Billy Wilder, un « Mensch » et ses comédiens

Hélène Lacolomberie - 4 février 2019

Pour eux, il écrit des rôles, souvent sur mesure. « Il faut ressentir leur façon de voir les choses. Devant un acteur, il faut se demander s’il va être gêné ou non par telle pensée, tel thème. S’il est capable ou non d’y ajouter quelque chose, s’il a les moyens, la technique, le style pour le faire. Certains interprètes peuvent vous aider à raconter l’histoire ».
Avec eux, il est d’une patience sans limite : « C’est comme un psychanalyste qui a différents patients sur son divan. Avec certains il faut être masochiste, avec d’autres il faut être un SS, et avec d’autres encore un confesseur. Il faut en cajoler certains, en brutaliser d’autres. Tout dépend de leur personnalité. Chacun est un être humain avec un problème différent ». Faire jouer une fragile Marilyn, une iconique Audrey Hepburn, ou un mythique Gary Cooper exige de l’attention, du respect, et surtout une vraie capacité d’adaptation.

Réalisateur de génie, scénariste prodigieux, mais aussi extraordinaire directeur d’acteurs, Billy Wilder a marqué les esprits de ceux qui sont passés devant sa caméra. Certains une seule fois, d’autres plusieurs, et même à sept reprises pour Jack Lemmon. Tous s’accordent sur son talent, sa confiance et sa précision.
Wilder, lui, s’est parfois confié sur ses comédiens, avec sa franchise et son sens de la formule toujours caustique mais bienveillant.
Portrait d’un vrai Mensch en vingt points de vue.

Billy Wilder, un Mensch et ses comédiens

Danielle Darrieux

L’incendie du Reichstag et l’ascension d’Hitler au pouvoir poussent Billy Wilder à fuir l’Allemagne. Avant de s’envoler pour Hollywood, il se pose brièvement à Paris. Il y passe une année, durant laquelle il réalise son premier long métrage, Mauvaise graine, comédie amusante et sans prétention, avec une toute jeune Danielle Darrieux dans le rôle principal.
Pour Wilder, ce tournage en France constitue une simple parenthèse dans une carrière magistrale.« Je l’ai mis en scène avec un autre cinéaste [Alexandre Esway] et je ne me rappelle pas comment nous avons eu l’argent ». Son ingéniosité impressionne Darrieux, il tourne parfois au milieu de la foule, sans autorisation et donc en caméra cachée. « En 1934, c’était extrêmement audacieux. »
Dans les mémoires de la comédienne, la générosité de Wilder lui vaut quelques lignes attendries et reconnaissantes : « C’était alors un jeune homme blond et charmant, de dix ans mon aîné. Il était la personne que vous remarquiez en raison de sa personnalité. Il était jeune mais il savait ce qu’il voulait et il contrôlait tout, comme les meilleurs metteurs en scène avec qui j’ai travaillé. J’avais peur car j’étais très jeune mais Billy Wilder m’a fait me sentir bien ».


Ray Milland

Avec un sens de la concision dont il est coutumier, dans ses scénarios comme en interview, Wilder raconte : « Je rentrais chez moi le vendredi et je me suis trouvé arrêté à un feu rouge à côté de Ray Milland. Je lui ai dit  Je fais un film. Voulez-vous en être ? - Naturellement, me répondit-il. Nous nous sommes souri et sommes partis lorsque le feu est passé au vert. Et voilà ! ».
Le film en question, c’est Uniformes et jupons courts, qu’ils tournent ensemble en 1942. Avec son complice Charles Brackett, ils ont d’abord écrit le rôle du Major Kirby en pensant à Cary Grant, mais comme Wilder le confessera plus tard, il a Cary Grant en tête à chaque nouveau scénario… C’est le premier film de Wilder-réalisateur à Hollywood, et, pour consolider son expérience, il sollicite beaucoup son monteur. Mais il sait déjà diriger ; Ray Milland est impeccable, et le film remporte un certain succès.

Trois ans plus tard, le comédien n’est toujours pas son premier choix pour interpréter l’alcoolique du Poison. « La seule concession que j’aie dû faire, ce fut de prendre un bel homme. À l’origine je voulais José Ferrer qui venait d’avoir un grand succès à Broadway dans le rôle de Iago dans Othello. Mais on m’a dit que tout le monde s’en foutrait s’il restait un alcoolique ou s’il mourait d’une cirrhose du foie. Au contraire, si je prenais un acteur séduisant, on aurait de la sympathie pour lui et on voudrait qu’il cesse de boire. »
Le caractère de l’acteur apporte d’ailleurs une certaine crédibilité : « ll n’avait pas le sens de la comédie, ce qui était bon pour le rôle. Le rire était une chose absente chez lui » constatera Wilder. De fait, Ray Milland habite son personnage avec une conviction bluffante, tant et si bien qu’il reçoit l’Oscar et un prix d’interprétation à Cannes. Wilder gardera malgré tout quelques réserves à son égard : « Ray Milland, sûrement pas un acteur qui méritait un Oscar, l’a eu pour Le Poison. Il est mort maintenant, alors je peux le dire… C’est juste une sorte de… Les Oscars, pfuittt… »


