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ReportageÉconomie

Robots, scans, et novlangue : j’ai travaillé un mois dans un entrepôt Amazon

Dans l’immense plateforme logistique de Senlis, dans l’Oise, les travailleurs ne sont pas nommés salariés, mais « associés ». Récit d’une immersion d’un mois dans une usine où les humains fonctionnent comme des robots. Le slogan d’Amazon : « Make History », faites l’histoire.

  • Senlis (Oise), reportage

Le tapis convoyeur se faufile dans l’immense salle. Elle mesure 310 mètres par 160, et fait dix mètres de haut. Le tapis se ramifie et se découple en mille bras qui vont et viennent dans un bruit assourdissant, desservant toutes les stations d’activité, depuis le sort jusqu’au problem solve, en passant par l’atac et le debord, sans oublier l’inbound dock et l’outbound dock.

La pieuvre motorisée, transportant des caisses et des caisses en carton ou alors des totes — des bacs — en plastique noir, irrigue la novlangue qui imprègne la moindre action à « CDG7 », l’entrepôt logistique d’Amazon flambant neuf situé à Senlis, dans l’Oise. La plateforme logistique, ouverte en octobre 2020, s’étend sur 50.000 m2. Sur les tapis circulent des milliers de caisses majoritairement estampillées made in China. Soit dix mille kilomètres de voyage pour alimenter le peak du Black Friday et de Noël.

Je suis travailleuse chez Amazon, à CDG7, à Senlis, le 28e site logistique du groupe en France. J’ai été embauchée comme agent de nettoyage, et me voici pour quatre semaines dans ce temple de la consommation. Sur le floor — comme se nomme l’usine ici —, je suis une intérimaire sous-traitante de sous-traitant. L’avantage est qu’aucun boss ne me prête attention. Hors-jeu, avec ma mission solitaire, je parle aux collègues de l’entrepôt, lors des rares moments où l’on peut se retrouver, et j’écoute et observe. Car je suis aussi journaliste et voici mon témoignage.

Comme tous les matins, je me rends à mon travail. Entre 4 h 45 et 5 h 45, trois vagues successives de voitures particulières se déversent dans le parking géant plongé dans la nuit. Ce sont les trois parties des équipes du matin, dont les entrées – 5 h 05, 5 h 35 et 6 h 05 – ont été échelonnées en raison du Covid. Elles seront remplacées, entre 11 h 45 et 13 h 45, par les deux ou trois vagues des travailleurs de l’après-midi. Le tout voiture domine chez ces ouvriers qui viennent de villes et de villages dispersés, les uns depuis l’Oise, les autres depuis la région parisienne. Quasiment personne n’habite Senlis même, une ville plutôt cossue, entre immeubles classés et pavillons. En un mois de travail chez Amazon Senlis, je n’ai vu en tout et pour tout que sept courageux cyclistes, au milieu du flot de voitures et de camions, défiant le nœud autoroutier et le croisement de routes et de ponts sans accotement ni bas-côté qui entoure CDG7.

La machine impératrice de CDG7 ? Un tapis convoyeur dont les dix kilomètres de long font l’orgueil d’Amazon

Un par un le plus souvent, les ouvriers approchent de l’entrée où un labyrinthe de murs a été construit par la direction grâce aux totes, ces caisses noires en plastique qui règnent à l’intérieur du bâtiment, afin de réguler le flot et mettre en place la distance dite « sociale ».

Au bout de quelques jours, je commence à comprendre CDG7 et ce qu’y font les travailleurs. L’image de fourmilière mécanisée incompréhensible imprimée en moi au début de ma mission est remplacée par le diagramme d’un ordre parfait où tout à été pensé et où chacun occupe une place déterminée, au service des marchandises et de la consommation de masse.

Tout commence par le flanc nord du floor, là où se trouvent les quais de déchargement des camions. Ils dégueulent des palettes et des palettes de marchandises, récupérées dans des entrepôts intermédiaires ou directement dans des ports réceptionnant des produits majoritairement chinois.

