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Photo : Emre Gencer
Photo : Emre Gencer
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À Istanbul, sur le chemin du djihad

Vincent Caumontat, consul-adjoint de France à Istanbul et chef de la ­chancellerie, a perdu la vie dans un accident en avril 2017. En tant que chef du service des Français à Istanbul, il avait eu à gérer les départs et retours de jeunes Français partis faire le djihad en Syrie, pour lesquels Istanbul constituait un point de passage. Muriel Domenach, consule générale à Istanbul entre 2013 et 2016, travailla à cette mission à ses côtés. Elle lui rend ici hommage.

Cher Vincent,

Cette lettre est la suite de nos conversations orphelines.

Notre dernier échange reste gravé dans ma mémoire. Je revenais de Fleury-Mérogis, où se trouvaient de nombreux djihadistes que nous avions suivis. Vous étiez de passage à Paris, avant de repartir pour Istanbul, où nous avions servi ensemble. Je vous avais invité à « écouter nos victoires », après les défaites des départs vers la Syrie, et des attentats en France. Nous étions fin mars 2017. Notre pays avait mis fin aux départs ; face à la coalition militaire, Daech perdait chaque jour plus de son emprise territoriale, et autant de sa capacité à préparer un attentat majeur.

J’ai résolu d’écrire ce que l’on ne peut plus se dire. Pour témoigner de vous, de notre expérience à Istanbul, lieu de transit des djihadistes dont certains allaient frapper la France.

Vous avez disparu quelques jours après, le 9 avril 2017, dans un accident de montgolfière au-dessus de la Cappadoce. Le ministre des Affaires étrangères vous avait rendu un hommage émouvant, en présence de nombreux collègues. J’ai résolu d’écrire ce que l’on ne peut plus se dire. Pour témoigner de vous, de notre expérience à Istanbul, lieu de transit des djihadistes dont certains allaient frapper la France. Pour que votre fille lise cela un jour. Pour éclairer ce que notre pays a vécu, après avoir entendu tant de « y avait qu’à/fallait qu’on ».

Vous étiez Vincent Caumontat, le chef du service des Français à Istanbul, où j’étais consule générale entre 2013 et 2016. J’avais quitté ce poste pour devenir secrétaire générale du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) jusqu’en 2019. Venus d’horizons différents, nous avions assuré ensemble au titre de la protection consulaire une mission inédite : « gérer » les jeunes djihadistes français à Istanbul, devenu le point de passage des départs et des retours de zone syro-iraquienne. Nous n’étions pas seuls, mais formions la cheville inattendue d’un dispositif diplomatique et de sécurité qui s’est professionnalisé avec la multiplication des départs et des retours de jeunes Français djihadistes.

Vous avez été l’âme de notre équipe au consulat d’Istanbul, dans la gestion de crises à répétition, si bien que la salle de crise porte aujourd’hui votre nom. Après d’autres crises, la Covid a rendu visibles ces héros du quotidien, comme vous, qui dans nos postes consulaires, prêtent aide et assistance aux Français de l’étranger, les protègent s’ils sont mis en cause, facilitent leur rapatriement si nécessaire, bien loin des représentations souvent caricaturales sur la diplomatie.

Ces années-là à Istanbul, notre activité consulaire s’est donc enrichie d’un genre nouveau, en lien avec les services compétents, et bien sûr en coopération avec la Turquie victime de sa géographie : le suivi des départs (signalements par les familles, interceptions à l’aéroport) et des retours (présentations spontanées ou interpellations) des djihadistes. C’était le protocole « Cazeneuve » d’encadrement et de sécurisation des retours. On se souviendra de la polémique suscitée en septembre 2014 par l’expulsion mal encadrée du beau-frère de Mohammed Merah et de deux autres Français. Le ministre de ­l’Intérieur était venu immédiatement en Turquie. Il aurait été simple de confondre publiquement les Turcs, qui avaient transmis des informations contradictoires. Bernard Cazeneuve avait préféré conclure avec eux un dispositif de sécurisation des retours, inédit et resté unique.