Barbara Stanwyck

Wilder et Stanwyck

C’est en 1941, sur le tournage de Boule de feu, d’Howard Hawks, que Billy Wilder rencontre Barbara Stanwyck. Il est encore scénariste, mais la réalisation le démange, et il passe énormément de temps sur le plateau. Elle, c’est LA star d’Hollywood, adulée par le public, adorée des metteurs en scène. Déjà, Wilder est impressionné. Pas étonnant alors qu’il lui propose, en 1944, le scénario d’Assurance sur la mort, son premier et immense Film Noir. Mais ce rôle à contre-emploi fait d’abord douter Stanwyck : « Lorsque Billy Wilder me donna le scénario et que je l’eus terminé, je pensais que je n’avais jamais joué de meurtrière. J’avais incarné des mauvaises femmes mais jamais aussi totalement criminelles. Le fait que ce soit un personnage antipathique me fit peur et lorsque je revins à mon bureau, je lui dis : J’aime beaucoup le scénario et je vous aime beaucoup mais je suis un peu inquiète à l’idée de jouer après tant d’héroïnes une telle criminelle de sang-froid. Monsieur Wilder me regarda et me demanda : Vous êtes une souris ou une actrice ? Je lui répondis : J’espère être une actrice. - Alors, acceptez le rôle, me dit-il. C’est ce que j’ai fait et je lui en suis très reconnaissante. »
Wilder façonne son interprète, casse son image, ose la rendre vulgaire. « Je voulais la faire paraître aussi louche que possible ». Il lui fait porter des lunettes de soleil, une bague tape-à-l’œil, et même une perruque blonde qui la transforme radicalement. « On a engagé Barbara Stanwyck, et maintenant on a George Washington ! », se gondole l’équipe après les premiers rushes. Mais il sait aussi jouer de son image sexy, et dès la première apparition de l’actrice, dénudée sous une serviette de plage, le ton est donné. Wilder a le génie d’ajouter un fascinant bracelet de cheville : le personnage de Phyllis est né, et avec elle une garce inoubliable. Le tournage se passe à merveille, Barbara Stanwyck est nommée aux Oscars, mais doublée in extremis par Ingrid Bergman. Peu importe, elle laisse à Wilder un souvenir savoureux : « C’était la meilleure actrice avec laquelle j’avais jamais travaillé. Très méticuleuse dans son travail. C’était une actrice très intelligente, miss Stanwyck. Elle connaissait le scénario par cœur et les répliques de tout le monde. Vous pouviez la réveiller au milieu de la nuit, elle connaissait la scène. Jamais une faute, jamais une erreur : un merveilleux cerveau. »


Fred MacMurray

L’acteur n’est pas le premier choix de Wilder pour Assurance sur la mort, en 1944. Avant lui, le rôle est proposé notamment à George Raft et à Alan Ladd, mais finalement Wilder le sollicite avec insistance. « Ce fut très dur d’avoir Fred McMurray, car il ne voulait pas jouer le rôle d’un assassin. C’était très mal vu, dans le vieux cinéma », se souviendra-t-il. MacMurray, habitué à jouer des personnages sympathiques, est d’abord un peu dérouté, mais finit par accepter le challenge, en partie pour explorer un genre nouveau. Le résultat final est l’un des premiers et des plus grands Films Noirs de tous les temps, dans lequel il donne un ton à la fois diabolique et attachant à l’assureur Walter Neff.
Quinze ans plus tard, MacMurray est de retour devant l’objectif de Wilder pour La Garçonnière. Cette fois, il incarne un patron abject et profiteur, un homme à femmes cynique, face aux tendres Jack Lemmon/Baxter et Shirley MacLaine/Fran. De nouveau, MacMurray se montre hésitant : il est alors de toutes les publicités Disney pour les parcs d’attractions, et il doit gérer au mieux son image. Mais il cède rapidement et incarne Sheldrake avec toute la goujaterie possible. Et reste à jamais associé à un autre des meilleurs films de Wilder.


Marlene Dietrich

Wilder et Dietrich

Entre eux, c’est d’abord une histoire fraternelle. Wilder rencontre Marlene à Berlin en 1930, avant qu’elle ne soit le mythe Dietrich. Ils sont sur la même longueur d’onde, se respectent profondément. Bien des années plus tard, en 1947, il lui propose par téléphone d’interpréter une nazie dans La Scandaleuse de Berlin, ce qu’elle refuse catégoriquement. Sans se démonter, Wilder, qui tourne les extérieurs de son film en Allemagne, vient la voir à Paris où elle réside, pour la relancer. Perfide, il va jusqu’à faire passer des essais à une actrice médiocre, et devant le résultat pitoyable, Dietrich capitule. « J’ignorais alors qu’on ne peut échapper à Billy Wilder. Évidemment, je succombai ». Et non seulement Dietrich, en chanteuse de cabaret, est parfaite, mais le film vient lui sauver la mise financièrement, après la guerre.
Dix ans plus tard, ils se retrouvent pour Témoin à Charge. « J’ai dirigé Marlene parce qu’elle me l’a demandé et que j’aimais l’histoire. Très Hitchcock. Elle voulait incarner une meurtrière et si je mettais en scène, elle souhaitait le rôle. Elle aimait jouer les mauvaises filles parce qu’elle les trouvait plus intéressantes ». Comédienne et réalisateur se font entièrement confiance, et Marlene apporte l’expérience qu’elle a pu acquérir avec Sternberg. Wilder, loin de s’en offusquer, utilise son talent : « Elle se plaçait toujours dans l’éclairage principal. Je me contentais de la filmer. »