Les totes, des caisses noires en plastique, sont omniprésentes.

Des caristes – il faut dire PT Drivers — déchargent les camions en flot continu sur une zone d’attente. Là, des équipes spécialisés « injectent », c’est-à-dire qu’elles démontent les palettes, enlèvent les caisses une par une, parfois article par article, et scannent ces derniers. Si tout est en règle, elles les déposent sur le PID, le nom de la machine impératrice de CDG7, un tapis convoyeur dont les dix kilomètres de long font l’orgueil d’Amazon.

Le tapis a un cerveau, un système informatisé central. Lorsque tout va bien, la caisse déchargée passe très peu de temps à Senlis. Par exemple, cette caisse de bols en plastique — des soupes Miso Ramen bio lyophilisées venues du Japon — va parcourir tout CDG7 sur le tapis roulant et sera scannée à chaque bifurcation. Le cerveau comprend ainsi que cette caisse doit arriver vers tel quai de départ, où par exemple est affichée une destination telle que MRS1 (Montélimar) ou BCN2 (Barcelone). Il la conduira par les bonnes bifurcations vers la ligne de palletizing outbound dock où elle sera palettisée avec d’autres caisses contenant des produits variés – sextoys, livres d’aventures, ordinateurs portables, jouets pour enfants… Ces derniers seront ainsi réunis en fonction de leur lieu de livraison suivant, à savoir un entrepôt de distribution en France ou en Europe.

Des haut-parleurs permettent de communiquer dans l’usine.

Il arrive qu’un problème surgisse. Ou alors qu’un ordre apparaisse sur l’écran de l’ouvrier. Par exemple, « ces articles ont besoin de prep ». L’armada de travailleurs doit alors défaire les cartons, placer les articles problématiques dans des bacs (pardon, des « totes »), les charger dans des U-boat ou des Bananas, des chariots spécialisés. Un ouvrier dénommé Water spider, amène ce butin vers les ouvriers du « prep ». Là, tel article a besoin d’être enveloppé dans du papier bulles, tel autre mis dans une enveloppe en papier craft ou dans un sac en plastique, et ainsi de suite, avant qu’ils soient scannés de nouveau et « réinjectés » sur le tapis.

Ce type d’incidents fait souvent paniquer les ouvriers les plus jeunes. Car un problème, cela veut dire qu’une caisse ou un chargement ne va pas transiter rapidement. Le coup de scan ne marche pas, cela signifie un refus du Cerveau. Il risque alors de faire revenir la caisse vers le point du dernier scan, à savoir l’ouvrier en question. Parfois, c’est l’ouvrier lui-même qui se rend compte d’un hic et doit alors appeler un leader. Commencent les choses sérieuses : l’humain et le matériel entre ses mains entrent en conflit avec ce que dit le Cerveau sur l’écran.

Covid oblige, l’entreprise s’est adaptée.

En cas de souci, les problems solvers interviennent

Le souci peut provenir de ce que « la métrique » — c’est-à-dire le poids, les dimensions ou le nombre des articles « physiquement » présents — ne coïncide pas avec la description informatique. Parfois, c’est parce que ce n’est pas le bon article. Par exemple, à la place de mini-chevalets pour peintres amateurs, des panneaux « interdit de stationner ». Ou, comble de l’horreur, un HazMat (hazardous material, produit dangereux) qui n’a rien à faire là. Alors, interviennent les problems solvers. Car, si rien n’est fait, les « articles » tant attendus par le client vont « prendre de l’aging » (stagner) ou alors se retrouver en « i.o.l. » (localisation inconnue, personne ne sait alors où doit aller l’objet, qui finit par se perdre dans le floor), la bête noire de tout bon associate de Amazon.

