ENQUÊTE. Comment le port du Havre est devenu la porte d'entrée de la cocaïne en France

La production de cocaïne a explosé. Jamais autant de saisies n'ont eu lieu. En Normandie, la poudre se répand, passant par la première porte d'entrée en France : le port du Havre.

La production de cocaïne a bondi ces dernières années. Jamais autant de saisies n'ont été effectuées par les autorités. Le phénomène prend de l'ampleur au Havre, premier port français d'importation de cette marchandise.
La production de cocaïne a bondi ces dernières années. Jamais autant de saisies n’ont été effectuées par les autorités. Le phénomène prend de l’ampleur au Havre, premier port français d’importation de cette marchandise. (©Adobestock / illustration)
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La cocaïne est « un fléau » dont le poison se diffuse peu à peu en Normandie, jusqu’alors relativement épargnée. Les trafics d’héroïne et de cannabis demeurent les principales sources de préoccupation des autorités, mais depuis 2015, la coke devient un sujet central. Au Havre (Seine-Maritime), c’est même « le sujet numéro 1 », alerte une source policière. Ce port est la première porte d’entrée de la cocaïne en France. Les saisies sont chaque année un peu plus spectaculaires.

Des quantités astronomiques qui transitent dans des conteneurs venus tout droit d’Amérique du Sud. « Entre 2013 et 2018, la production en Colombie[principal pays producteur, NDLR], a presque quadruplé », calcule Michel Gandilhon, chargé d’études à l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Du jamais-vu.

Des dockers enlevés, torturés

Ce business aux enjeux économiques colossaux existe bien souvent grâce à la complicité d’une minorité d’agents portuaires, la plupart du temps des dockers rémunérés des dizaines de milliers d’euros. « Les trafiquants sont tellement riches, ils peuvent acheter qui ils veulent », confie un docker. Un trafic qui génère une hausse de la criminalité sur la région du Havre : les dockers voulant raccrocher sont enlevés, séquestrés, torturés et parfois tués, pour l’exemple. Le phénomène est très récent dans la cité de la Porte Océane. Il est apparu à la fin de l’année 2017. Depuis, une dizaine d’enlèvements ont lieu chaque année.

Mais la diffusion de la dope ne se limite pas aux frontières havraises et aux métropoles européennes. La ruralité est aussi concernée. Dans la campagne normande, l’accès à la cocaïne est enfantin. Toutes les classes sociales sont touchées : du trader au marin pêcheur, en passant par le camionneur. Cette enquête que vous allez lire vous propose une plongée dans ce trafic mondial, des eaux brésiliennes aux côtes normandes, aux effets dévastateurs.

Un sel venu d'Amérique du Sud

La cocaïne est un psychoactif recherché pour ses effets stimulants, physiques et cognitifs, et désinhibants. C’est un alcaloïde qui provient des feuilles du cocaïer, un arbuste cultivé en Amérique du Sud (Colombie, Pérou, Bolivie principalement). L’extraction de celui-ci s’effectue en plusieurs étapes pour obtenir un sel, le chlorhydrate de cocaïne. C’est sous cette forme que la cocaïne est sniffée ou injectée. (Source : OFDT)

La cocaïne, une drogue accessible partout

« À partir de 11 h 30, je peux vous avoir la quantité de cocaïne que vous voulez. On en trouve dans tous les quartiers de la ville. » Marc, 49 ans, habitant de Pont-Audemer (Eure), est toxicomane depuis l’âge de ses 22 ans. Cet homme qui travaille à temps partiel dans une usine de la région, consomme de la coke « quasiment tous les jours », depuis quatre ans : « Ça me donne un bon coup de speed. »

À Pont-Audemer (Eure), il est « très facile » de se procurer de la cocaïne « depuis quatre ou cinq ans ».
À Pont-Audemer (Eure), il est « très facile » de se procurer de la cocaïne « depuis quatre ou cinq ans ». (©illustration / Stephane Fouilleul / Éveil de Pont-Audemer)

Même si la cocaïne est bien moins répandue que le cannabis, il s’agit de la « deuxième substance illicite la plus consommée en France », d’après l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Selon cet organisme qui est l’un des relais nationaux de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (une agence de l’Union européenne basée à Lisbonne), en 2017, 5,5 % des adultes de 18 à 64 ans en avaient consommé au moins une fois au cours de leur vie et 1,6 % au cours de l’année.

