« En 1802, on débattait déjà de l’agir humain sur le climat »

« En 1802, on débattait déjà de l’agir humain sur le climat »
Marta Zafra, Felipe IV a caballo, d'après Velasquez. Peinture réalisée dans le cadre de la campagne « + 1,5°C, ça change tout » pour mettre en garde contre l'élévation du niveau de la mer, 2019 © WWF Espagne / Musée du Prado

Entretien avec Fabien Locher, historien et chercheur au CNRS, co-auteur avec Jean-Baptiste Fressoz d’une passionnante « histoire du changement climatique du XVe au XXe siècle » intitulée Les révoltes du ciel (Seuil, 2020).

L’histoire de la prise de conscience environnementale n’est pas récente, et encore moins linéaire.  Après avoir découvert des archives longtemps oubliées, les historiens et chercheurs au CNRS Fabien Locher et Jean-Baptiste Fressoz ont enquêté et exhumé plus de quatre siècles d’interrogations, d’espoirs et de craintes sur le rôle de l’homme dans la transformation des climats. Le résultat de ces travaux est sorti en librairie le 8 octobre dernier, sous le titre Les révoltes du ciel, une histoire du changement climatique XVe-XXe siècle (Seuil, 2020). Une mise en perspective qui permet de mieux comprendre pourquoi et comment, à la fin du XIXe siècle, nous avons enfoui notre vigilance, lorsque la puissance du progrès industriel et agricole a semblé — pour un temps — nous immuniser face aux menaces climatiques.

La lecture de ce livre nous a donné envie de creuser le sujet avec Fabien Locher, dans un entretien où il est question notamment de « l’orientalisme climatique » des empires coloniaux, de l’importance politique des forêts et des tout premiers lanceurs d’alerte sur le climat.

Usbek & Rica : Votre ouvrage développe « dix thèses historiques sur le changement climatique ». La dernière, la plus iconoclaste, est que nous autres occidentaux, alertés depuis longtemps des dangers des changements climatiques, serions entrés à la fin du XIXe siècle dans une forme d’apathie face à l’agir climatique. Comment expliquer ce tournant ?

Fabien Locher

Le point de départ de notre ouvrage est que la notion d’une action humaine sur le climat n’est pas récente, qu’elle a une histoire longue qui remonte au moment de l’exploration et la conquête de l’Amérique. On ne se préoccupe pas alors du CO2 mais du cycle de l’eau. L’idée, en gros, est qu’en coupant les arbres, on va modifier ce cycle, ce qui va changer les pluies, les températures, la nature des saisons… Or dans des sociétés essentiellement agricoles, ce sont des éléments vitaux : une mauvaise saison veut dire une mauvaise récolte, et peut-être des disettes, des famines, des émeutes… Nous montrons que ces interrogations sur l’action possible de l’homme sur le climat, via les forêts, sont extrêmement fortes en Europe jusqu’à la fin du XIXe siècle. 

Puis s’ouvre effectivement un interlude de quelques décennies où cette question n’est plus débattue. Cet effacement est d’abord lié à l’essor du rail et des bateaux à vapeur : avec ces technologies, la vulnérabilité aux fluctuations climatiques diminue. On peut désormais, si besoin, faire venir du blé d’une autre région ou même de Russie ou d’Amérique. Parce que « le soleil brille toujours quelque part », on entre dans une période historique durant laquelle l’attention portée à l’atmosphère et au climat ne revêt plus le caractère vital qu’il avait pu avoir. On peut relever un paradoxe assez ironique : ce sont précisément les technologies carbonées qui sont en cause dans le changement climatique causé par le CO2, qui nous ont fait oublier, pour un temps, les menaces de mutations du climat.

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Fabien Locher / DR
Fabien Locher

Mais ce n’est pas le seul facteur. Au XIXe siècle, il y a des controverses scientifiques intenses pour savoir si le climat change à l’échelle des temps historiques, si l’homme y joue un rôle… Les savants exhibent des mesures, des preuves archéologiques, des arguments sur la végétation ou les glaciers, pour argumenter dans un sens ou dans l’autre. Mais ces batailles n’ont pas de vainqueurs : la science climatique contemporaine va alors se construire en mettant de côté, pour un temps, cette question qui est vue comme insoluble. 