Sur le plateau, Dietrich soigne et panse les bobos de chacun, et Wilder la surnomme affectueusement « Mère Teresa avec de jolies jambes ». Selon Marlene, Billy sourit et plaisante continuellement. Il est « comme un maître d’œuvre qui connaît ses outils et les utilise au mieux pour forger la structure à laquelle il suspend les guirlandes de son humour et de sa sagesse ».
Dans la vie, une complicité sans faille les unit, éclairée par une belle lucidité dans le regard qu’ils portent l’un sur l’autre. Non sans malice, Wilder déclare qu’elle est « l’exacte opposé de sa représentation sur l’écran dans Shanghai Express ou L’Ange bleu, la vamp séductrice ». Ensemble, ils rient de voir ces transformations fantasmées à l’écran. Parce que selon lui, elle est « une véritable Hausfrau allemande qui préfère frotter le parquet et faire des œufs brouillés. » Entre eux, c’est vraiment une histoire fraternelle : « Nous avons fait deux films ensemble. C’est l’une de mes meilleures amies  »


Gloria Swanson

Wilder et Swanson

C’est avec un film de la Fox, Music in the Air, que Wilder fait ses débuts à Hollywood, en tant que scénariste. On est en 1934, et Gloria Swanson, l’actrice principale, est une immense star.

1949. Quinze ans ont passé, Swanson n’est plus au sommet. L’ancienne vedette du muet ne tourne plus, mais c’est à elle que font appel Wilder et son co-scénariste Charles Brackett pour le rôle principal de Sunset Boulevard. Bien sûr, Wilder a d’abord pensé à Garbo, mais la comédienne, retirée des écrans depuis 1941, refuse catégoriquement. Mae West s’est déclarée bien trop jeune pour le rôle, Mary Pickford a exigé des changements drastiques dans le scénario, et Pola Negri s’est sentie humiliée qu’on la sollicite pour un tel personnage. C’est Cukor qui leur glisse le nom de son amie Gloria Swanson. « Il y avait chez elle beaucoup de Norma » admettra Wilder. C’est Cukor encore qui persuade Swanson d’accepter de tourner un bout d’essai, même si elle est d’abord rétive à cette idée qu’elle juge dégradante. Mais William Powell et Allan Dwan achèvent de la convaincre.
Sur le tournage, Wilder se sert du passé de la comédienne, dont les photos personnelles enrichissent les décors. Il multiplie les références à ses anciens rôles, de son imitation de Chaplin déjà vue dans The Masquerade de Dave Fleisher, à une scène de Queen Kelly, film inachevé de Stroheim que regarde Norma. Swanson donne la réplique au jeune William Holden, dont elle apprécie le talent, avec toute l’intensité et la conviction nécessaire. Elle confiera plus tard avoir vécu un moment unique : « Au fur et à mesure que les semaines passaient, je voyais avec tristesse la fin du tournage approcher. Jamais un rôle ne m’avait autant absorbée, autant mise au défi. La délirante scène finale posait des problèmes. À moitié folle, je devais descendre un majestueux escalier. Billy Wilder voulait que je le descende du côté intérieur, là où les marches sont les plus étroites. Avec des talons, j’aurais sûrement trébuché. Je la jouais donc nu-pieds. Me tenant droite comme un piquet, je descendis les marches dans un état second. Lorsque M. Wilder cria C’est bon !, je fondis en larmes. Grâce à lui, nous avions joué les rôles les plus importants de notre vie »


Erich von Stroheim

Wilder et Stroheim

Le mot est célèbre. La première fois que Wilder rencontre Erich von Stroheim, c’est sur le tournage des Cinq secrets du désert, en 1943. Le réalisateur est un grand admirateur de l’homme, et lui avoue son émotion : « Vous savez, Monsieur Stroheim, pourquoi vous ne tournez plus ? C’est parce que vous avez toujours dix ans d’avance sur votre époque ! » Ce à quoi Stroheim répondit, impassible : « Non, vingt ».

Wilder dirige le Mythe avec joie et respect, il lui a réservé un rôle à sa démesure, celui de Rommel. Bien des années plus tôt, en 1929, il a écrit un portrait de l’homme pour la revue allemande d’avant-garde Der Querschmitt. Si Wilder y salue sa force, son audace, son originalité, il sait aussi faire preuve de sagacité : « on manipule Stroheim avec la même prudence qu’on le ferait d’un cactus ou d’un moulin à vent en ruine. Par respect pour ses dons si particuliers, on supporte ses humeurs. » Une certaine noblesse, – non de classe, Wilder ne s’y fait pas prendre, qui décèle chez Stroheim l’accent des faubourgs de Vienne –, mais dans l’attitude, et du style, c’est ce qui plaît à Wilder. Et de toute façon, quoique fasse l’acteur, Wilder est fasciné : « Erich von Storheim montrant sa nuque est plus expressif que n’importe quel acteur montrant son visage ».

Wilder fait de nouveau appel à lui en 1950, dans Sunset Boulevard, pour incarner Max von Mayerling, le majordome dévoué de Norma Desmond. « Je l’adorais, nous nous entendions à merveille ». Pendant le tournage, Stroheim est partout, se pique de donner des conseils sur la mise en scène ou le scénario. Wilder, loin d’en prendre ombrage, garde certaines de ses idées. En refuse quelques autres. « Il y avait quelque chose de grand en lui. Quand il faisait une erreur, elle était grandiose, et quand c’était bien, cela avait de la classe ». C’est finalement sur la pellicule que Wilder lui offre le plus bel hommage qui soit, en réutilisant des chutes de Queen Kelly, film maudit et mutilé de Stroheim dans lequel jouait Gloria Swanson : la vedette en regarde un extrait dans une mise en abîme bouleversante.


