« Les Tontons Flingueurs » façon puzzle : les secrets de tournage d’un pilier du 7e Art

« Les Tontons flingueurs » sont à l’honneur du n°22 de la revue « Temps Noir », qui leur consacre un volumineux dossier, photos inédites à l’appui.

« Les Tontons flingueurs » sont à l’honneur du n°22 de la revue « Temps Noir », qui leur consacre un volumineux dossier, photos inédites à l’appui. EDITIONS JOSEPH K.

Archives  Dans un superbe numéro de « Temps Noir », « la revue des littératures policières », Franck Lhomeau raconte par le menu comment Lautner et Audiard ont accouché de leur chef-d’oeuvre. Extraits.

Dans le genre, on ne fait pas mieux. Voici « Les Tontons Flingueurs », version anatomie comparée, corpus passé à la loupe, radiographie pointilleuse. Tout, dans ce superbe numéro de « Temps Noir », « la revue des littératures policières », est consacré au seul film régulièrement cité lors des dîners de copains, des banquets de mariage, des repas d’anciens combattants, des bouffes en famille, des déjeuners d’affaires, des agapes de francs-maçons, des casse-croûtes de chantier, des gueuletons de baptêmes, des festins d’inauguration, des soupers d’après-fêtes, des popotes de soldats, des ripailles de repris de justice et des repues de journalistes. Il y a toujours une truffe pour oser : « Vous avez beau dire. Y a pas seulement de la pomme, y a autre chose... Ça serait pas des fois de la betterave ? » et toujours quelqu’un pour répondre : « Si. Y en a aussi. » Bref, respect pour Georges Lautner et Michel Audiard. La culture populaire a fait des « Tontons flingueurs » une icône culturelle, une balise du 7e Art, un pilier de la pensée contemporaine (enfin... presque).

Pour les fans (dont nous sommes), le menu de ce n°22 de la revue est alléchant. D’abord, voici le récit, jour après jour, d’un tournage aventureux, avec un scénario tiré d’un roman d’Albert Simonin publié en Série Noire, « Grisbi or not grisbi ». Franck Lhomeau, impeccable archiviste, raconte en 100 pages (dont nous publions des extraits ci-dessous) la saga de Fernand Naudin (Lino Ventura), truand retraité à Montauban, contraint, par les dernières volontés de son pote Louis « le Mexicain », à reprendre les rênes d’une entreprise profitable mais un tantinet délictueuse.

Publicité

Suite du sommaire : Jean Montarnal traite des « Singularités des Tontons dans le paysage cinématographique de 1963 » ; Fabien Gris dépiaute les mystères de l’adaptation ; Catherine Rudent étudie « La musique des dialogues » ; Johann Chapoutot analyse les soubassements politiques du film ; Thomas Pillard reconstitue « La réception des Tontons » (Michel Mardore, dans « Les Lettres Françaises » qualifiait le film de « plaisant carton », alors que Jean de Baroncelli, dans « Le Monde », évoquait « une dégradation du comique »). Photos inédites à l’appui, citations généreuses (on n’oublie pas le féroce « Touche pas au grisbi, salope ! » de maître Folace Francis Blanche), scènes coupées, que du bonheur.

M’est avis que le dossier de « Temps Noir » devrait être une lecture imposée dans les écoles, dès la rentrée des classes. Allô, Jean-Michel Blanquer ? F.F.

Temps Noir n° 22, Editions Joseph K., 350 p., 19,50 euros.

Le carton d’invitation pour la première des « Tontons flingueurs », le 26 novembre 1963.

Le carton d’invitation pour la première des « Tontons flingueurs », le 26 novembre 1963. EDITIONS JOSEPH K.

EXTRAIT. On tourne !

Nous sommes le 8 avril 1963. Le tournage est prévu en 48 jours consécutifs maximum, Georges Lautner disposant d’un découpage technique de 303 pages dactylographiées qui compte 694 plans.

La cuisine

Bernard Blier et Jean Lefebvre arrivent pour la première fois sur le tournage le vendredi 26 avril 1963 (16e jour) pour la « scène de la cuisine » qui commence par le plan 432 : Francis Blanche tartine mélancoliquement des sandwiches tandis que la porte de la cuisine s’ouvre brutalement avec l’entrée de Fernand qui pose sur la table sa serviette pleine de liasses de billets de banque et lance peu après, à propos de Volfoni qu’il accuse du mitraillage du camion : « Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît » (plan 436). Les frères Volfoni arrivent ensuite à la villa où une jeune fille leur ouvre la porte et une autre leur propose du Scotch ou du jus de fruits, avant que Jean ne les conduise à la cuisine.