Associate : ici, les travailleurs ne sont pas des ouvriers ou des salariés, mais des « associés », comme dans un cabinet d’avocats. L’associé d’Amazon, une fois sa vacation démarrée, est une sorte de prisonnier du floor. Il n’a droit qu’à une seule pause dans sa vacation de sept heures et demie. À peine trente minutes de repos, dont une bonne partie du temps est rongée par les files d’attente interminables à l’entrée de la cantine et devant chaque machine à café. Le plus souvent solitaires pendant leur journée de travail dans une cage en plexiglas spécial Covid, certains s’aventurent à prendre un plat de la cantine. La plupart boivent simplement un café ou un thé avec un petit gâteau sous cellophane. Essayer de prendre une pause – pour fumer une cigarette, aller aux toilettes, ou simplement prendre l’air — en dehors de cette demi-heure est considéré comme une déloyauté.

Les U-boat sont des chariots spécialisés.

Les problem solvers constituent une brigade spécialisée qui se déplace au point de la chaîne où apparaît le problème. Ils trouvent une solution dans une bataille acharnée contre les ordinateurs portables qu’ils traînent avec eux. Montés dans des chariots légers appelés cows, ils affichent des tableaux incompréhensibles pour le béotien. Si les ouvriers des lignes de travail prep ou inject sont usés par le côté répétitif de leur tâche, si les caristes et manutentionnaires des docks sont, au contraire, fatigués par l’effort physique, les problem solvers, eux, sont rongés par les doutes des décisions à prendre : un reject de trop, ou trop de marchandises aiguillées vers la mauvaise destination, et c’est la sanction assurée.

Voici qu’un groupe de cadres et d’agents de maîtrise affairés circule à toute vitesse dans une allée entre les sort lines (lignes de tri) et celles du prep (lignes de préparation de colis). Vite, ils ont à faire. La plateforme logistique a ouvert fin septembre. En cette deuxième semaine d’octobre, elle est à peine opérationnelle, n’atteignant que 8 % de ses capacités. Or l’opération commerciale Black Friday et Noël approchent. Une voix forte — un grand barbu chauve, qui semble avoir autorité sur le groupe — se fait entendre :

Il va falloir se mettre les piles, les gars ! Il faut injecter et charger. On nous demande de prépositionner sur les autres plateformes pour le peak qui arrive. »

Peut-être s’agit-il d’un dirigeant d’Amazon France. Mouloud [1], un manutentionnaire rigolo du palletezing, me l’avait expliqué pendant qu’il pallétisait un chargement près des quais de sortie : « On les reconnaît et on les différencie du petit peuple de l’usine par les couleurs des gilets. Bleue et jaune pour les boss, orange pour nous.... Mais fais gaffe ! Impossible de reconnaître le vrai patron lorsqu’il se promène : il portera incognito un gilet bleu et jaune quelconque. Et s’il te chope sur un truc et donne l’ordre de te sanctionner, tu l’as dans l’os et tu n’auras rien vu venir... »

Les travailleurs sont isolés dans des cubes en plexiglas à la cantine, Covid oblige. Certains se parlent à travers les plexiglas.

« On pensait qu’en venant à CDG7 Senlis on venait à Paris. C’était la motivation de tout le monde. »

« Ce centre est une copie exacte de celui de Cologne, en Allemagne. Alors ramener des Polonais oui ; mais des Espagnols, qu’est-ce qu’ils foutent les Espagnols ici ? », demande l’un des cadres. « Justement », réplique l’autre. « Ils ramènent d’autres méthodes, puis ils ont une bonne culture du taf, tu vois ce que je veux dire ? » Car, surprise de cette troisième semaine de boulot, au milieu du conveyor — la liane de tapis-roulants —, il y a des Polonais et des Espagnols qui ne parlent pas français. Il y a notamment un jeune qui a une gueule d’Amérindien, petit, trapu, épaules et bras de boxeur. Il parle espagnol, et traîne souvent avec une grande aux hanches généreuses et aux cheveux noirs et avec un petit qui ressemble beaucoup à un acteur de la série « La Casa de Papel ».