Dans ce cadre, nous recevions les jeunes djihadistes au consulat au titre de la protection consulaire. Ils étaient français, et vous étiez le chef du service des Français au consulat. Vous assuriez la fonction d’aiguillage. C’est pour ne pas laisser seuls votre équipe et vous-même que je me suis impliquée à vos côtés. Vous vous êtes imposé comme la pièce maîtresse de notre dispositif, par votre mémoire des noms et des connexions, une rigueur à toute épreuve dans la matière consulaire, et une humanité remarquable dans la relation avec les familles et les jeunes eux-mêmes. Vous « faisiez le job », en partageant votre trouble : comment ces jeunes Français en étaient-ils arrivés à devenir nos ennemis ?

Nous étions acteurs et témoins, et nos consciences professionnelles et citoyennes étaient ébranlées par ce terrible miroir de notre société.

Je veux ici partager ce que nous avons vécu à l’unisson de la société française, face à ces jeunes partis « faire leur hijra » ou « le djihad » et revenus dans les années 2014-2016. Nous étions acteurs et témoins, et nos consciences professionnelles et citoyennes étaient ébranlées par ce terrible miroir de notre société. Durant ces années, la France, que nous représentions, vivait sous la menace du terrorisme que ces jeunes alimentaient. Tout comme notre pays de résidence, la Turquie, et les emprises françaises à Istanbul. Les attentats se multipliaient en France : Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, le 13 novembre, Saint-Quentin-Fallavier, Magnanville, Nice ; ils arrivaient en Turquie : après Suruç, Istanbul à plusieurs reprises, Ankara, jusqu’à cet attentat à l’aéroport Atatürk fin juin 2016 où j’étais par hasard quelques minutes avant, si bien que vous aviez dû commencer de monter seul la cellule de crise.

Le ciblage de la France comme de la Turquie avait exposé nos emprises. Il s’imposait au quotidien et percutait notre politique d’influence. L’institut d’Istanbul, ouvert à des publics nouveaux, devait réduire son activité au minimum. Les agents vivaient dans la peur de venir au consulat, situé place Taksim, au bout de l’avenue Istiklal, peut-être le lieu le plus fréquenté de Turquie. Il avait fallu protéger l’école, et même la fermer quelques semaines. En dernière minute, nous avions dû démonter la fête du 14 juillet 2016, très courue à Istanbul. Le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’État contre le président Erdoğan nous amenait tous à gérer une autre crise. Ce coup d’État et la menace terroriste de Daech se sont superposés dans une acmé des tensions. C’est en observant sur les réseaux sociaux les photos des ponts sur le Bosphore, illuminés aux couleurs de la France au lendemain de l’attentat de Nice, que nous avons vu les premiers soldats, annonciateurs du coup d’État. Les blindés dont nous avions demandé le déploiement le 13 juillet pour protéger les emprises françaises d’une attaque terroriste pour le 14 juillet avaient été déployés par les autorités turques le 15 au matin. Ils se sont tournés le soir même contre la population réunie place Taksim, qui les a désarmés.

Avant d’arriver à Istanbul, je venais de la filière dite « stratégique », peu familière de la matière consulaire. Nous ne nous étions jamais croisés au sein du ministère des Affaires étrangères ; « Nous ne venons pas du même monde », aviez-vous tranché. J’avais pris le vent de l’altérité, avec l’apprentissage du turc et la découverte d’une société civile en pleine ébullition, sous la houlette bienveillante de l’ambassadeur à Ankara Laurent Bili, fin connaisseur de la Turquie. Ce serait un autre récit que l’Istanbul des années de notre mission : entre le soulèvement de Gezi du printemps 2013 et le coup d’État de juillet 2016, en passant par les déchirements de l’opposition syrienne, le traitement des défecteurs, et la commémoration du centenaire du génocide arménien avec une société civile courageuse. Nous observions avec espoir la vitalité des nouvelles classes moyennes, enfants de la croissance économique, tel un génie sorti de sa bouteille grâce à l’AKP. Mais nous voyions le pays basculer dans la répression et la polarisation internes, la guerre en Syrie et le terrorisme.

