Rarement les médias européens auront autant, et aussi longtemps, couvert une campagne électorale qu’ils ne viennent de le faire pour celle qui s’achève aux Etats Unis : tous les titres pendant près d’un mois, et une semaine d’antenne presque sans discontinuer. Bien plus que pour aucun autre pays étranger, même européen. Et bien plus, évidemment, que pour les élections au parlement européen.

Bien sûr, le suspens était passionnant : une campagne chaotique, des candidats très opposés, des manifestations innombrables, des résultats incertains, des retournements de situation, comme dans tout bon scenario de fiction. Et les médias américains, devenus des médias mondiaux par la grâce des réseaux sociaux, ont su capter et conserver l’attention de leurs audiences, pour le plus grand bénéfice de leurs annonceurs.

Bien sûr, le choix de leur président par les Américains est d’une importance considérable pour l’Europe : le locataire de la Maison Blanche peut, presque à sa guise, déterminer l’intensité et la crédibilité du soutien des armées américaines en cas de menace sur l’intégrité du territoire européen ; et il peut seul fixer la position de son pays à l’égard de l’accord de Paris sur le climat, déterminant ainsi très largement l’avenir de la lutte mondiale contre le réchauffement climatique.

Mais l’intérêt du public et des médias européens pour cette élection n’est pas que le résultat d’une analyse aussi rationnelle. Il est surtout la conséquence de l’influence intellectuelle et politique grandissante des Etats-Unis sur l’Europe. Une influence qui aurait pu ou dû diminuer, en raison de la distance prise par les Etats-Unis à l’égard du vieux continent, et des débuts de la construction d’une identité et d’une souveraineté européenne. Une influence qui n’a fait, en réalité, que grandir, dans la musique, le cinéma, les médias, la technologie, les universités, la publicité, la consommation et les mœurs.

Et cela grâce à la puissance immense, plus grande que jamais, des firmes digitales américaines, celles qu’on nomme, par un raccourci trompeur, les GAFA, et dont les algorithmes savent capter l’attention et orienter les achats, de ceux qui s’y soumettent.

Et aussi, plus encore peut-être, grâce au lent grignotage de l’autonomie juridique européenne et la soumission, chaque jour plus grande, des firmes et des Etats européens à l’extraterritorialité du droit américain : quiconque veut faire des affaires avec les Etats-Unis doit maintenant accepter l’utilisation de leurs lois et de leurs tribunaux pour régler les différends. Ainsi, peu à peu, la loi américaine devient la loi de l’Occident et d’une très large partie du monde.

Alors, nous voilà réduit à suivre avec passion leurs élections, sur leurs réseaux sociaux, et à subir les rigueurs de leurs lois, sans y être des électeurs. Et même, si on y regarde bien, à adopter de plus en plus leurs conceptions de la place des religions, du racisme, des femmes, des minorités, de l’Histoire et de l’identité nationale.

Quand l’Union Européenne va-t-elle se réveiller ? Quand attachera-t-elle plus d’importance à ses propres élections qu’à celles d’un pays tiers ? Quand aura-t-elle le courage de s’opposer à l’extraterritorialité du droit américain ? Quand osera-t-elle prendre le risque d’avoir à se passer pour un moment des services des réseaux sociaux américains pour protéger son industrie, sa culture, ses valeurs, son mode de vie, et prendre le temps de construire ses propres médias de l’avenir ?

Et quand la démocratie américaine elle-même menacée par ces évolutions, aura-t-elle le courage de démanteler ces firmes, comme elle a su démanteler Standard Oil et ATT ?

Les réponses à ces questions ne sont pas simples. L’Europe n’a pour l’instant aucun embryon de firmes capables de rivaliser avec les GAFA, et on ne voit pas poindre le début du commencement d’une stratégie de l’Union Européenne pour les faire surgir. L’Europe n’a pas non plus de stratégie pour imposer le respect de son propre droit sur son territoire, et encore moins pour opposer l’extraterritorialité du droit européen à celle du droit américain.

Tant qu’on ne parlera pas sérieusement de ces sujets, tant qu’on ne fera pas ce qu’il faut pour les traiter, on se condamnera à n’être que des sujets impuissants d’un empire de plus en plus envahissant, de plus en plus puissant. En se consolant par le spectacle parfois dérisoire des dimensions anecdotiques de ses institutions politiques, elles-mêmes de plus en plus dépassées par d’autres pouvoirs, tout aussi américains… Mais de moins en moins démocratiques.

Encore faudrait-il que les Américains et les Européens comprennent que, à long terme, comme toujours, leurs intérêts sont convergents, parce qu’ils partagent, depuis le dix-huitième siècle, les mêmes valeurs et le même idéal. Et que ces valeurs sont en danger.

j@attali.com