William Holden

C’est par défaut que commence la collaboration entre William Holden et Billy Wilder sur Sunset Boulevard, en 1950. Avant Holden, Gene Kelly et Fred McMurray refusent d’interpréter le scénariste raté Joe Gillis. Puis c’est Montgomery Clift qui se retire à son tour du projet, qu’il juge trop semblable à sa propre histoire. Holden accepte donc le rôle, s’en tire parfaitement, au point d’être nommé à l’Oscar pour son interprétation. Quant à Wilder, il est satisfait de son choix : « Je suis très heureux d’avoir eu Holden. C’était un jeune acteur qui jouait les lieutenants dans les films pour les armées, or le rôle exigeait au fond d’être joué par un jeune mâle américain, robuste et normal, pour mettre en relief la décadence qui l’entourait. »

Trois ans plus tard, Holden, sous contrat avec la Paramount, accepte le rôle principal de Stalag 17, que Wilder avait pourtant écrit à l’origine pour Charlton Heston. Le personnage ne convainc pas l’acteur, mais il s’acquitte de son travail avec sérieux. Désormais, Holden fait partie des références pour Wilder, qui aime travailler avec les mêmes acteurs. « Je connais Lemmon, Holden, Marilyn comme ma poche et je sais ce que je peux leur faire faire. S’il s’agit d’un homme d’affaires costaud très américain, au visage carré, alors c’est Holden ».
Les deux hommes se retrouvent en 1953 sur le plateau de Sabrina. Tournage tendu à cause de Bogart et de son animosité envers l’équipe entière, mais tournage amical, embelli par l’entente parfaite entre Hepburn et Holden. La fidélité de Wilder ne se démentira pas, et 25 ans plus tard, c’est tout à fait logiquement qu’il appelle le comédien pour interpréter le producteur Barry Detweiler dans son dernier grand film, Fedora. Il s’en expliquera avec son habituelle lucidité : « Mon seul problème était qu’il allait renforcer le parallèle avec Sunset Boulevard. Mais Il a un sérieux, une présence, une maturité, une solidité qui le rendaient indispensable. Vous savez que c’est peut-être le seul acteur de son âge à Hollywood qui n’a pas eu de lifting ! » Bel hommage d’un grand cynique, dont Holden saluera avec affection « l’esprit plein de lames de rasoir »…


Humphrey Bogart

« Je m’entends très bien avec les acteurs, sauf quand je travaille avec des fils de pute [sic] comme Humphrey Bogart ». C’est direct, c’est signé Billy Wilder. Le réalisateur travaille avec Bogie une seule fois, pour Sabrina, en 1954. Lui qui habituellement est adorable et adoré par ses acteurs tombe cette fois sur un os. « Bogart avait l’habitude d’être dirigé par John Huston dans la plupart de ses films, et ils buvaient tout le temps. Il ne m’aimait pas, parce qu’au tout début, après le tournage, on buvait un peu, deux ou trois Martini, dans la loge d’Holden. J’ai oublié de l’inviter. Il était tout seul dans sa loge, avec le coiffeur qui devait lui mettre sa perruque. Il ne faisait pas partie de la bande. Finalement je suis allé l’inviter et il a dit  Non, merci beaucoup ».
Sur le plateau, l’ambiance est souvent tendue. Avec Wilder, Bogart se montre impitoyable, parfois cruel, raillant son accent anglais. Wilder se souvient qu’un jour, montrant à Bogie une scène qu’il vient de réécrire pour lui, celui-ci ricane, lui demandant très fort si le dialogue a été écrit par sa fille de sept ans. Mais l’équipe entière respecte Wilder, et ne bronche pas. « Personne n’a ri parce que tout le monde était de mon côté. C’était un sale con. Tout ça parce qu’il savait que je voulais Cary Grant pour le rôle. Et aussi parce que je ne l’avais pas invité à partager une bouteille de gin. Il ne serait probablement pas venu si je lui avais demandé, mais il n’a jamais oublié». L’hostilité tient aussi beaucoup à la complicité entre Holden et Hepburn, qui prend beaucoup de place. Et Bogart en veut à Wilder, qui n’a pas engagé Lauren Bacall pour le rôle de Sabrina.
Plus tard, l’acteur sèche la fête de fin de tournage, mais souhaite voir Wilder, qui, peu rancunier, lui rend visite. Bogart lui apprend qu’il est malade, s’excuse, se montre charmant, et laisse finalement à Wilder un dernier souvenir, celui d’un « type malgré tout formidable ».


Audrey Hepburn

Wilder et Hepburn

1954. Billy Wilder a engagé Audrey Hepburn pour jouer le rôle-titre de Sabrina. Face à elle, William Holden, charmant, et Bogart, bougon, sont sur le plateau à l’image de leurs deux personnages. Bogart est chafouin, car Wilder a préféré Hepburn à Lauren Bacall, et il n’a de cesse de dénigrer la comédienne. Holden, lui, est sous le charme, comme toute le reste de l’équipe, Wilder en tête : « Le premier jour, elle est arrivée sur le plateau. Toute préparée. Elle connaissait son texte. Je n’avais pas besoin de dire quoi que ce soit. Elle était si gracieuse et si délicieuse qu’en cinq minutes tout le monde a été amoureux d’elle. Tous. Moi y compris ».

