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Georges Salines : « La souffrance des parents des terroristes est indéniable »

Deux pères qui ont vu leur vie basculer lors des attentats du 13 novembre 2015. L’un est le père d’une victime, l’autre celui d’un assaillant. Tous deux ont perdu un enfant dans la tragédie. Un livre poignant, Il nous reste les mots, les a unis dans leur souffrance
Georges Salines (à gauche) et Azdyne Amimour (à droite) avant une interview sur leur livre Il nous reste les mots, à Paris, le 13 janvier 2020 (AFP)
Par Safa Bannani à PARIS, France

Georges Salines est le père de Lola, abattue au Bataclan la nuit du 13 novembre 2015. Azdyne Amimour est le père de Samy, l’un des trois assaillants de la salle de concert. Georges Salines porte la mémoire de sa fille Lola, une jeune éditrice pleine de vie, quant à Azdyne Amimour, il cherche à comprendre comment son fils a pu être l’un des auteurs de cette terrible tuerie.

Du courage, il en a fallu à ces deux pères pour se rencontrer, échanger, se confier… et enfin écrire Il nous reste les mots, un livre publié en janvier 2019 qui témoigne d’un dialogue apaisé, imprégné de respect, de compréhension et d’espoir.

Middle East Eye : Comment est né ce projet de livre ?

Georges Salines : J’ai fait la connaissance d’Azdyne Amimour en février 2017. J’étais alors le président et cofondateur de l’association 13onze15, qui regroupe des victimes et proches de victimes. Azdyne m’avait entendu et vu dans les médias, il avait lu des interviews que j’avais données et c’est lui qui a décidé de me contacter. Il a envoyé un message à l’association pour me demander un rendez-vous.

J’étais un peu perplexe au début, et je lui ai répondu en le priant de préciser les raisons de sa demande. Il m’a simplement répondu que lui aussi se sentait victime… cela aurait pu me conduire à ne pas donner suite, mais j’avais déjà rencontré des mères de djihadistes morts en Syrie et je savais que ces parents souffraient, eux-aussi, et qu’ils n’étaient pas nécessairement responsables des actes de leurs enfants.

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J’avais même consacré une entrée de mon premier livre, L’Indicible de A à Z (publié en 2016), à cette question. J’ai donc rencontré Azdyne Amimour dans un café de la place de la Bastille [à Paris], et il m’a raconté son histoire, si particulière.

Il m’a aussi rassuré sur ses valeurs, sa solidarité avec les victimes, sa condamnation des actes de son fils. Nous nous sommes revus et reparlés au téléphone à deux ou trois reprises dans les mois qui ont suivi.

Azdyne, qui a une partie de sa vie en Belgique, est entré en contact, sur mes conseils, avec Saliha Ben Ali, qui a fondé l’association Save Belgium, laquelle regroupe des parents de djihadistes.

C’est par son intermédiaire qu’il a fait la connaissance de Sébastien Boussois, universitaire spécialisé dans la géopolitique du Moyen-Orient qui avait aidé Saliha à raconter sa propre histoire dans son livre Maman, entends-tu le vent ?. Sébastien a proposé à Azdyne de faire de même mais il a refusé, proposant à la place un livre d’entretien avec moi, ce que j’ai immédiatement accepté.

MEE : Comprenez-vous qu’une telle rencontre soulève des crispations chez certains ?

GS : Bien sûr, je comprends les réactions d’étonnement, de perplexité, voire de méfiance par rapport à cet ouvrage. Et cependant, au nom de quoi devrions-nous condamner les parents pour les actes de leurs enfants ? Ce n’est ni ce que nous demande la justice, ni ce que nous dicte la raison.

Le cœur, c’est autre chose, et je connais beaucoup de gens, y compris parmi mes proches, qui me soutiennent dans ma démarche mais qui me disent se sentir eux-mêmes incapables de s’engager dans un tel dialogue.

Rassemblement en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre, à Bordeaux, dans le sud-ouest de la France, le 20 novembre 2015
Rassemblement en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre, à Bordeaux, dans le sud-ouest de la France, le 20 novembre 2015 (AFP)

En ce qui me concerne, j’ai accepté de coécrire ce livre parce que ce travail me permettait d’aller plus loin dans ma compréhension du parcours qui avait conduit un jeune de Drancy, issu d’une famille peu pratiquante et très tolérante, à se radicaliser, à partir en Syrie, et à finir par commettre l’horreur au Bataclan.

Je savais aussi que ce livre allait provoquer un choc et me permettrait de faire avancer mon message de refus des amalgames et de nécessité du dialogue.

MEE : Qu’avez-vous appris l’un de l’autre après ce livre ?

GS : Nous avons appris que nous avions beaucoup de points communs : nous sommes nés tous les deux dans un port de la Méditerranée, lui à Anaba (autrefois appelée Bône au temps de l’Algérie coloniale) et moi à Sète ; nous avons vécu en Égypte ; nous avons eu des sympathies pour le Parti communiste dans les années 1970 ; malgré une petite différence d’âge, nous avons aimé les mêmes films, les mêmes chansons.

Mais nous avons aussi des différences bien sûr, la principale étant qu’Azdyne est un croyant musulman, alors que je suis un athée convaincu. Mais nous sommes tolérants vis-à-vis des idées des autres, et c’est peut-être cette tolérance qui nous unit le plus.

MEE : Vous expliquez qu’« il n’y a pas de hiérarchie dans le chagrin ».

GS : Oui, quand on souffre, il est parfois difficile d’imaginer que l’autre souffre aussi, surtout lorsque « l’autre » est perçu comme appartenant à un camp opposé. Les victimes du terrorisme, et notamment les parents qui ont perdu un enfant, ne peuvent ni oublier, ni pardonner.

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Mais la souffrance des parents des terroristes est indéniable : ils sont aussi des parents qui ont perdu leur enfant, qu’ils n’ont pas cessé d’aimer, en dépit des crimes commis. Ils chérissent en effet le souvenir de l’enfant « avant » la dérive.

Et au chagrin de sa mort, s’ajoute celui de l’avoir perdu petit à petit du fait d’une radicalisation à laquelle ils ont souvent assisté, sans parfois en mesurer la gravité et la profondeur et sans savoir que faire pour l’enrayer.

Puis il y a eu la séparation avec le départ en Syrie et enfin la mort dans un bain de sang. Et le chagrin se complique de la honte, du sentiment de culpabilité, de la difficulté à supporter le regard de la société, parfois les ennuis judiciaires pour ceux qui ont commis des fautes telles qu’envoyer de l’argent.

MEE : Quelle réponse pourrait apporter un livre comme Il nous reste les mots au niveau politique ?

GS : J’espère que ce livre donne l’exemple d’un dialogue possible entre deux hommes qui n’étaient pas supposés se rencontrer. Cela va à contrecourant des discours de rejet, d’intolérance, d’exclusion qui conduisent à donner aux musulmans vivant en Europe le sentiment qu’ils ne pourront jamais être acceptés pour ce qu’ils sont.

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Ce type d’attitude me paraît injuste, contreproductive et finalement naïve. Injuste parce que l’immense majorité des musulmans ne se livre à aucun acte délictueux et ne partage pas les idées djihadistes.

Contreproductive, car c’est en « mettant tout le monde dans le même sac » qu’on risque de faciliter la tâche des extrémistes en leur fournissant des troupes fraîches.

Naïve, car il est illusoire de penser qu’on pourrait faire disparaître la menace terroriste en contraignant les musulmans à devenir invisibles ou à retourner « chez eux », alors que la grande majorité n’a pas d’autre « chez eux » qu’ici.

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