Enfin, à tout cela s’ajoute une grande mutation des angoisses environnementales, à la fin du XIXe siècle en Europe et dans les années 1930–1940 dans les empires coloniaux (empires où l’idée d’un agir climatique humain reste plus longtemps prégnante). On passe de grandes inquiétudes climatiques à de grandes inquiétudes sur l’érosion des sols et ses effets (crues, inondations, perte des surfaces agricoles). Aux États-Unis, c’est un sujet de préoccupation très important, notamment suite au dust bowl (une érosion massive des grandes plaines dans les années 1930, qui a provoqué d’immenses tempêtes de poussière). Le gouvernement du New Deal réagit en promouvant des technologies de pointe pour contrer l’érosion des terres : c’est cette approche centrée sur les sols qui donnera, après 1945, le « la » dans les politiques de « développement » dans le tiers monde.

« En colonisant et en coupant les arbres, on allait faire disparaître les hivers rudes du Québec et leur donner la même douceur qu’à La Rochelle ! »

Vous insistez sur les différentes appréhensions du changement climatique en fonction des pays concernés. Votre livre montre de façon édifiante que cette histoire est écrite par des occidentaux persuadés de savoir comment traiter la nature, quand les populations qu’ils colonisent auraient un rapport arriéré à l’environnement. Une attitude que vous qualifiez d’« orientalisme climatique » et d’« éco-racisme ».

Fabien Locher

Absolument. L’argument d’une action humaine sur le climat est à l’origine un argument d’affirmation d’une souveraineté politique en contexte de conquête. Aux XVe-XVIIe siècles, le discours des conquérants européens en Amérique est de dire que si le climat y est si chaud et si humide (dans les Caraïbes) ou si froid (au Canada par exemple), c’est que les indiens n’ont pas su bien gérer leurs environnements. Ils n’ont pas défriché les forêts, mis les terres en culture, et ils n’ont donc pas su améliorer leur climat comme l’ont fait les Européens chez eux. Et puisqu’ils n’ont pas su mettre en valeur leurs terres… celles-ci ne leur appartiennent pas en réalité. Ce discours est aussi une façon de « vendre » la colonisation en métropole : en colonisant et en coupant les arbres, on allait faire disparaître les hivers rudes du Québec et leur donner la même douceur qu’à La Rochelle ! Ce qui paraissait crédible puisque les latitudes des deux villes sont comparables. 

Il y avait aussi là un aspect religieux : cette amélioration du climat devait être le signe que Dieu sanctifie la colonisation, en « récompensant » leurs efforts de mise en exploitation de la terre. Au XIXe siècle, au moment des seconds empires coloniaux français et britannique d’Afrique et d’Asie, la notion d’une action de l’homme sur le climat joue aussi un grand rôle. Cette fois, on passe à une mise en accusation encore plus radicale des populations autochtones. Au XVIIe siècle on disait qu’ils n’avaient pas su améliorer leur climat, à présent on affirme qu’ils l’ont détruit ! En Algérie, les français accusent les populations arabes d’avoir dégradé les forêts, et rendu le climat aride. Nous citons dans notre livre un colon qui le dit tel quel : « l’arabe est l’ennemi de l’arbre ». Pourquoi ? Parce qu’il serait fataliste, indolent, destructeur par nature. La colonisation peut alors se présenter comme une œuvre de restauration climatique ! Alors le Maghreb pourrait ressembler de nouveau à ce que —disent les partisans de la colonisation — il était au temps de l’empire romain, avant que les arabes n’en fassent un désert. Ce qui est aussi une façon de faire des Français les héritiers des romains, et de décrire les arabes comme… les vrais envahisseurs !

Cela n’est pas une spécificité française, les britanniques tiennent le même type de discours en Inde, les allemands dans leurs colonies africaines… C’est ce que nous appelons, avec Jean-Baptiste, l’orientalisme climatique : une façon de mettre en accusation l’Autre (le colonisé, le pauvre) au motif qu’il saurait mal gérer le climat. Et souvent, cela vire plus radicalement à l’« éco-racisme » comme on le voit.