Chez elle, Wilder admire aussi la vivacité intellectuelle et une présence exceptionnelle : « Après avoir vu tant de serveuses de drive-in au cinéma, on sentait une véritable sécheresse ; apparaît de la classe, quelqu’un qui est allé à l’école, capable d’épeler et de jouer du piano. C’est un petit être, fin, mais vous êtes réellement face à quelqu’un lorsque vous voyez cette fille. »

Dans Sabrina, Hepburn est parfaite en Cendrillon moderne, elle rayonne sur le tournage, sa fragilité apparente sert le rôle, et elle noue avec Wilder une relation privilégiée. C’est donc avec bonheur qu’il la rappelle trois ans plus tard pour jouer dans Ariane, variation sur l’adultère dans laquelle elle a cette fois pour partenaire l’icône Gary Cooper. Hepburn est fortement intimidée, alors Wilder, qui en a bien conscience, les fait débuter par une scène de fox-trot. Piètre danseur, Cooper est embarrassé, et Wilder lui suggère de prendre des leçons, ce qui a le don de détendre Hepburn. Le réalisateur fait tout pour ménager son actrice, la rassure, lui promet de nouvelles prises lorsqu’elle se trouve atroce, la réconforte, la bichonne. Par tous les moyens, il cherche à lui donner confiance en elle. Et il y parvient. Hepburn, rassérénée, profite de chaque instant, et confie à Gary Cooper ses scrupules à être payée pour un travail aussi agréable… « Une fois le tournage commencé, nous avons tous passé de merveilleux moments sur ce film. Après une journée de labeur acharné, nous allions tous ensemble prendre un verre. Wilder me taquinait sans pitié ».
Sans pitié, mais avec une tendresse émue, qui ne se démentira jamais : « Il y avait chez elle quelque chose de très attirant, d’absolument adorable. Elle inspirait confiance, cette frêle créature. Devant les caméras, elle devenait miss Audrey Hepburn. Et elle savait se montrer assez sexy, et l’effet n’était pas rien ! »


Marilyn Monroe

Wilder et Monroe

« Lorsque je regarde rétrospectivement, je ne suis pas en colère contre Marilyn. Elle était susceptible de vous mettre en colère mais personne ne pouvait le demeurer. Je sais que si j’avais un film à réaliser aujourd’hui et qu’elle soit la même, je perdrais la tête et je la choisirais ». Agacement et adoration mêlés, c’est ce que ressent Billy Wilder pour Marilyn Monroe. Elle s’exprimera peu sur lui, mais Wilder sera souvent questionné sur le mythe Marilyn. Et évoquera à chaque fois cette ambivalence.

Il l’engage d’abord pour Sept ans de réflexion, en 1955, comédie sur l’adultère dans laquelle elle incarne une tentatrice ingénue. Wilder décèle son potentiel et l’utilise à merveille. « Dans la scène où elle est dans la chambre du garçon, elle n’a même pas besoin de jouer : elle est déjà la femme la plus excitante du monde ». Mais il découvre aussi ses failles, et doit s’en accommoder : « Marilyn, je sais ce qui va ou non avec sa personnalité. Elle ne peut pas tout faire. Il y a des choses qui lui sont particulières, il faut avoir préparé un matériel spécial pour elle ».

Quatre ans plus tard, il écrit avec Izzy Diamond Certains l’aiment chaud, avec l’actrice en tête. Elle accepte le rôle, permettant ainsi à Wilder de convaincre la production d’engager Jack Lemmon, encore peu connu. Mais Marilyn va mal, elle est pétrie de doutes, sa vie privée est chaotique, sa santé mentale aussi. Le tournage s’en ressent, qui voit l’équipe faire parfois jusqu’à quatre-vingts prises pour une même scène. La comédienne s’emmêle dans ses dialogues, accumule les retards sur le plateau et Wilder s’énerve. Et s’apaise à chaque fois. « C’était très dur de travailler avec elle. Mais ce qu’on arrivait tant bien que mal à tirer d’elle, une fois sur l’écran, c’était tout simplement étonnant. Étonnant, le rayonnement qu’elle dégageait. Et elle était, croyez-le ou non, excellente pour les dialogues. Elle savait où étaient les rires. «Son sens du timing suscite l’admiration du réalisateur et de ses partenaires. Et sa présence à l’écran efface tout : « Chaque fois que je la voyais, je lui pardonnais. Monroe était là, et ça vous coupait le souffle ».


Gary Cooper

Wilder et Cooper

Wilder découvre Gary Cooper sur le plateau de Boule de feu d’Hawks en 1940. Co-scénariste, et désireux de passer rapidement derrière la caméra, il vient chaque jour s’imprégner de l’ambiance du tournage. Les deux hommes s’entendent bien, mais c’est beaucoup plus tard, en 1957, que Wilder appelle Cooper, pour jouer dans Ariane (Love in the Afternoon) face à Audrey Hepburn. Comme toujours, le premier choix de Wilder se porte sur Cary Grant, mais il admet malgré tout avoir réussi son casting : « J’ai pris Gary Cooper parce qu’il adorait Paris. Le grand héros, quoi, un gars formidable. Si vous comparez la vie de Cary Grant et de Gary Cooper, le type dans le film était beaucoup plus Gary Cooper que Cary Grant parce que Grant était plutôt ordinaire ».
Si à l’écran la magie opère entre les deux interprètes, l’écart d’âge entre le séducteur patenté et la nymphette au charme juvénile choque le public, qui trouve l’histoire d’amour proprement immorale.  « Le rôle de playboy ternissait l’image de Cooper, aux yeux de la plupart, il était toujours considéré comme le shérif vertueux et ils n’appréciaient pas de le voir tourner autour d’une jeune fille. Ils ne pouvaient pas oublier Le Train sifflera trois fois. Alors que dans la vie, Cooper est le plus élégant des hommes » regrettera Wilder.