Publicité

Le samedi 27 avril, on filme les Volfoni remettant leurs flingues à Jean, tandis que Patricia entre un plateau à la main et invite tout le monde à danser avant de disparaître. Le dernier plan de la journée est consacré à Paul se retournant vers Fernand : « Au fond, maintenant, les diplomates prendraient plutôt le pas sur les hommes d’action. L’époque serait aux tables rondes et à la détente. Qu’est-ce que t’en penses ? »

On ne travaille pas le dimanche, mais le lundi à partir de midi on enchaîne avec la jeune fille (Anne Marescot) qui entre dans la cuisine en brandissant un seau à glace jusqu’à la fameuse réplique du notaire : « Touche pas au grisbi, salope ! » Puis on filme la petite équipe tartinant les sandwiches et entamant la bouteille de « vitriol », Fernand, Raoul et Maître Folace évoquant avec nostalgie leur passé commun. On a conservé et renouvelé en partie les accessoires : sandwiches, gros pâté, aromates, cornichons, œufs durs, salade, verres, cendriers, bouteilles vides, boîte à gâteaux, plateau de verres sales, serviette pleine de liasses de 100 francs, sans oublier la boîte de Cachou pour Raoul et la bouteille du fameux « vitriol » dont l’étiquette a été réalisée par Lautner avec trois cartes à jouer. Accessoires qui seront nécessaires le jour suivant pour prolonger les souvenirs des anciens, le notaire parlant longuement de Jo le Trembleur qui « avec cinquante kilos de patates et un sac de sciure de bois sortait vingt-cinq litres de trois étoiles à l’alambic… »

Le dernier plan de la cuisine est tourné ce jour-là : Jean, résigné et calme, attrape son verre, le contemple avec mélancolie : « Je serai pas étonné qu’on ferme » et le termine cul sec (492). En revanche, les séquences de la surboum qui s’intercalent dans cette longue scène de la cuisine seront filmées quelques jours plus tard : Antoine et Patricia parlant mariage (468 - 472) ; Raoul, ivre, tenant dans le salon des propos salaces à Patricia avant d’avoir affaire à Antoine (478 - 485). L’une des figurantes, Béatrice Delfe a consigné dans son journal intime sa participation à plusieurs jours de tournage consacrés à la surprise-party, dont celle du vendredi 3 mai : « Figuration avec les mêmes. On sympathise tous et l’on s’amuse bien… Il y avait Lino Ventura, Francis Blanche, Bernard Blier, Claude Rich, adorable avec nous qui lui posions des tas de questions, et la charmante petite vedette allemande, Sabine Sinjen, qui est très simple et sympathique. Si bien que l’ambiance du tournage est de plus en plus sympa. Seul ennui : on ne danse que le twist 30. »

L’affiche belge des « Tontons flingueurs ».

L’affiche belge des « Tontons flingueurs ». EDITIONS JOSEPH K.

La péniche

Mort carbonisé dans une DS devant l’église Saint-Germain de Charonne le samedi 11 mai 1963, l’acteur Horst Frank se rend la semaine suivante au studio d’Épinay où il retrouve, dans les décors d’une péniche, l’équipe des truands au grand complet. Contrairement à la séquence de l’église qui n’a demandé qu’une journée de tournage, celles des intérieurs de la péniche exigent presque une semaine de studio, durant laquelle on commence à midi pour terminer à 19 h 30, mais qui ne nécessite pas la présence de tous durant cette période.