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La forêt de cèdres de Theniet El Had, en Algérie / Mus52 - CC BY-SA 3.0

Outre son rôle en tant que puissance colonisatrice, vous parlez beaucoup de la France qui, plus que d’autres pays, a été profondément marquée par les craintes quant aux effets possibles de l’action humaine sur le climat. Est-ce une impression liée au périmètre de votre enquête ou y a-t-il vraiment une prééminence de la France dans cette histoire ?

Fabien Locher

Nous avons travaillé de première main avec les langues que nous connaissons, le français, l’anglais et l’espagnol, et nous avons mobilisé les publications de nos collègues allemands, russes et italiens. Alors, sans prétendre parler du monde entier (il faudrait enquêter en Chine par exemple), dans le monde occidental, la France a vraiment joué un rôle central, oui. Schématiquement, on pourrait dire que là où les débats furent les plus importants, c’est en France et aux États-Unis. Dans un cas (la France), les angoisses dominent à compter de la fin du XVIIIe siècle, dans l’autre on a très longtemps un discours d’optimisme climatique qui promet aux colons de faire du climat des États-Unis le meilleur climat du monde.

« Chateaubriand a mis en accusation le gouvernement qui voulait vendre les forêts pour payer les dettes de l’État »
Fabien Locher

Le rôle particulier de la France est lié, selon nous, aux bouleversements intenses provoqués par la Révolution française, qui font du pays, dans les décennies 1790–1850, un immense champ de bataille où se mêlent les enjeux sociaux, politiques et écologiques. Une grande question est alors de savoir que faire des immenses forêts confisquées aux nobles et au clergé : les vendre ? En faire un domaine public ? Une autre question essentielle touche à la propriété privée, qui naît sous sa forme moderne au moment de la Révolution. L’État a-t-il le droit de réguler ce qu’un propriétaire peut faire de ses arbres ? Il faut bien comprendre l’importance de ces débats à l’époque. La forêt joue alors un rôle absolument immense : c’est à la fois le pétrole et le béton d’aujourd’hui, la principale source d’énergie et un matériau de construction essentiel. C’est aussi une ressource vitale pour les communautés paysannes. D’où son immense importance politique.

Et au-delà, la question qui se pose est fondamentale : qui a le droit de réguler les usages de la nature, et à quelles fins ? Qui est légitime ? Les nobles, que les révolutionnaires accusent d’avoir dégradé les forêts – et donc le climat – de la France ? La bourgeoisie, que les partisans de la monarchie décrivent comme incapable de gérer sur le temps long ? Les populations rurales, conspuées par les uns et les autres, et décrites —comme plus tard les populations du Maghreb— comme incapable voire destructrices, et qu’on doit mettre sous tutelle avec des règlements forestiers coercitifs ? Toutes ces questions sont intensément discutées, notamment au Parlement. Chateaubriand, qui siège à la Chambre des pairs et qui est la grande plume du parti de la Restauration monarchique, en parle lui-même à la tribune : si l’on n’y prend garde, prévient-il, la France pourrait devenir pareille aux grands déserts de l’Arabie… Il veut ainsi mettre en accusation le gouvernement qui veut vendre les forêts pour payer (déjà !) les dettes de l’État. Tout au long des années 1790–1850, le changement climatique est, via la forêt, un sujet politique de premier ordre.

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Anne-Louis Girodet, Portrait de Chateaubriand, Saint-Malo, musée d’Histoire de la Ville et du Pays Malouin / Domaine public

« Le pouvoir libéral a besoin d’un peuple calme et serein face aux intempéries », écrivez-vous. Est-ce pour cette raison que le sujet disparaît à un moment de l’agenda politique ?

Fabien Locher

Le contexte de cette phrase est important. Nous sommes juste après l’éruption du volcan Tambora en Indonésie, qui en 1815 cause des dizaines de milliers de morts au moment du désastre, et qui en projetant des milliards de tonnes de poussière dans l’atmosphère perturbe pour plusieurs années le climat du globe. Cela provoque notamment, en 1816–17, des récoltes catastrophiques, des disettes et des émeutes dans toute l’Europe. D’où d’énormes inquiétudes en France pour une dégradation possible du climat. Le gouvernement réagit alors en cherchant à rassurer, à accréditer l’idée d’un climat stable. Pourquoi ? D’abord pour calmer les agitations, pour garantir l’ordre. Ensuite, pour vendre un catéchisme économique libéral : puisque la nature est stable, et le marché efficace, rien à craindre puisque la pénurie fera monter les prix et stimulera la demande en grains.