On entame la conversation, dans un globish prolo, un mélange d’anglais, de quatre mots de français et de sept d’espagnol, beaucoup de gestes et d’aide de google translate. « On vient de Amazon BCN2, à Barcelone. On est à l’Hôtel Best Western, là sur le parking. Bon, certains Polonais sont de l’autre côté de l’autoroute, à l’Ibis ou au Campanile. C’est chiant : on pensait qu’en venant à CDG7 Senlis, on venait à Paris. C’était la motivation de tout le monde. Et bim, on nous a parqués dans des hôtels près du site entre l’autoroute et les champs, loin de tout. » J’ai appris par la suite qu’ils sont tous payés au salaire de leur pays d’origine, inférieur aux salaires français, avec une petite prime hebdomadaire. Quant à l’hôtel, ils n’en savourent guère les quatre étoiles : leur menu n’y est pas le même que celui des dirigeants, et leur accès à la piscine, sauna et jacuzzi est limité. Les bières après le boulot, au bar — le seul accessible — dévorent la mince prime hebdomadaire.

« Frugalité. »

« On nous a dit que l’on venait former les nouveaux salariés français. Ce n’est pas vrai : il n’y a quasiment personne à former. On bosse », dit celui qui ressemble à un acteur de La Casa de Papel. En octobre, l’entrepôt comptait quarante « détachés européens » sur un effectif total qui n’a pas dépassé les 200 salariés en CDI. Certains font les chefs et jouent les durs avec les nouveaux embauchés en période d’essai, majoritairement picards, comme Mouloud, le palletiseur qui vit depuis trois générations dans cette région de culture ouvrière et paysanne.

« Vous, les Espagnols et les Polonais, vous êtes morts de faim. Combien tu gagnes, clochard ? »

Dans le bar de l’un des hôtels, les langues se délient. Un des agents de maîtrise espagnols (appelés leads chez Amazon), petit chef tout fier, se lâche : « Ils font les feignants, les Français. Regarde demain, ils foutront rien ! Moi et mes gars on a abattu en une journée plus de palettes que les Français en une semaine. » Le mauvais feeling s’installe. « On a eu des regards de travers, des remarques du style : "Vous les Espagnols et les Polonais, vous êtes morts de faim." "Combien tu gagnes, clochard ?" "C’est pour cela que tu es venu bosser comme un malade ?"  », argumente-t-il.

Le lendemain, je vois un lead polonais foncer ordinateur en main vers un groupe d’ouvriers dans le secteur sort/problem solve. Dans un anglais à peine compréhensible, il les agresse, ça se voit. Parmi les jeunes ouvrières, qui baissent le regard, se trouve un ouvrier chauve, la cinquantaine. On devine qu’il a de la bouteille. Manutentionnaire depuis longtemps. Il exige un traducteur : « Il ne parle pas français, celui-là [le chef] ! Qu’il dégage, ou je vais lui envoyer les Gilets jaunes tu vas voir ! », dit-il haut et fort en s’interposant physiquement entre les ouvrières et le jeune cadre polonais.

Lorsque les détachés européens sont retournés à leur centre d’origine, la firme leur a offert un sac à dos avec des babioles fabriquées par l’entreprise.

Visiblement, la direction d’Amazon Senlis n’a pas bien bossé pour ce qui concerne les relations interculturelles entre travailleurs. À moins qu’elle ne mette intentionnellement les nationalités en concurrence. Concurrence, d’ailleurs, sur des postes où se déploient machines robotiques qui elles-mêmes concurrencent déjà les humains à CDG7 Senlis sur le palletizing et le sort.

En entrant et en sortant du floor, au début et à la fin du 3x8 de l’usine, lorsque sonnent les sirènes, les associates pointent et passent le hall et les grilles giratoires bleues sous un énorme slogan. Le slogan préféré de Jeff Bezos : « Work Hard, Have Fun, Make History ». « Travaille dur, prends du plaisir, fais l’Histoire »

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