Si je ne mesurais pas, en rejoignant Istanbul à l’été 2013, le basculement vers un régime de crise, vous étiez prêt à une mission difficile à votre arrivée à l’été 2014 : nous avions évoqué la dégradation de la situation intérieure et le passage par Istanbul de jeunes djihadistes français, même si mes prédictions étaient bien en deçà de ce que nous avons vécu. Vous recherchiez une affectation qui ait du sens, et vous étiez amoureux ­d’Istanbul. J’ai promis de vous demander beaucoup mais de vous ­soutenir autant.

C’est à titre posthume, sur vos terres gersoises, que je vous ai remis la décoration de chevalier dans l’ordre du Mérite, en présence de votre conjoint, auquel je vous avais uni dans mes fonctions d’officier d’état civil.

Toujours d’humeur efficace, vous aviez cette capacité à évacuer les angoisses par le rire et les coups de gueule. De ces accès légendaires, je me souviens d’un, la nuit du coup d’État. Mon adjoint avait eu l’idée d’abriter au salon Air France nos compatriotes en transit à l’aéroport, saisi par les putschistes. Très vite, il ne restait plus de vivres au salon. Naturellement les Français attendaient d’être nourris. Il restait le Burger King. L’un de nos compatriotes répondit d’un ton pincé « qu’il n’était pas venu en Turquie pour manger des hamburgers ». « Là, on a fait le job, je vais craquer », disiez-vous, vous qui ne craquiez jamais, et ne laissiez jamais une situation sans réponse.

D’autres ont rapporté des parcours de jeunes djihadistes ; les principaux concernés eux-mêmes se sont confiés dans nombre d’interviews. Le journaliste David Thomson a fait l’analyse lucide de ces ­« ­revenants » dans un livre1 qui commençait, nous nous en serions passés, par ­l’enregistrement d’une conversation entre un jeune de retour et un agent consulaire en Turquie. Des parcours de femmes ont suivi aussi, et c’est là une dimension essentielle2. Des œuvres de fiction ont évoqué l’activité des services consulaires en Turquie durant ces années, sans leur rendre justice. C’est ainsi. Comme disent nos collègues des services compétents, « ceux qui savent, savent ».

Je ne corrigerai donc pas ici les fausses représentations. Je témoignerai seulement de notre engagement, à la croisée de chemins du djihad, échelon avancé des émotions françaises.

Alors que nous accueillions ceux qui se présentaient spontanément ou ceux qui avaient été arrêtés, les faisions interpeller puis expulser, nous étions d’abord concentrés sur l’opérationnel. Mais nous étions aussi traversés par la sidération, la colère, l’angoisse, la peur car nous nous savions exposés, et souvent la haine, celle qu’on ressent comme celle qu’on inspire. En somme, un condensé de ce que la société française traversait. Le rire en plus, parce que c’était vous.

Il y avait d’abord la sidération, envers la réalité d’une radicalisation que nous observions sans pouvoir l’accepter : presque chaque jour, des jeunes qui pour beaucoup n’avaient jamais voyagé, atterrissaient à Istanbul, d’où ils parvenaient à rejoindre à la frontière syrienne d’autres Français contactés sur les réseaux sociaux. Je me souviens de notre stupéfaction à l’arrivée au consulat de deux jeunes Toulousains de 14 ans, fin janvier 2014, la veille de l’arrivée du président de la République pour une visite d’État. J’ai d’ailleurs retrouvé ensuite le père de l’un d’eux, engagé dans une association contre la radicalisation, tandis que le camarade de son fils était reparti en Syrie.

Notre sidération se prêtait à une oscillation entre déni et panique, observée ensuite tout au long de ma mission sur la radicalisation. D’un côté, le déni des mécanismes d’embrigadement et de leurs conséquences pour notre sécurité. Ce déni amenait des experts autoproclamés à assurer à la télévision que cette hijra en Syrie ne portait aucun risque de « djihad armé » envers nous. Certains comparaient même ces jeunes aux Brigades internationales. Nous avions de l’autre côté des accès de panique face à des départs vécus à Trappes ou à Lunel, comme une épidémie. Même après les attentats, des groupes d’amis, des familles entières, arrivaient vers les deux aéroports d’Istanbul par des vols low cost. Nous avions eu la prescience de la catastrophe à partir de mai 2014, après le premier attentat commis par un revenant de Syrie – qui avait été le geôlier en Syrie des otages français Édouard Elias, Didier François, Nicolas Hénin et Pierre Torres, dont nous avions suivi de près la situation. En cela, nous n’apprenions rien à nos collègues des services de sécurité. Le phénomène de radicalisation avait pris une telle ampleur qu’il nous exposait à ce qui n’a pu être empêché, malgré le travail de renseignement exceptionnel qu’on ne saura jamais, car ses victoires sont silencieuses.