Au détour d’une recherche dans les archives de Météo France, vous racontez également qu’une gigantesque enquête a été lancée en 1821 sur le rôle de l’homme dans la dégradation du climat…

Fabien Locher

En effet, nous avons eu la chance d’exhumer cette enquête, lancée par le ministre de l’Intérieur français. Les réponses qu’il reçoit montrent d’emblée une chose : la question ne surprend pas, le changement climatique appartient déjà à l’univers mental de ceux qui répondent, qu’ils soient agriculteurs, maires ou professeurs. Le questionnaire du ministre demande un avis sur les changements éprouvés « depuis trente ans », soit en 1821 depuis… la Révolution. 

L’enquête est elle-même un geste politique. On est sous la Restauration, mais le gouvernement — pourtant favorable à la Monarchie — est contraint de vendre des forêts confisquées aux nobles et au clergé par les révolutionnaires. Pour les monarchistes « ultra », c’est un scandale et ils accusent : cela va abîmer le climat de la France. Le gouvernement lance alors l’enquête pour se dédouaner : le climat change peut-être, mais c’est la faute de la Révolution ! Ou peut-être celle des paysans des montagnes, qui ne savent pas gérer leurs arbres… Le contexte, là aussi, est important : l’hiver 1819–1920 est très froid en France, et le gouvernement cherche à calmer l’opinion publique en montrant qu’il agit. C’est assez général : ce sont les évènements extrêmes qui font le plus pour relancer périodiquement les inquiétudes pour le changement. 

On voit aussi comment l’histoire des savoirs climatiques s’entremêle étroitement, sur le long terme, à l’histoire sociale et politique. Et ce n’est pas une raison pour ne pas croire en la solidité des arguments des sciences du climat, au contraire ! Nous montrons dans le livre que ces sciences ont une histoire bien plus longue qu’on ne pense, qu’elles ont souvent été contestées… Leur fiabilité est aujourd’hui à la mesure de tous ces « tests » de résistance qu’elles ont dû subir. Et ce, même si au XIXe siècle elles ne parvinrent pas —à l’image de l’enquête de 1821— à être affirmatives sur l’existence ou pas d’une action de l’homme sur le climat.

« François Antoine Rauch fonde des sociétés par actions pour prendre des terres, les assécher, puis les planter d’arbres »

Votre livre dresse aussi quelques portraits de lanceurs d’alerte sur le climat, parmi lesquels François Antoine Rauch. Auteur en 1802 du livre Harmonie hydrovégétale et météorologique, il a tenté mille coups d’éclat pour se faire entendre. Il a même fondé des entreprises pour reforester le pays et restaurer le climat…

Fabien Locher

C’est un ingénieur des Ponts, amateur de projets grandioses, un contemporain de la Révolution française dont le but était de restaurer la nature selon l’idée « providentialiste » selon laquelle Dieu l’avait au départ créée comme parfaite et interdépendante. Dans les années 1820, il fonde un journal, les Annales européennes, qui est entièrement consacré au changement climatique créé par l’homme. Il écrit aux ministres, au roi, aux députés pour lancer les alertes et cela fonctionne en partie… le ministre de l’intérieur distribue son livre à tous les préfets. Il fonde aussi des sociétés par actions pour prendre des terres, les assécher, puis les planter d’arbres. Mais ses projets sont surdimensionnés,  son excès d’ambition fait que les sociétés ne décollent pas, sauf la dernière… dont il se fera finalement éjecter, et qui fera au final de la spéculation foncière.

Rauch mourra dans la pauvreté. Nous lui consacrons un chapitre entier car c’est un personnage fascinant mais surtout parce qu’il est pour nous un formidable « révélateur » des pensées de son temps. D’ailleurs, même si l’on peut y voir une sorte d’éco-moderniste avant l’heure, il ne faut pas le penser comme un « précurseur »… C’était bel et bien un homme de son époque, simplement on y débattait déjà de l’agir humain sur le climat, de restauration climatique, des bonnes formes de gouvernement de la nature, des mesures politiques à prendre pour conserver les environnements…

et aussi, tout frais...