À Pont-Audemer, il est « très facile » de se procurer cette marchandise « depuis quatre ou cinq ans ». Les dealers de Marc « se fournissent à Rouen et au Havre ». En zone rurale, les consommateurs ont accès à la cocaïne grâce à « l’usage-revente », explique Michel Gandilhon, chargé d’études à l’OFDT : « La plupart du temps, ces petits trafiquants se fournissent à Amsterdam ou Rotterdam. Ils ramènent quelques dizaines à centaines de grammes. Ils achètent le gramme en semi gros deux fois moins cher qu’au détail en France. Au lieu de le payer 60 euros, ils vont l’acquérir pour 30 euros, à condition d’acheter une certaine quantité. Une partie sert à la consommation personnelle et l’autre, à la revente. »

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« Avec 20 euros, deux potes peuvent se faire une bonne soirée »

Et ces petits dealers la revendent ensuite le double, « ça varie entre 60 et 80 euros le gramme », confie Marc. « C’est un produit qui s’est démocratisé. Il y a une consommation de rue, ce qui n’existait pas avant, remarque Gabriel Auzou, chef de service du Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) de l’association la Boussole à Rouen. Il y en a à la campagne, en ville, ça va de l’étudiant au retraité. »

Alors qu’il y a une dizaine d’années, seule la vente au gramme était possible, « aujourd’hui, vous pouvez acheter du 0,2 gramme. Avec un billet de 20 euros, deux potes peuvent se faire une « bonne » soirée », indique Gabriel Auzou. Et avec une quantité aussi faible, « l’effet dure environ 30 minutes », certifie notre usager de Pont-Audemer.

La cocaïne extrêmement chère à la fin des années 1990, autour de 120 euros le gramme, est devenue plus accessible. Autour de 70 euros le gramme en moyenne aujourd’hui.

Michel Gandilhon, chargé d'études à l'OFDT.

Et si Marc se retrouve chaque mois « avec des dettes impossibles à rembourser », c’est pour l’effet que lui procure la dope, « un moment euphorique » :

« On consomme aussi de la cocaïne pour pallier son ennui, sa solitude… Moi et les consommateurs que je connais, on n’a pas une grande culture. On ne fréquente pas les musées et les bibliothèques… Avec la cocaïne, on s’emprisonne dans un autre univers. Je ne me vois pas en sortir. Dès que je réussis à récupérer de l’argent, je vais m’acheter de la coke. Ce n’est pas un hasard si Pont-Audemer est surnommée par certains la « Venise blanche ». »

« On est tous des « multi-toxicos » »

Au centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie de l’hôpital de Pont-Audemer, on confirme cet emballement, avec « davantage de consommateurs depuis cinq à huit ans ». « Les consommateurs que nous suivons n’ont aucun problème pour se procurer de la cocaïne. Un patient m’a récemment dit qu’il était plus difficile de trouver du cannabis que des drogues dures », confie un médecin du centre.

Une came si simple à se procurer que la plupart des toxicomanes ne se limitent plus à une seule drogue. « On est tous des multi-toxicos », fait remarquer Marc qui suit un traitement pour sortir de l’héroïne. Le président eurois de l’association Alcool assistance, Bernard Duez est témoin de cette émergence des « poly-consommateurs » : « Il y a 20 ans, les personnes qu’on prenait en charge souffraient d’une seule addiction. » Depuis peu, ce n’est plus le cas. La preuve, « en 2019, à l’échelle du département, l’association a reçu une centaine de personnes dont les deux tiers étaient dépendants à l’alcool et en même temps à d’autres drogues comme le cannabis, l’héroïne, la cocaïne…. »

Le Havre, port stratégique du marché mondial

Et s’il est si simple de se fournir en cocaïne en Normandie, c’est qu’une quantité astronomique afflue dans le pays. « Les ports français sont clairement ciblés », constate Michel Gandilhon, mais celui du Havre l’est tout particulièrement. La marchandise saisie est toujours plus importante. Jusqu’au début des années 2010, la cocaïne était présente en quantité quasi négligeable sur le port, mais peu à peu, ça a été l’explosion. Les autorités mettent la main sur 4 à 6 tonnes chaque année.