Vos colères étaient celles de nos concitoyens. Contre l’État de droit, quand il devient synonyme de lenteur à limiter la liberté d’aller et venir de jeunes mineurs dont le passeport valait autorisation de sortie du territoire. Au moins, disiez-vous, que la police aux frontières interroge ceux qui ont un aller simple. Je me souviens de votre satisfaction quand j’ai pu témoigner avoir été interceptée avec mes trois enfants au départ de Paris, en me rendant à Istanbul sans vol retour, par un policier zélé qui voulait vérifier même mon passeport diplomatique. Surtout, le ministre de ­l’Intérieur avait lancé ce qui vous paraissait évident, mais qui ne pouvait être décrété sans contrôle ni préparation : des interdictions et oppositions à la sortie du territoire qui ont progressivement produit leurs effets.

Vous étiez fâché contre l’Éducation nationale. On s’apercevait souvent par les parents ou par les jeunes eux-mêmes qu’elle n’avait pas signalé l’absentéisme des jeunes, ou des signes de radicalisation a posteriori évidents. Les dispositifs de signalement dans les établissements scolaires s’installaient. J’ai pu apprécier dans mes fonctions suivantes la culture de vigilance et de responsabilité qui prévaut désormais. Nous étions interpellés alors par des familles qui retournaient contre l’État leur douleur et leur sentiment de culpabilité. Certaines, pas toutes, surtout des familles de convertis, nous reprochaient « d’avoir laissé partir leurs enfants », « de ne pas les retrouver alors qu’on sait qu’il/elle a pris un avion hier pour Istanbul », puis « de ne pas aller les chercher ». Vous consacriez le temps nécessaire aux parents critiques comme aux autres, tous désemparés et en souffrance. Vous expliquiez qu’on faisait de notre mieux : la Turquie était un pays souverain ; on ne pouvait y faire interpeller sur un coup de sifflet un jeune Français dans la mégalopole stambouliote ; non, il ne fallait pas se rendre en Syrie, a fortiori avec des journalistes filmant le passage de la frontière – ça ne pouvait que compliquer les choses.

Nous avions de la colère envers les jeunes eux-mêmes. Une colère d’impuissance et d’incompréhension, particulièrement envers les jeunes femmes, tant leur démarche paraissait incompréhensible : pourquoi partir et devenir des ventres au service d’un État islamique méprisant de leurs droits ? Comme moi, comme tous, vous témoigniez d’un biais de genre : ces jeunes femmes ne pouvaient être les actrices de leur djihad ; elles étaient forcément sujettes à l’emprise de leur conjoint. Cette dimension de genre de la radicalisation, bien documentée depuis, en est bien sûr un aspect essentiel puisque plus de 30 % des revenants de zone syro-­iraquienne sont des femmes. Le développement d’une prise en charge spécifique des femmes reste un défi dans le travail de prévention et de désengagement en prison. Un jour, se sont croisées sans se rencontrer dans la salle d’attente de votre service une journaliste syrienne, menacée de mort pour avoir filmé Raqqah sous le joug de Daech pour France 24 et mise en sécurité à Istanbul par la chaîne3, et une jeune djihadiste française interceptée à la frontière, qui venait de nous expliquer qu’elle était partie au lendemain de la manifestation du 11 janvier 2015 pour « vivre librement son islam dans la Daoula ». Nous avons délivré un visa pour l’asile à l’une, et avons renvoyé l’autre vers la France pour la faire interpeller. Vous auriez voulu qu’elles se parlent, que la journaliste explique la réalité de la vie d’une femme sous Daech. Vous n’aurez pas vu le témoignage de la jeune Syrienne, issu du film de Marion Stalens Revenantes, qui bien plus tard a touché tant de jeunes filles4.

