Du crime de blasphème à la liberté d’expression

Après les attentats contre Charlie Hebdo et tout récemment l’assassinat de Samuel Paty, professeur qui enseignait la liberté d’expression, il est utile de rappeler d’anciennes batailles, parfois complexes et oubliées, qui ont conduit le droit à se défaire des notions de blasphème et de sacrilège.

Sous l’Ancien Régime, la censure royale et religieuse ne s’exerce pas que sur les imprimés. L’esprit des Lumières se heurte aux châtiments cruels qu’on inflige à ceux qui refusent de faire allégeance aux dogmes de l’Église. Le chevalier de La Barre, exécuté en 1766 pour ne pas avoir ôté son chapeau au passage d’une procession, deviendra, au XIXe siècle, le symbole même du libre-penseur.

La Révolution inaugure en France le temps démocratique de la liberté d’expression avec l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions […] pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » L’article suivant stipule que « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement » et ce droit est même défini comme « un des […] plus précieux ». La Restauration ne s’y trompera pas en recriminalisant le « sacrilège ». En 1825, dans le but de rechristianiser la France, Charles X promulgue une loi qui punit de mort le « profanateur des vases sacrés » dans une église. Appliquée une seule fois, elle fut supprimée par la révolution libérale de 1830.

Le débat autour de la protection du sacré est souvent proche de la question de l’atteinte aux bonnes mœurs. En 1857, sous le Second Empire, s’ouvre le procès du Madame Bovary de Flaubert. Dans son réquisitoire, le procureur n’a pas de mots assez durs contre l’obscénité d’un roman où l’héroïne se suicide avant que le crime d’adultère ne soit puni. L’acquittement final de l’écrivain montre toutefois que même les élites impériales les plus conservatrices ont dû concéder que l’espace de la fiction n’a pas à être juste ni moral.

La loi de 1881 met fin à tout régime de contrôle préalable des paroles et des imprimés dans l’espace public tout en réprimant l’appel à la haine et la diffamation. Avec la loi de 1901 sur la liberté d’association et celle de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, elle définit jusqu’à nos jours les grands principes républicains. Elle régit la liberté d’expression et s’enrichit d’une jurisprudence complexe, variée et nuancée. Cela n’empêche pas les ligues de vertu de différentes obédiences de tenter de contourner son esprit libéral. De La Religieuse de Jacques Rivette à Golgota Picnic en passant par La Dernière Tentation du Christ, les recours juridiques de ces dernières cherchent à prouver que ce sont les personnes qui sont offensées et pas seulement les dogmes.

Aujourd’hui la question de la « liberté d’expression » se mondialise. Malgré la proportion grandissante de non-croyants sur Terre, des religieux qui craignent de devenir minoritaires tendent à vouloir garder le monopole sur l’évocation des thématiques sacrées. Soixante-dix pays répriment toujours le blasphème, d’où l’appel solennel lancé par Témoignage chrétien en janvier 2019 pour que la France prenne la tête d’un mouvement pour sa dépénalisation universelle.

Anthony Favier

Photo : © François Girbaud

Dans cette photographie pastichant La Cène de Léonard de Vinci diffusée par la marque de vêtement Marithé + François Girbaud, Jésus et ses apôtres sont, à une exception près, devenus des femmes apprêtées à la dernière mode. La Cour de cassation déboute en novembre 2006 l’association plaignante, Croyances et libertés, émanation de la Conférence des évêques de France : une photographie de mode ne saurait constituer une injure à caractère religieux.