Trafic de cocaïne par porte-conteneurs.
Trafic de cocaïne par porte-conteneurs. (©Publihebdos)

En 2017, 3,5 tonnes ont été saisies au Havre. 1,5 tonne de marchandise a été saisie soit sur des bateaux, soit directement en Amérique du Sud à destination du Havre, et une tonne saisie après son passage au Havre. 2018, c’est 2,6 tonnes saisies au Havre ; quatre tonnes saisies en amont et 0,5 tonne saisie après. L’année suivante : quatre tonnes sur le port du Havre ; une tonne en amont et une tonne après son passage sur le port. À la fin du mois d’août 2020, selon nos informations, les autorités avaient déjà saisi deux tonnes au Havre et quatre tonnes entre l’Amérique du Sud et le port normand.

Pour Antoine Berthelot, vice-procureur, chef de section de la Juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Lille, « impossible de dire si cette quantité est équivalente à 5 ou 50 % de ce qui transite par Le Havre ». En France, ce port normand est la première et principale porte d’entrée de la cocaïne.

« L’explosion de ces trafics date de 2015 environ, mais pas seulement au Havre, c’est aussi le cas de ports comme Anvers ou Hambourg », précise Antoine Berthelot. 90 % de cette marchandise sont acheminés depuis l’Amérique du Sud par la voie maritime. Dans les autres ports européens, les quantités saisies, seul indicateur objectif, restent bien plus importantes : 62 tonnes à Anvers en 2019, et 38 tonnes pour Rotterdam. Mais la plateforme du Havre se structure peu à peu.

La came, dans sa grande majorité provient de Colombie, principal pays producteur. Celle qui arrive au Havre, provient directement du port de Santos au Brésil. C’est l’axe majeur. Mais de plus en plus, la marchandise est envoyée depuis la Martinique. « Il semble bien que le transport par porte-conteneurs reliant Fort-de-France au Havre soit en train de devenir une modalité significative du trafic de cocaïne vers la métropole », constate l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies.

Dans près de 90 % des cas, la cocaïne est acheminée par voie maritime.
Dans près de 90 % des cas, la cocaïne est acheminée par voie maritime. (©Publihebdos)

« L’essentiel de cette production atteint le marché européen via le trafic maritime. Elle peut venir sur des bateaux de plaisance, mais le plus gros passe par les porte-conteneurs », indique l’OFDT dans un de ses rapports. Plusieurs techniques de dissimulation sont utilisées pour acheminer la marchandise jusqu’au Havre. Elles « se sophistiquent d’année en année », constate l’observatoire français : « Les services répressifs font état de plus en plus de saisies d’objets en plastique (tables, chaises, etc.) contenant du chlorhydrate de cocaïne. Celui-ci est également fréquemment inséré dans la structure même des conteneurs (parois, blocs réfrigérants). »

Une fois ces objets réceptionnés, « des laboratoires de seconde extraction en Europe récupèrent la cocaïne », précise Michel Gandilhon, chargé d’études à l’OFDT. Mais la technique la plus connue, est celle dite du « rip-on/rip-off » : des sacs de sport remplis de drogue dissimulés dans les conteneurs. Le rip-off nécessite « la complicité de certains membres du personnel portuaire », appuie l’OFDT. Car une fois sur le sol havrais, il faut faire vite. Les enjeux financiers sont colossaux. « Lorsque vous saisissez 200 kg au Havre, il faut vous dire que des millions d’euros sont investis par des organisations criminelles », rappelle Antoine Berthelot, vice-procureur.