Nous vivions dans l’angoisse après les attentats, en France et en Turquie, face aux menaces qui se multipliaient sur les emprises françaises, les gardes du corps, la fermeture temporaire de l’école, les blindés légers devant le consulat et le Palais de France. Avec le détachement de sécurité et les services, vous avez été admirable d’efficacité : informer et rassurer la communauté française, organiser les mesures de précaution et de protection, et monter les cellules de crise. D’autres postes ­diplomatiques vivent aujourd’hui d’autres situations. D’autres Vincent assurent leur mission avec dévouement et courage.

Je voudrais m’arrêter sur la haine. Ni vous ni moi n’étions préparés à l’éprouver, encore moins à en inspirer. C’est sans doute ce que nous avons partagé de plus intime et douloureux. Nous gardions avec nous le texte d’Antoine Leiris Vous n’aurez pas ma haine5, mais vivions chaque attentat de Daech à l’unisson de la société française, traversés par des sentiments violents.

Vous étiez revenu particulièrement éprouvé après un périple aux côtés d’une jeune femme expulsée vers la France à partir de la frontière syro-turque où elle avait été retenue, avec son bébé mort pendant le voyage vers Istanbul. Son enfant avait une malformation qui n’avait pas été traitée en Syrie. Vous aviez dû la prendre en charge, procéder à l’inhumation de cet enfant présumé français dans un cimetière éloigné, accompagné de policiers ignorants d’Istanbul, avant de rejoindre l’aéroport, où la jeune femme devait faire l’objet d’une expulsion sécurisée. Cette jeune femme vous a haï pour la mort de son bébé. Vous alliez être père, et la victoire de l’arrivée prochaine de votre enfant vous pesait tout à coup.

Je voudrais m’arrêter sur la haine. Ni vous ni moi n’étions préparés à l’éprouver, encore moins à en inspirer.

Vous et moi inspirions la haine non seulement pour ce que nous faisions mais aussi pour ce que nous étions. Longue discussion un soir, sous les lambris du Palais de France pour une soirée de Saint-Valentin je crois, alors que vous reveniez d’un entretien au cours duquel un jeune homme avait demandé « s’il y a des hommes normaux dans les bureaux ici ». Il avait tranquillement refusé de vous regarder durant l’entretien, parce que ce que vous êtes, c’est « haram ». Vous étiez gay, j’étais une femme, j’ai reconnu en vous entendant ce que j’avais suscité moi aussi dans le regard de beaucoup. L’un et l’autre progressistes et républicains, nous avons communié ce soir-là dans un sentiment de lourde défaite, pris entre la haine que nous inspirions, et celle que nous ressentions.

Enfin, votre rire, qui résonne comme votre signature pour tous ceux qui vous ont connu. Votre rire nerveux en découvrant son ours en peluche dans les affaires d’un jeune arrêté dont nous avions le pedigree et les photos avec sa kalachnikov sur Facebook. Votre rire aux éclats quand on avait identifié par ses échanges téléphoniques pour passer la frontière turque et faire des implants un jeune surnommé ensuite « le capillaire ». Et surtout vos commentaires ironiques de chef du service des Français sur tout ce qu’avaient de caricaturalement français justement ces jeunes pourtant partis « émigrer » et rejoindre un groupe ennemi de la France. Après avoir entendu plusieurs fois : « Là-bas, la bouffe est dégueulasse et ­personne ne parle français », vous aviez conclu que ces jeunes étaient « comme tous les Français de l’étranger ; on les interroge sur leur pays de résidence, ils vous répondent sur la nourriture et découvrent qu’à l’étranger on parle une langue étrangère ». Vous aviez prédit qu’on nous plaiderait la nécessité d’une « école française » là-bas, le réflexe des Français à l’étranger dès qu’ils forment une masse critique. Ça n’a pas manqué. Dans ces circonstances comme durant les nuits de veille après les attentats et le coup d’État, votre humour était notre corde de rappel, « la supériorité de l’humain face à ce qui lui arrive », comme disait Romain Gary.