James Stewart

Wilder et Stewart

En 1956, Wilder travaille sur un scénario pour la Warner, le récit de l’odyssée du Spirit of Saint-Louis, la traversée de l’Atlantique sans escale par le pilote américain Charles Lindbergh. James Stewart entend parler du projet ; passionné d’aéronautique, ancien pilote et admirateur de l’aviateur depuis toujours, il se bat pour décrocher le rôle. Wilder se montre réticent, il veut un acteur plus jeune et en pleine forme. Stewart doit jouer Lindbergh à 25 ans, alors qu’il porte haut ses 48 printemps. Mais il est motivé, et suit un régime draconien pour perdre du poids. « Au bout de deux à trois semaines, on m’a dit que j’avais le rôle, mais qu’en même temps je devais arrêter ce régime parce que je commençais à avoir l’air terriblement malade ! »
Wilder cède. Quant à Stewart, il connaît son Lindbergh sur le bout des doigts, et utilise sa propre expérience dans l’US Air Force. Wilder filme en couleurs pour la première fois, et cadre le comédien dans son monoplace avec quelques audaces techniques.

Pourtant, le film est un fiasco critique et surtout financier pour la Warner. Et Wilder portera sur son travail un regard teinté d’amertume : « Lindbergh fut une mauvaise décision… J’y ai réussi quelques bons moments, mais je n’ai pas pu dépeindre un caractère. Ils m’ont fait faire un film avec James Stewart qui était exactement le contraire de ce que j’avais en tête. Jimmy Stewart était dans la réalité un général de l’aviation. Il symbolisait quelque chose de différent. Il était quelqu’un qui savait toujours s’en sortir. Lindbergh, lui, avait toujours été un outsider, un solitaire, un homme seul plutôt qu’un leader. Je pensais qu’il fallait un inconnu. Stewart a apporté trop de Jimmy Stewart avec lui. C’était une personnalité et il y avait tous les films qu’il avait joués avant. »


Charles Laughton

Wilder et Laughton

« Ce fut inoubliable de travailler avec Charles Laughton ». Wilder est passionné, enthousiaste, fan n° 1 de son acteur sur le tournage de Témoin à charge, en 1957. Il admire Laughton depuis longtemps, les deux hommes sont devenus amis, et il l’engage tout naturellement pour jouer le rôle du brillant avocat dans son adaptation d’Agatha Christie. Le casting compte aussi Elsa Lanchester, madame Laughton à la ville, qui joue l’infirmière de l’homme de loi, mais aussi Marlene Dietrich et Tyrone Power.

Avec Laughton, Wilder a trouvé une sorte d’alter ego, tout aussi pointilleux que lui, avec qui il peut discuter à loisir. « Laughton arrive avec quarante interprétations possibles d’une scène. Il y a le choix. Alors nous échangeons des idées, il essaye quelques-unes de ses interprétations et nous choisissons l’une d’elle. Parfois nous en combinons plusieurs ».

Laughton émet des suggestions dans tous les domaines, des dialogues aux costumes en passant par les angles de prise de vues. Et Wilder l’écoute souvent.
Le réalisateur se fait spectateur, regarde évoluer son interprète avec jubilation, salue le talent et le génie : « Laughton était tout ce dont vous pouviez rêver, multiplié par dix. Il améliorait constamment. C’était une extraordinaire présence. Une extraordinaire présence, et un merveilleux instrument, merveilleux instrument vocal. Quand il parlait, les spectateurs restaient silencieux, parce qu’ils savaient. Il disait quelque chose. Et le résultat était une interprétation géniale ». Selon lui, l’acteur est un véritable Stradivarius : « Je ne sais pas si c’est jusqu’aux larmes, mais il m’est arrivé d’être ému. J’ai été suffoqué par le plus grand acteur de tous les temps, M. Charles Laughton ».

Leur amitié les emmène, après le tournage, jusqu’au cœur de l’Europe qu’ils sillonnent en compagnie de Tyrone Power. Mais l’éternel regret de Wilder sera de n’avoir travaillé qu’une fois avec lui : déjà trop malade, l’acteur ne pourra pas tenir son engagement pour jouer Moustache dans Irma la Douce, cinq ans plus tard.


Shirley MacLaine

Wilder et MacLaine

Le tournage de La Garçonnière, en 1963, est idyllique. Shirley MacLaine adore Wilder, qu’elle surnomme Willie, lui la filme avec tendresse, et elle s’entend à merveille avec son partenaire Jack Lemmon. Dans les propos de la comédienne perce l’admiration : « Wilder était un scénariste-réalisateur tellement fabuleux que le studio finançait le film sans savoir ce qu’il ferait. Mais comme les producteurs connaissaient sa réputation, ils savaient que leur investissement était sûr. Il aurait pu faire un film sur le bottin, les studios et les acteurs se seraient bousculés pour faire partie du projet… »
À l’époque, Shirley MacLaine passe beaucoup de temps avec le fameux Rat Pack de Dean Martin et Sinatra, qui lui apprennent, entre autres, à tricher aux cartes. Entre les prises, l’actrice joue au gin, alors Wilder ajoute au scénario la fameuse partie entre elle et Lemmon. Une autre fois, en pleine déception sentimentale, elle s’énerve : « mais pourquoi doit-on tomber amoureux ? ». Toujours sur le qui-vive, Wilder s’empresse d’intégrer la scène dans le script.
Wilder aussi est dithyrambique. « C’est une bonne actrice, une professionnelle. Elle peut jouer la comédie, elle peut jouer quelque chose de sérieux. » Et c’est exactement ce dont il a besoin pour La Garçonnière. Alors, quand on l’accuse d’avoir éprouvé une satisfaction perverse à faire gifler l’actrice dans la scène où le docteur la réanime, il s’insurge : « J’avais trois médecins sur le plateau à qui j’avais bien demandé ce qu’on fait à un patient qui a pris 25 comprimés de somnifères. Ils m’avaient dit qu’il faut absolument le garder éveillé, donc le gifler, lui faire prendre du café et le faire marcher sans arrêt. On a fait une prise et je leur ai demandé si ça allait. Ils m’ont dit qu’il fallait la gifler plus fort. Et j’ai refusé de faire une deuxième prise ».