Un agent portuaire peut toucher jusqu’à 60 000 euros

C’est là qu’interviennent les agents manutentionnaires du port. Certains attirés par le profit, se laissent corrompre. « Tout ceux qui travaillent sur le port sont cernés par cette pression. Ils [les narcotrafiquants, NDLR] sont tellement riches, ils peuvent acheter qui ils veulent », glisse un docker havrais qui refuse de s’épancher davantage.

La profession reste d’ailleurs très silencieuse sur la question. La majorité des dockers contactés ont refusé de nous parler. Le syndicat CGT n’a jamais répondu à nos sollicitations. Haropa — groupement d’intérêt économique qui gère les ports de Paris, Rouen et du Havre — renvoie vers l’Union maritime et portuaire. Mais l’Umep, qui est une fédération des organisations professionnelles du port, dit ne pas « du tout » s’intéresser à ce sujet. Quant à la Ville, « ce n’est pas une de [ses] prérogatives ».

On a la même problématique que tous les ports européens. Ces trafics sont du ressort de la justice.

La Ville du Havre.

« Le trafic de cocaïne est un sujet très épineux », admet un docker havrais qui atteste bien « des pressions extérieures » exercées sur « des collègues ». Pour s’assurer de la main d’œuvre, les trafiquants alignent les billets. « Selon une étude récente d’un universitaire néerlandais, à Anvers, un docker [portiqueur, NDLR] corrompu pourrait être payé 50 000 euros pour déplacer un conteneur chargé de cocaïne à l’endroit souhaité. Déplacer un kilo de cocaïne peut rapporter 1 000 euros », avance Michel Gandilhon. Une information confirmée par les magistrats de la Jirs de Lille :

On sait que pour 15 minutes de « travail » pour ces organisations, un docker peut être rémunéré 50 à 60 000 euros.

Antoine Berthelot, vice-procureur de la Jirs

Mais les manutentionnaires du port ne sont pas les seuls à se laisser tenter. « Tout l’environnement du port est concerné », certifie un autre docker. Le commissaire divisionnaire du commissariat central du Havre, Olivier Beauchamp constate d’ailleurs qu’il y a des relais locaux, « des petites mains », qui œuvrent dans la cité Océane au profit des organisations criminelles. « Ils peuvent, par exemple, favoriser le transport de la marchandise, une fois qu’elle est sortie du port ou avoir le rôle de guetteur. » Ces Havrais impliqués sont souvent rémunérés en cocaïne. « On en retrouve lors de perquisitions liées à des affaires de stup plus locales », confie le commissaire.

« Collaborer avec ces réseaux n’est pas sans risque »

« Le gain semble facile, mais collaborer avec ces réseaux n’est pas sans risque », note le vice-procureur, Antoine Berthelot. L’actualité récente a démontré l’horreur qui peut résulter de l’implication dans ces trafics.

Un docker a été retrouvé dans un chemin entre les falaises et l’aéroport du Havre, le 8 septembre. Vivant, mais dans un sale état, avec une balle dans la jambe. Il venait d’échapper à ses bourreaux. D’après nos informations, cet enlèvement était en lien direct avec le trafic de cocaïne. Cet homme d’une quarantaine d’années tentait de s’extraire du joug des narcotrafiquants. Ils en ont fait un exemple pour ceux qui seraient également tentés de raccrocher.

Un docker d'une quarantaine a été retrouvé sur ce chemin rural au Havre, en septembre 2020. Selon les premiers éléments de l'enquête, il a été enlevé, séquestré et roué de coups par des trafiquants de cocaïne.
Un docker d’une quarantaine a été retrouvé sur ce chemin rural au Havre, en septembre 2020. Selon les premiers éléments de l’enquête, il a été enlevé, séquestré et roué de coups par des trafiquants de cocaïne. (©Murielle Bouchard / 76actu)

Quelques mois auparavant, le 12 juin, un autre docker âgé de 39 ans, a eu moins de chance. Son corps a été retrouvé sur le parking d’une école de Montivilliers, commune de l’agglomération du Havre. L’enquête ouverte pour « arrestation, enlèvement, séquestration ou détention arbitraire suivie de mort » est aux mains de la Jirs de Lille.

