartiers dont elles sont issues en Ile-de-France.

Ainsi, un basculement à leur égard semblait perceptible au niveau local, où, de par ces interventions, elles avaient pu tisser des relations nouvelles avec les pouvoirs publics, mais aussi avec les autres intervenants de l’urgence sociale et sanitaire. Par exemple, le Secours Islamique a mené des actions conjointes avec le SAMU social.

Un équilibre complexe et précaire

Les ONG musulmanes mettent souvent à distance leur dimension confessionnelle, au nom du respect des principes de laïcité, de sorte à nouer des partenariats avec les pouvoirs publics. Du côté de ces derniers, l’idée persiste pourtant que ces ONG musulmanes auraient plus de facilité d’accès à un public lui-même identifié comme musulman. Aussi les mobilisent-ils régulièrement auprès de populations musulmanes, comme l’illustrent les situations de prise en charge des réfugiés et de la crise du coronavirus.

Les ONG musulmanes françaises se trouvent ainsi dans la même double injonction paradoxale à laquelle sont soumis de nombreux Français musulmans, pris entre des soupçons de « communautarisme » et de prosélytisme.

En intervenant auprès d’un public musulman, elles prennent en effet le risque de renforcer des accusations de séparatisme. À l’inverse, apporter une aide sans distinction confessionnelle entre leurs bénéficiaires revient à prêter le flanc à des accusations de prosélytisme. Or la situation in situ est bien plus complexe, notamment en raison du rôle de l’État, et ne saurait être réduite à cette dualité.

Loin de répondre à un objet prosélyte ou communautariste – vocable par ailleurs mis de côté par la majorité présidentielle, car jugé stigmatisant –, l’engagement dans des associations humanitaires musulmanes représente d’abord un tremplin pour les bénévoles vers l’extérieur du groupe social, une occasion de se projeter dans l’espace public par un engagement citoyen altruiste en faveur du « bien commun ».


L’auteur réalise sa thèse sous la direction de Franck Fregosi.

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