Trois ans plus tard, tous deux se retrouvent pour Irma la Douce. Pour jouer avec Wilder, Shirley MacLaine est prête à tout. « La recherche la plus inattendue que j’aie jamais faite ce fut lorsque Billy Wilder me demanda de jouer Irma la Douce » : l’actrice passe plusieurs jours, à Paris, en compagnie de prostituées, dont elle observe le travail au plus près, à la limite parfois du supportable. Pendant le tournage, le bruit court que Shirley MacLaine est jalouse de la relation entre Wilder et Jack Lemmon. Qu’elle se sent tenue à l’écart par leur complicité éclatante. Mais elle rectifie : « Billy était amoureux du talent de Jack. La chimie entre les deux était une joie à regarder. En fait, c’était une expérience tellement merveilleuse que je venais sur le plateau les jours de congé pour observer deux maîtres au travail. »
L’actrice ne cessera de confier son adoration et son respect pour l’homme autant que pour le réalisateur : « Travailler avec Billy était comme une longue leçon de dix semaines ».


Walter Matthau

Wilder et Matthau

La Grande combine (1966), Spéciale première (1974) et Buddy Buddy (1981), soit un film par décennie. Trois films ensemble, trois fois avec Lemmon, trois occasions pour Wilder de diriger un comédien délicieux : « Tourner avec Matthau, Lemmon ou Holden, c’est comme enfiler une vieille paire de pantoufles. C’est facile, avec eux, je les connais bien. J’en suis fou et je cherche toujours des sujets de films où je puisse les utiliser. Nous sommes amis et nous nous comprenons sans avoir à nous expliquer. Ils me font confiance et je connais leur compétence. » Wilder aime retrouver ses comédiens, s’appuyer sur leurs personnalités : « Si j’ai besoin d’un marrant quelque peu tortueux, le genre beau-frère de tout un chacun, je prends Matthau. On ne peut faire mieux. Ce sont des personnages très originaux et je n’ai pas besoin d’une heure pour les présenter… »


James Cagney

Wilder et Cagney

En 1961, Billy Wilder réalise Un, deux, trois, une comédie trépidante sur fond de guerre froide, avec James Cagney en vedette. Les deux hommes ne se connaissent pas, mais ne chercheront pas davantage à approfondir une relation distante et tout juste cordiale après le tournage.
Pour Wilder, l’acteur est efficace, ni plus ni moins. « Nous avions Cagney, et Cagney était le film. Il en incarnait le rythme et c’était parfait. Il n’était pas drôle. C’est le rythme qui était drôle. L’idée générale était de faire le film le plus rapide possible et de demander aux acteurs de jouer rapidement des scènes lentes. Cela a très bien fonctionné ».
Mais pour Cagney, le souvenir du tournage est bien moins rose. Parfois obligé de refaire jusqu’à trente prises pour un mot de dialogue en trop, il confiera n’avoir rien compris à ce qu’il racontait. Il déteste son partenaire Horst Buchholz et juge Wilder par trop autoritaire. Pourtant, Wilder lui a écrit quelques scènes sur mesure, et a truffé son scénario de références à certains de ses rôles les plus marquants. La légende dit même que Cagney sortit du tournage tellement fatigué et mécontent qu’il renonça à tourner pendant plus de vingt ans, jusqu’à son dernier film pour Milos Forman.

Plus tard, Wilder s’exprima sans détour : « Cagney et moi, on ne s’entendait pas bien. Aucune parole désagréable, rien d’insultant, aucune question sur le scénario. Mais c’était un homme vraiment singulier. C’était un merveilleux acteur. On s’est quittés en très bons termes. Mais il y avait une grande distance entre nous dans la façon de penser. Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, c’est tout ». Et de son côté, Cagney constata sobrement : « Je n’ai appris qu’une fois le film fini qu’il ne m’aimait pas, ce qui ne pose aucun problème dans la mesure où je ne l’aimais pas non plus ». Fin de l’histoire.


Dean Martin

Wilder et Dean martin

La relation entre Wilder et Dean Martin est placée sous le signe de la simplicité. Ce qui va très bien au réalisateur. « C’est un homme délicieux et adorable, qui fait ce qu’on lui demande. C’est un des hommes les plus talentueux et détendus que je connaisse. Avec lui, pas de discussions intellectuelles. « Dean, on fait un film. – Quand ? – Juin. On fait des essais. – Quels vêtements ? Merci, au revoir ». Le film en question, c’est Embrasse-moi, idiot, comédie grinçante sur un triangle amoureux, qu’ils tournent ensemble en 1964.

Dans son scénario, co-écrit avec Izzy Diamond, Wilder joue. Avec la censure, avec le code Hays, avec un tableau caustique de la société américaine, mais aussi avec l’image de Dean Martin. Face à une Kim Novak ardente et enjôleuse à souhait, l’acteur interprète avec un naturel forcément désarmant Dino, crooner et séducteur. La réalité n’est pas loin, comme lorsqu’il chante à Vegas, Wilder force le trait jusqu’à la caricature, mais Dean Martin apporte à son personnage une profondeur supplémentaire. Et Wilder restera l’un de ses plus grands fans : « Je suis un inconditionnel de Dean Martin. Je pense qu’il était l’un des hommes les plus drôles d’Hollywood ».