Un officier général m’avait affirmé, lapidaire, à mes débuts dans les affaires stratégiques : « Vous verrez, nous, militaires, sommes confrontés à deux questions : Pour quoi meurt-on ? Pour quoi tue-t-on ? » Et là, nous nous trouvions incrédules face à ces soldats inattendus, dont la plupart affirmaient être partis « faire de l’humanitaire », certains concédant « de l’humanitaire armé ». Ces entretiens nous laissaient l’impression de jeunes plus déçus de l’expérience djihadiste que « déradicalisés ». Vous aviez vous-même l’intuition qu’il fallait agir très en amont, identifier les signes et suivre ces jeunes sur les plans social et sécuritaire le plus tôt possible. Combien de fois nous sommes-nous demandé en débriefant un entretien quels avaient été les tournants de tel ou tel parcours, et comment ils auraient pu être évités. Mais nous pressentions aussi que le plus difficile serait ce qui a été fantasmé et baptisé « déradicalisation ». On parle aujourd’hui de « désengagement ». Non un retour au statu quo ante, mais une difficile mise à distance de la violence, par une prise en charge psychiatrique ou psychologique, souvent aussi par une médiation religieuse qui instille le doute. Petit à petit, se retissent un projet de vie, une réaffiliation familiale, puis professionnelle et citoyenne.

Cher Vincent, vous aviez accueilli avec scepticisme l’annonce de mes nouvelles fonctions, à la direction du service interministériel chargé de la prévention de la radicalisation et de la délinquance. J’étais à peine arrivée que vous me remémoriez que l’auteur d’une tentative d’attentat une fois en France avait été signalé à nos services consulaires pour un simple accident de voiture dans une petite ville éloignée. Il avait éveillé votre vigilance, parce que le rapport du commissariat faisait apparaître un chargement de couches plein la voiture. Cela avait rejoint le récit de beaucoup de jeunes parents djihadistes que vous aviez reçus. Ils avaient expliqué avoir eu pour consigne de prendre des couches avec eux au « départ vers la hijra », le temps pour ces petits Français habitués au confort occidental de s’habituer aux conditions de vie locales. Vous vous demandiez comment ce pied nickelé était devenu un tueur, et si Daech parvenait à transformer ces pieds nickelés en tueurs, alors comment nous en sortirions-nous…

Là où la « déradicalisation » avait suscité des attentes irréalistes, la réorientation de l’action publique autour de la prévention et du désengagement, avec une mobilisation accrue de l’interministériel, des élus et de la société civile, a porté ses fruits.

Pendant ces années au CIPDR, je me suis sentie dépositaire de nos échanges à Istanbul. La sidération de la société française face à ces jeunes qui se retournaient contre leur pays. La fixation sur les ressorts de la radicalisation, pour identifier la bonne réponse, c’était nous aussi à l’époque, tandis que notre dramaturgie nationale mettait en scène le débat entre « radicalisation de l’islam » et « islamisation de la radicalisation ». Nos sentiments vifs et contradictoires dont je témoigne ont saisi notre société plus que toute autre. J’avais compris qu’il n’y avait pas de « mono-causalité » (économique et sociale/religieuse/psycho­logique/sectaire/post­coloniale), et donc pas de logiciel unique de « reprogrammation » à appliquer. La conviction de l’urgence à prévenir mais de l’absence de baguette magique m’aura au moins préparée aux multiples débats qui ont émaillé ma mission.

Donc nous n’avons pas trouvé, cher Vincent, la formule de la « dé­­radicalisation », cela vous vous en doutiez. Nul, ni en France ni ailleurs, ne peut s’en prévaloir. Mais une nouvelle politique a été mise en place, que j’ai été honorée de servir. Je resterai reconnaissante à ceux qui m’ont fait confiance comme à ceux qui se sont engagés sur le terrain6, dont les bonnes pratiques ont été souvent masquées par les polémiques. Le plan interministériel « Prévenir pour protéger » (février 2018) a remis à plat notre dispositif. Là où la « déradicalisation » avait suscité des attentes irréalistes, la réorientation de l’action publique autour de la prévention et du désengagement, avec une mobilisation accrue de l’interministériel, des élus et de la société civile, a porté ses fruits : le travail patient conduit autour des cellules préfectorales de prévention et d’accompagnement des familles en lien avec les acteurs sociaux et de la sécurité, et ceux de la société civile, a été salué.

