Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff

Service de presse

L'élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis est surtout perçue dans les médias qui s'en félicitent comme l'élection à la vice-présidence de Kamala Devi Harris, dotée d'un double privilège (ou d'un contre-privilège à deux faces) : être femme et "noire" (ou "non blanche"). Ajoutons la jeunesse, par contraste avec l'âge du nouveau président. Faut-il ajouter qu'elle danse avec talent ? En Harris, la victorieuse, on ne voit que la "femme noire", comme si son identité personnelle se réduisait à ses identités raciale et sexuelle. On sait pourtant que cette ambitieuse - vertu politique - est intelligente, cultivée et courageuse. Mais ces qualités sont oubliées au profit de ses identités héritées.

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On s'émerveille du fait que, femme et "noire", issue d'une "minorité", elle soit parvenue aux sommets de l'État, ou presque. Ce serait donc un progrès admirable dans une démocratie supposée raciste et sexiste, selon le refrain chanté par les néo-féministes et les néo-antiracistes. Un nouvel événement monstre, après l'élection du "Noir" Barack Obama à la présidentielle. Comme si le "privilège blanc" avait été pulvérisé par la magie d'une élection. Nul ne se demande si le "privilège blanc" et le "racisme systémique" dont il est censé dériver existent encore réellement, ou, plus exactement, ne sont pas en voie de disparition.

Évidences idéologiques dont se nourrissent les médias "mainstream"

Le symbole Harris prime et masque le symbole Biden : le jumelage de la féminité et de la "noirité" écrase celui de la masculinité et de la "blanchité", rejeté comme archaïque ou "dépassé". Bien qu'ayant beaucoup souffert, qu'il soit perçu comme "bienveillant" et se dise vertueusement décidé à lutter contre le "racisme systémique (1) "et pour la "justice raciale", un "vieux mâle blanc hétérosexuel", catholique de surcroît, n'intéresse pas grand monde à l'âge de la communication et du spectacle.

Dans le miroir des médias qui applaudissent cette élection américaine en la reconnaissant comme la leur, celle qu'ils souhaitaient, la victoire de Biden est perçue comme une revanche réjouissante contre le trublion Trump, mais elle fait aussi l'objet d'une réinterprétation idéologique, au point de se résumer par une double victoire, celle des femmes (contre les hommes) et celle des Noirs (contre les Blancs) - des "minorités" racisées contre la "majorité blanche" racisante. Voilà qui témoigne de la prégnance, dans l'opinion médiatique, d'un double système de préférences, relevant l'un de la race, l'autre du sexe-genre. Preuve que le pseudo-antiracisme racialiste et le néo-féminisme misandre ne sont pas confinés dans les campus : ils font partie des nouvelles évidences idéologiques dont se nourrissent les médias "mainstream". Un pas de plus vers la nouvelle extrême gauche, et l'on verrait en surgir la conjonction du racialisme anti-Blancs et du féminisme misandre.

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L'inversion des valeurs colportées par les stéréotypes ethno-raciaux ne fait pas disparaître les stéréotypes. On ne voit toujours pas l'humain dans la personne, ni son individualité propre, formée d'une constellation d'aptitudes, de compétences et de performances. Seulement la race, le sexe et l'âge. L'ordre perceptuel biologisant reste l'horizon indépassable des jugements d'aujourd'hui sur les personnages publics.

Pierre-André Taguieff, philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, est l'auteur d'une cinquantaine d'ouvrages. Son dernier, L'Imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, vient de paraître aux Éditions de l'Observatoire/Humensis.

(1) Voir la vidéo de Joe Biden diffusée le 4 juillet 2020 sur Twitter : "(...) Nous avons maintenant une chance de donner aux marginaux, aux diabolisés, aux isolés, aux opprimés une part entière du rêve américain. Nous avons la chance d'arracher les racines du racisme systémique de ce pays".

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