Geneviève Page

C’est dans La Vie privée de Sherlock Holmes, en 1970, que Wilder dirige la comédienne française. Le tournage est difficile, Wilder ne terminera pas réellement le film, qui sera remonté sans lui, mais ce sont les contingences de la production qui le freinent. L’entente avec ses comédiens, elle, est parfaite. Et Geneviève Page livrera quelque temps plus tard une vision de Wilder enrichie de facettes inattendues : « J’avais été charmée par le côté viennois, l’œil ironique, l’accent travaillé de Billy Wilder. Il adorait raconter des histoires salaces. Pour choquer. Il était si précis dans sa direction d’acteurs qu’il venait me placer l’épaule, le menton. Sur le plateau, c’était un vrai général qui surveillait ses troupes. Il restait là jusqu’au dernier moment comme pour nous protéger, aux aguets. Sa technique était si précise qu’il n’avait besoin que d’une ou deux prises. Mais il s’intéressait tant aux comédiens que pour eux, il n’hésitait jamais à retourner un plan. »


Jack Lemmon

Wilder et Lemmon

Il faudrait noircir plusieurs pages pour parler de la relation entre Billy Wilder et Jack Lemmon, admiration réciproque, respect mutuel, alchimie précieuse, comme il s’en produit rarement au cinéma entre un réalisateur et son acteur. Et surtout, amitié indéfectible, qui commence en 1959 avec Certains l’aiment chaud, le premier des sept films qu’ils tournent ensemble. Wilder a pu observer et apprécier Jack Lemmon dans Le Bal des cinglés de Richard Quine en 1957, et c’est pour lui tout spécialement qu’il écrit, avec Izzy Diamond, le rôle de Daphné.

Jack Lemmon se rappelle leur rencontre dans un restaurant, en 1958 : « J’étais assis tranquillement à une table et il arrive, me dit Je suis Billy Wilder. J’ai un film pour vous. Je vous appelle dans un an. Un an plus tard, il me rappelle et me parle du rôle. J’ai tout de suite dit oui, même s’il n’avait encore pas encore couché un seul mot sur le papier. » Et une fois le scénario en main, Lemmon est définitivement emballé. Sur le tournage, le sérieux et l’application de l’acteur enthousiasment Wilder : « Jack Lemmon était tout simplement excellent. Et il était étonnant. Il arrivait sur le plateau le matin, presque entièrement maquillé, dès 8h30. Il pensait déjà à la façon de jouer sa scène. Il y avait un petit peu de génie dans tout ce qu’il faisait. » Wilder va même jusqu’à déclarer qu’il est « l’acteur le plus accompli et le plus émouvant depuis le Charlie Chaplin des débuts ». Lemmon le touche aussi par la patience qu’il témoigne à Marilyn Monroe, par sa gentillesse à l’égard de chacun : « il trouve toujours le moyen d’avoir un mot attentionné ». Impressionné par le comédien autant que par l’homme, Wilder se promet de lui écrire rapidement un nouveau rôle.

Ils se retrouvent ainsi pour La Garçonnière, dès l’année suivante. Encore une fois, Lemmon s’engage les yeux fermés : « Lorsque Billy m’a parlé de l’histoire, j’ai signé avant même que le scénario ne soit écrit. J’aurais signé même s’il m’avait dit qu’il allait faire un film sur le bottin… » Il apprécie aussi la grande liberté que Wilder laisse à ses comédiens : « La grande force de Billy, c’est qu’il ne s’impose pas avant d’avoir vu ce que l’acteur peut apporter. » Après le tournage, Lemmon et Wilder font ensemble la promotion du film à travers toute l’Europe. Lemmon se montre particulièrement ému lors de leur passage à Vienne, lorsque Wilder lui montre la maison où il est né. Le voyage scelle leur amitié, ils possèdent des villas voisines au bord de la mer, Wilder connaît chaque habitude de Lemmon, comme celle de déclarer avec emphase « Magic Time ! » avant chaque prise. Et l’acteur est devenu un personnage incontournable de l’univers de Wilder : « Si le film parle d’un schlemiel séduisant et sympathique, c’est tout naturellement Lemmon ».

En 1963, pendant qu’ils tournent Irma la Douce à Paris, Lemmon se marie. Audrey, la femme de Wilder, est demoiselle d’honneur, et avec Richard Quine, qui est aussi en tournage dans la capitale française, Wilder est témoin. Évidemment, avec eux, le comique n’est jamais loin, comme lorsque le réalisateur se voit contraint de faire répéter son ami pour la cérémonie. « Le plus incroyable, c’est que cet homme, capable d’apprendre des pages et des pages de dialogue et de ne jamais, jamais, en rater une seule ligne, a dû être aidé pour se rappeler un simple mot en français ».
Ensuite, ils tourneront La Grande combine, en 1966, dont Wilder a l’idée en regardant un match de football américain à la télévision. « Billy vit un arrière imposant terminer sa course en dehors du terrain et tomber sur un spectateur, et à ce moment-là il s’est dit Ça, ça va faire un film, et le gars en-dessous, c’est Lemmon ! » C’est la première fois que Wilder associe Walter Matthau à Jack Lemmon, et le résultat est jubilatoire. Puis ce seront la comédie romantique Avanti ! en 1972, et, de nouveau avec le tandem Lemmon/Matthau, Spéciale première en 1974, et Buddy Buddy, dernier film du réalisateur, en 1981.

Et c’est d’une phrase laconique et pleine de pudeur que Wilder résumera plus de quarante ans d’amitié : « Le bonheur, c’est travailler avec Jack Lemmon ».


Hélène Lacolomberie est rédactrice web à la Cinémathèque française.