Publicité

Pour le Conseil d’administration (232-279) qui se déroule chez les Volfoni, on reconstitue une salle de jeux: table à roulettes, râteaux de croupiers, boîtes de jetons. On veille aussi à la théière de Madame Mado, à son long fume-cigarette et ses bijoux, et on n’oublie pas l’énorme serviette de Maître Folace, ses dossiers et son plumier d’écolier. On avait songé à faire porter des lunettes métalliques à Fernand, des verres en demi-lune étant même préférables, mais Lino Ventura lit sans aide les dossiers qu’il a devant lui. Avantage à Mado (plan 259) : « Des explications, Monsieur Fernand, y’en a deux: récession et manque de main-d’œuvre! C’est pas que la clientèle boude, c’est qu’elle a l’esprit ailleurs. Le furtif, par exemple, a complètement disparu. »

Le jeudi 16 mai, toujours dans la péniche où se poursuit le tournage de la séquence du Conseil d’administration, on filme aussi, mais cette fois dans le bureau des Volfoni, les plans 563 et 564 : Paul, plongé dans ses comptes, referme précipitamment la porte du coffre-fort et contemple son frère qui vient de recevoir un nouveau bourre-pif, puis se décide à aller vers la porte qu’il referme : « Il est parti. » Raoul secoue la tête, s’efforce de reprendre ses esprits et lance en colère : « Non mais, t’as vu ça ?… en pleine paix ! … y chante [happy birthday] et crac !… un bourre-pif ! … il est complètement fou ce mec ! »

« Les Tontons flingueurs », sorti en France le 27 novembre 1963, était une production Gaumont.

« Les Tontons flingueurs », sorti en France le 27 novembre 1963, était une production Gaumont. EDITIONS JOSEPH K.

La chambre du Mexicain

Au studio d’Épinay, l’équipe change de décors mais pas de lieu : on y a reconstitué la chambre du Mexicain qui, dans le découpage, est une garçonnière située dans les étages supérieurs d’un immeuble des Champs-Élysées, et pour laquelle Lautner avait donné au décorateur les indications suivantes : « La pièce est meublée un peu mauvais goût – féminin. Le lit est appuyé sur une paroi de glace. La table de nuit est basse. Sur une coiffeuse, située entre la porte de la cuisine et le lit, se trouve la trousse du docteur. Devant la coiffeuse, une chaise fragile. Entre la porte de la salle de bains et celle du vestibule se trouvent un fauteuil et une petite table. Sur la petite table, la valise ouverte mais pleine du Mexicain (prévoir une valise américaine moderne aérodynamique). Le pyjama du Mexicain est celui que devrait porter un touriste moyen américain dans l’imagination commune. Le reste de la pièce ad libitum. »

Le vendredi 17 mai, on tourne les premiers plans (24-38) pour lesquels sont prévus de nombreux accessoires dont certains ne seront pas visibles à l’écran : un lit équipé, une trousse de médecin avec son nécessaire, une valise américaine aérodynamique de marque Samsonite, un seau à champagne et sa bouteille, une bouteille de Vichy, des revues, deux revolvers, des cigarettes, un briquet, des cendriers, un paquet de coton, un jeu d’aiguilles, de la plus petite à la plus grande, des médicaments, morphine, alcool à 90°, et, pour la salle de bains équipée, une boîte de solucamphre et une boîte de chlorhydrate de morphine (les ampoules – de 1 cm3, 4 cm 1/2 de longueur, 1/2 cm de diamètre – sont fines et longues)…

Publicité

Plan 25 : À plat ventre, la tête légèrement vers l’extérieur, le Mexicain regarde dans la glace Fernand que l’on voit entrer avec Henri : « C’est pas trop tôt. Je croyais que t’arriverais jamais… ou bien que t’arriverais trop tard. » Ce jour-là, seuls quatre acteurs – Jacques Dumesnil, Lino Ventura, Venantino Venantini, Paul Mercey – sont présents. Mais le lendemain, samedi 18 mai, se joignent à eux Bernard Blier, Jean Lefebvre, Horst Frank et Georges Nojaroff pour les derniers plans (39-51).

On remet au lundi deux plans qui n’ont pas pu être tournés et qui ne nécessitent pas la présence de Dumesnil. Le plan 50 où Fernand, à la fenêtre, dit au Mexicain : « Tu veux que j’t’ouvre un peu les rideaux ? Il fait jour. » et le plan 52, qui n’était pas prévu dans le découpage (les plans 52 à 70 ayant été supprimés), dans lequel Fernand répond au Mexicain qui lui demande de raconter ce qu’il voit dans la rue : « Ben… Dis donc, t’as le pot… C’est une nuit comme tu les aimes… une ambiance commerçante… Y a une putain qui attaque un micheton à la sortiedu Lido… » Un texte écrit le samedi, mais modifié lorsque Ventura le dit le lundi : « Ben… C’est un petit matin comme tu les aimes… Comme on les aimait quoi… Tiens, les filles sortent du Lido… Pareil qu’avant… Tu te souviens, c’est à c’t’heure là qu’on emballait… »

« Temps Noir » n° 22, Editions Joseph K., 350 p., 19,50 euros.