Le phénomène est très récent : les premiers enlèvements ont commencé à la fin de l’année 2017 et depuis « il y en a plusieurs dizaines par an », confie une source qui suit de près ces enquêtes. « Ce sont des affaires extrêmement complexes à résoudre, parce que les victimes se montrent bien souvent peu coopératives ; dévoiler le motif de cette violence c’est reconnaître que l’on a été soi-même impliqué dans un trafic de stupéfiants », explique Antoine Berthelot.

Le Havre alimente toute l’Europe

Cette cocaïne souvent pure à 80-90 % en provenance du Brésil – qui joue un rôle clé, notamment via le port de Santos – est destinée au marché noir français, mais aussi à l’Europe occidentale.

La Normandie n’est qu’un point d’entrée ; la came n’est pas destinée au marché normand. La drogue est récupérée dans les conteneurs et on ne sait pas où elle part.

Une source policière

Une fois arrivée au Havre, la drogue est donc « livrée au grossiste, qui la revend à un semi-grossiste qui lui-même la revend à des détaillants en cocaïne dont le nombre a augmenté ces dernières années, notamment dans les cités situées autour des grandes métropoles », explique Michel Gandilhon de l’Observatoire français des drogues. « Les grossistes ou semi-grossistes sont basés en Europe : Espagne, Angleterre, Pays-Bas et sur le territoire français », souligne le vice-procureur Antoine Berthelot.

Les grossistes français n’ont en général pas de contact direct avec les cartels producteurs. « Ils passent par l’intermédiaire d’un « broker », chargé de la logistique liée à l’acheminement des chargements d’un point à un autre. Ce sont eux qui s’occupent de la corruption des agents portuaires. Il y a une division du travail », détaille le spécialiste Michel Gandilhon.

600 000 consommateurs en France

Si les quantités sont toujours plus importantes depuis 2015, c’est qu’il y a une forte hausse de la demande. « En France, la proportion de consommateurs dans l’année a été multipliée par cinq, entre 2000 et 2017. On estime en 2017 à 600 000 le nombre d’usagers dans l’année », avance Michel Gandilhon qui précise qu’« une partie significative de la cocaïne vendue en France provient également des Pays-Bas, où des organisations vont s’approvisionner sur le marché du demi-gros et du gros ». L’Espagne, porte d’entrée importante de la cocaïne en Europe, joue aussi un rôle déterminant dans l’alimentation du marché français.

Afin de s’assurer de la prospérité de leur business, les trafiquants redoublent d’ingéniosité pour faciliter l’approvisionnement de leurs clients de plus en plus nombreux. Le phénomène le plus innovant est sans conteste l’émergence depuis cinq ans des « cocaïne call centers ». L’OFDT observe là, une « adaptation du trafic aux réticences de nombre d’usagers insérés à se rendre sur les lieux de trafic, dans un contexte où la présence policière, du fait de la menace terroriste, s’est faite plus visible ». 

Ces centres d’appel, situés généralement dans les banlieues, organisent la livraison du produit à domicile, tout en relançant les clients via SMS.

Observatoire français des drogues et des toxicomanies.

« Ils se sont développés ces cinq dernières années dans la région parisienne avant d’essaimer dans d’autres grandes métropoles », appuie Michel Gandilhon.

C’est une drogue qui donne une impression de toute-puissance. Elle a l’image d’une drogue des « gagnants » en adéquation avec l’esprit du temps. Elle est en phase en effet avec notre monde libéral et hautement concurrentiel.

Michel Gandilhon, OFDT.

Une explosion de la production mondiale

Une demande en hausse constante, mais également une offre qui a explosé. L’Amérique du Sud n’a jamais autant produit de cocaïne. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime à plus de 1 700 tonnes, le volume de cocaïne produit dans le monde. « Un niveau sans précédent », confirme Michel Gandilhon.

 En Colombie, depuis six ans, la production a presque quadruplé. 

