Chronique

Les premières ne seront pas les dernières

Une femme noire marche vers la Maison-Blanche un jour de novembre 2020.

Une fillette noire marche vers son école blanche un jour de novembre 1960.

À 60 ans d’intervalle, les deux ont fait l’Histoire. En un seul coup d’œil, cette image puissante, devenue virale au moment où Kamala Harris venait de faire craquer le plafond de verre, permet de saisir tout le chemin parcouru. On y voit la première femme désignée vice-présidente aux États-Unis marcher d’un pas déterminé derrière la silhouette de l’écolière Ruby Bridges, une des premières élèves noires à être admises dans une école réservée aux Blancs de La Nouvelle-Orléans en 1960.

L’image de l’artiste Bria Goeller réalisée pour l’entreprise de design afro-américaine Good Trubble s’inspire d’un célèbre tableau de Norman Rockwell, qui a immortalisé l’incroyable histoire de Ruby Bridges, militante des droits civiques aujourd’hui âgée de 66 ans.

Ruby Bridges, qui publie le 10 novembre un livre pour enfants racontant son parcours (This Is Your Time, Penguin Random House), avait 6 ans lorsqu’elle a dû être escortée par des agents fédéraux pour pouvoir faire son entrée à l’école. Sur son chemin, des manifestants hurlaient leur colère et leur racisme. Des parents blancs s’opposaient à ce qu’une fillette noire puisse s’asseoir dans la même classe que leur enfant. Certains lui lançaient des menaces et des injures. L’écolière, qui allait finir par s’asseoir dans une classe déserte durant toute l’année scolaire, ne comprenait pas.

« Ruby, marche droit devant et ne te retourne pas », lui avaient dit les agents fédéraux qui ont dû l’accompagner à l’école durant toute l’année scolaire.

C’est ce qu’elle a fait et n’a jamais cessé de faire, ouvrant la voie à d’autres après elle et faisant la tournée des écoles pour parler de la lutte inachevée contre le racisme.

Lors de l’été 2011, l’œuvre puissante de Norman Rockwell, intitulée Ce problème qui nous concerne tous, a été exposée à côté du bureau Ovale de la Maison-Blanche. Ce fut l’occasion pour Ruby Bridges de rencontrer Barack Obama, qui lui a rendu hommage. « Je pense qu’il est juste de dire que si vous n’aviez pas été là, je ne serais peut-être pas là. »

* * *

En marchant vers la Maison-Blanche, Kamala Harris regarde droit devant, elle aussi. Mais tout en s’avançant, elle a une pensée pour celles qui sont derrière. Celles sans qui elle n’y serait jamais arrivée. Celles qui savent ce que c’est d’être la première à entrer dans une pièce où personne ne vous ressemble. Cela se fait rarement sans heurts.

« Certains pourraient penser que franchir des barrières signifie que vous commencez d’un côté de la barrière et que vous vous retrouvez de l’autre côté de la barrière. Non, il s’agit de briser les barrières. Quand vous cassez des choses, c’est douloureux. Vous vous blessez. Vous pouvez vous couper et vous pouvez saigner. Ça en vaudra la peine, mais ce n’est pas sans douleur », confiait-elle en entrevue dans The Atlantic.

Dans son remarquable discours, samedi soir, la vice-présidente désignée, née d’un père d’origine jamaïcaine et d’une mère d’origine indienne, a rendu un hommage émouvant à sa mère. « Lorsqu’elle est arrivée ici de l’Inde à l’âge de 19 ans, elle n’imaginait pas vraiment ce moment. Mais elle croyait si profondément en une Amérique où un tel moment est possible. »

Elle a aussi rendu hommage aux générations de femmes qui lui ont ouvert la voie et salué particulièrement le combat des Afro-Américaines. Des femmes trop souvent oubliées « mais qui prouvent si souvent qu’elles sont l’épine dorsale de notre démocratie ».

Sa mère, la scientifique Shyamala Gopalan, qui a déjà été professeure à l’Université McGill, lui a souvent dit : « Kamala, tu peux être la première à faire beaucoup de choses. Mais assure-toi de ne pas être la dernière. » Un sage conseil auquel la vice-présidente désignée qui cumule les premières a tenu à faire écho dans son discours.

« Je suis peut-être la première femme à occuper ce poste, mais je ne serai pas la dernière. »

— Kamala Harris

Tout est possible, même lorsque le chemin n’a pas été tracé d’avance, a-t-elle rappelé. « Parce que chaque petite fille qui nous regarde ce soir voit que c’est un pays de possibilités. »

C’est aussi ce que croit Ruby Bridges, qui aime dire à qui veut bien l’entendre : « Ne suivez pas le chemin. Allez là où il n’y a pas de chemin et tracez un sentier. Lorsque vous tracez un nouveau sentier avec courage, force et conviction, la seule chose qui peut vous arrêter, c’est vous ! »

Lorsqu’elle a vu son sentier et celui de Kamala Harris se croiser sur cette même image devenue virale, samedi, Ruby Bridges a été touchée droit au cœur. « Je suis honorée de faire partie de ce chemin et reconnaissante de me tenir à vos côtés, avec nos concitoyens américains, alors que nous entrons dans ce nouveau chapitre de l’histoire américaine », a-t-elle écrit sur Instagram.

Un nouveau chapitre qui, après ce long chapitre particulièrement sombre de l’histoire américaine, donne à espérer que les premières ne soient pas les dernières.

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