La menace reste élevée, et notre société vulnérable. Dans cette « bataille de l’après », cher Vincent, vous seriez fier de la mobilisation de nos services de renseignement, et de tous ces élus, préfets, fonctionnaires de terrain, ces éducateurs, psychologues, médiateurs, religieux qui, après avoir vu leurs pratiques secouées par la radicalisation, savent aujourd’hui l’affronter, à l’école, dans les centres sociaux, en prison. Vous suivriez ces internautes et artistes investis dans un récit républicain de déconstruction des matrices de haine et de leur force noire.

Vous seriez rassuré de voir les premières sorties de radicalisation d’un certain nombre de ceux que nous avons suivis. Vous seriez conscient des risques des retours de zone, comme du maintien de Français, y compris femmes et enfants, dans les camps pour djihadistes en Syrie. Sur cette question sensible des retours, vous seriez agacé par les donneurs de leçons de tous bords, parfois les mêmes qu’au moment des départs. Vous sauriez que nos autorités mènent la politique du possible. Vous seriez saisi par l’urgence à sans cesse adapter la réponse publique dans une course de vitesse avec les mutations du processus de radicalisation.

Nos ennemis aujourd’hui ne poussent plus au départ sur zone syro-­iraquienne, mais à l’exploitation des failles individuelles et collectives de notre société. Parmi ces failles, la polarisation entre populismes ­islamiste et d’extrême droite, surreprésentés sur les réseaux sociaux et qui se rejoignent dans la conviction que les musulmans sont des citoyens à part. L’attentat de Christchurch a tragiquement mis en lumière les effets d’imitation entre eux. La radicalité d’extrême droite, elle-même nourrie du sentiment d’une confrontation inéluctable avec l’islam renvoie les jeunes de culture ou de foi musulmane vers la « communauté des frères », qui prospère sur la faillite de la fraternité républicaine : réalité des discriminations, inégalités des chances, affaiblissement du combat antiraciste universaliste. Se forme une contre-société « séparatiste », envers laquelle le président de la République mobilise aujourd’hui. À partir de la critique de l’« islamophobie », cette contre-société prône l’absolutisme de la norme religieuse, et nourrit l’extrémisme. Au bout du compte, cette polarisation alimente la crise de la démocratie, et fait le jeu de Daech : elle fragmente notre cohésion sociale.

Chère Victoria,

Je voudrais que ces lignes portent témoignage de votre père et de la manière dont l’expérience de la radicalisation a bouleversé notre conscience citoyenne, la sienne, la mienne, celle de notre société. Vous avez l’âge de certains de ces enfants nés sur zone, dont votre père et moi avions organisé le rapatriement. Vous grandissez dans un pays secoué envers lequel, comme votre père, les Français pestent souvent.

Un pays qui malgré tout a tenu, une société aux fractures inquiétantes, mais qui ne s’est pas déchirée, qui a su échapper à la vague de démagogues populistes, et dont les accès de confiance laissent espérer le meilleur. Un pays qui traverse, avec l’épidémie de Covid, une nouvelle épreuve cette année. Toujours défiant envers la réalité, souvent tenté de croire aux miracles, mais dont on voudrait tellement qu’il croie en lui-même dans le « monde d’après ».

  • 1.David Thomson, Les Revenants, Paris, Seuil, 2016.
  • 2.Voir Édith Bouvier et Céline Martelet, Un parfum de djihad. Qui sont ces Françaises qui ont rejoint une organisation terroriste ?, Paris, Plon, 2018.
  • 3.Voir Haya, la rebelle de Raqqa, un film de Claire Billet (2015).
  • 4.Voir la page du groupe de sœurs fi Dine sur Facebook.
  • 5.Antoine Leiris, Vous n’aurez pas ma haine, Paris, Fayard, 2016.
  • 6.Voir l’entretien avec Muriel Domenach, « Radicalisation : “Le double mouvement de déni et de panique est préoccupant”, pour la secrétaire générale du Comité de prévention », Le Monde, 18 juillet 2019.

Muriel Domenach

Ancienne élève de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA), Muriel Domenach a occupé le poste de consule générale à Istanbul de 2013 à 2016. Elle est aujourd'hui ambassadrice de la France auprès de l'OTAN.

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