Michel Gandilhon, OFDT

Si en Europe, la France n’a jamais été un pays de premier plan, elle « s’est rapprochée aujourd’hui des pays les plus consommateurs, le Royaume-Uni et l’Espagne notamment », note l’OFDT dans une de ses publications.

« L’ex guérilla des Farc [Forces armées révolutionnaires de Colombie, NDLR] pour se financer a longtemps été impliquée dans ce trafic », explique Michel Gandilhon. Et un événement peut, à lui seul, expliquer une partie de cette explosion de la production mondiale. En 2015, en Colombie, la Cour constitutionnelle a interdit les épandages de pesticides sur les champs de coca. « Les paysans en ont profité, comprend le chargé d’études à l’OFDT. Depuis les accords de paix conclu avec la guérilla, les trafiquants (Farc dissidents, bandes criminelles, etc.) ont incité les paysans à planter de la coca. Ceux-ci y ont intérêt, non seulement pour toucher des indemnités de l’État, mais aussi compte tenu de la rentabilité plus grande de la coca par rapport au riz ou au manioc, par exemple. »

Une lutte en vain ?

La production s’est emballée, les trafics se multiplient et se renforcent malgré la lutte acharnée de la force publique. Les ministres de l’Intérieur qui se sont succédé en France ont chacun affiché le ton de la fermeté. Christophe Castaner avait créé l’Office anti-stupéfiants (Ofast). Un organisme regroupant la police nationale, la gendarmerie, la justice et les douanes, afin de renforcer la lutte contre le crime organisé. « Chacun a en tête les conséquences du trafic de stupéfiants. […] Des quartiers entiers ne vivent plus que de cette économie. C’est peut-être la mère des batailles », avait déclaré l’ancien ministre, lors de sa visite dans l’agglomération de Rouen en février.

Son successeur à Beauvau, Gérald Darmanin, a inventé l’amende forfaitaire : « Tout consommateur de stupéfiants sera sanctionné par une amende importante, que ce soit pour une barrette de shit ou un gramme de cocaïne. »

Mais dans les faits, les moyens manquent toujours. « On veut bien croire notre nouveau ministre qui a la volonté de lutter contre les drogues, mais il faut à tout prix qu’il mette en musique la partition qu’il nous joue », demande Frédéric Desguerre représentant Unité SGP police FO pour la région Normandie. L’antenne havraise du Service régional de police judiciaire est submergée de dossiers et ne s’intéresse quasiment exclusivement qu’à la cocaïne… Les agents manquent. « Au vu de l’importance des stupéfiants au Havre, l’antenne de la PJ mériterait d’avoir une réelle brigade de stupéfiants avec six personnes supplémentaires, pour avoir au minimum dix personnes qui ne fassent que ça et que les autres enquêteurs s’attaquent au criminel et au financier », demande le représentant syndical.

« Le combat contre ces trafics ne peut absolument pas se mener seul, reconnaissent les magistrats de la Jirs de Lille. Déjà au sein de l’Europe, nous sommes en relation sur des affaires avec Europol ou Eurojust. » Des coopérations ont lieu notamment avec le Brésil et le port de Santos, où les autorités « peuvent nous alerter en amont d’un déchargement », expliquent les magistrats de la Jirs. Toutefois, avec de nombreux pays, « la collaboration est encore à ce jour impossible. C’est compliqué par exemple de coopérer avec le Venezuela ou des pays qui n’ont pas de fichiers ADN ».

À cette coopération pénale délicate, vient s’ajouter la complexité du contexte de libre-échange où environ 20 000 conteneurs sont manipulés chaque semaine dans le port du Havre. «Sur les ports, l’automatisation est généralisée, des dizaines de milliers de conteneurs circulants chaque jour» et «la douane* est dépassée», constate Michel Gandilhon qui sans détour l’affirme: « La tâche des forces de l’ordre est très , très difficile. »

* Les services de la douane ont répondu négativement à notre demande de reportage sur le port et n’ont pas répondu à nos demandes d’interview.

Enquête réalisée par Raphaël Tual avec Stéphane Fouilleul (l’Éveil de Pont-Audemer) et Murielle Bouchard.

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