« Temps Noir » n° 22, Editions Joseph K., 350 p., 19,50 euros. EDITIONS JOSEPH K.

Les derniers mètres de pellicule

La dernière journée de tournage, le jeudi 30 mai, commence à 14 heures dans le studio d’Épinay, sur le plateau C, puis se prolonge en extérieur, dans le parc même du studio, jusqu’à minuit. Les trente derniers plans tournés ce jour-là sont des raccords qui concernent des séquences très diverses: Fernand au volant de sa 404 roulant dans la nuit de Montauban vers Paris occupe la droite de l’image, la gauche étant réservée aux futurs cartons du générique.

De même, on filme le clignotant avant de la voiture qui occupe une partie de l’écran, l’autre prévue pour d’autres cartons à venir. Puis les deux plans de Léon (Marcel Bernier) recevant au menton le poing de Fernand. Puis Fernand au volant du camion essayant de redresser le véhicule dont les pneus viennent d’être crevés par des clous, se plaquant au sol de la cabine tandis que les balles sifflent de toute part, puis pulvérisant le pare-brise pour s’extraire de la cabine en flamme et se laisser glisser au sol. On tourne d’autres plans de l’attaque du camion, mais qui mettent cette fois en scène Charles Régnier et Horst Frank dans le dialogue suivant... Tomate : « J’ai l’impression qu’on annonce Monsieur Dugommier. » / Théo : « Je crois qu’il va le regretter son char Patton. » / Tomate : « Mais qu’est-ce que t’attends ? Allume-le ! » Théo commence alors à tirer en rafale, pris d’une folie destructrice qui va crescendo.

Publicité

Au terme de ce 43e jour de tournage, Lautner, qui a utilisé 29 510 mètres de pellicule (dépassant ainsi légèrement ce qui lui avait été accordé par contrat : 25 000 mètres), a tourné 709 plans depuis le 8 avril, dont 94 n’étaient pas prévus dans le découpage, lequel comportait 694 plans dont 52 supprimés avant le tournage et 27 qui l’ont été pendant. Le minutage final est de deux heures, quatorze minutes et trente-trois secondes. Beaucoup trop long.

C’est donc en coupant les plans de certaines fins de séquence, ne racourcissant la durée d’autres plans, que Georges Lautner et sa monteuse Michelle David obtiennent enfin le résultat recherché: diminuer la durée du film de près d’une demi-heure. Un montage qui fait la part belle à l’ellipse et au plan rapide. Ce qui a pour effet d’accélérer sensiblement le rythme du film.

©Joseph K.

« Les Tontons flingueurs » sont à l’honneur du n°22 de la revue « Temps Noir », qui leur consacre un volumineux dossier, photos inédites à l’appui.

« Les Tontons flingueurs » sont à l’honneur du n°22 de la revue « Temps Noir », qui leur consacre un volumineux dossier, photos inédites à l’appui. EDITIONS JOSEPH K.

....................................................................................................................

Pour conclure

Juste pour mémoire, citons l’avis de la Centrale Catholique du Cinéma (reproduit dans « Temps noir »), qui exige, en 1963, des coupes sur les copies destinées aux salles familiales (la scène du canapé entre Antoine et Patricia, la dialogue de Mado dans la scène de la péniche), et qui prévient qu’on peut rire, « à condition toutefois de n’être pas rebuté par le langage de cette pègre pour rire » Mais, quand même, le critique catho ajoute : « Il est regrettable que le ton parodique adopté pour atténuer les agissements meurtriers des gangsters et des trafiquants qui évoluent dans ce film d’humour noir n’ait su éviter, outre la crudité des dialogues, une séquence dans laquelle intervient un chant déplacé dans une église ; ce qui nous oblige à formuler des réserves morales. »

Publicité

Comme disait Fernand Naudin : « Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît. » F.F.

Sur le sujet BibliObs

Sujets associés à l'article

Annuler