Commentaire hors-d’œuvre

Picasso, dans l’œil du cyclope

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Publié le , mis à jour le
Pour lui, l’art est un bon plat à partager. Blogueur au regard libre et curieux, Louvre-Ravioli (aka François Bénard) mitonne chaque mois pour Beaux Arts une savoureuse chronique inédite. Aujourd’hui, c’est une sorcière qui passe à table. Mais que raconte donc cette extra-lucide aux deux visages, enveloppée d’un bleu à glacer les sangs ?
Pablo Picasso, La Célestine
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Pablo Picasso, La Célestine, mars 1904

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Huile sur toile • 74,5 x 58,5 cm • Musée national Picasso, Paris • © Succession Picasso 2020 / Photo RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau

Recouverte d’un linceul noir, La Célestine a tout d’une sorcière. Son visage est pâle, livide, sévère. Une juge impassible, dure, distante, sans aucune espèce de compassion. La cape est fermée, l’expression impénétrable. La faute à ce regard bizarre qui déstabilise dans l’instant. Elle est aussi nommée La Femme à la taie, cette tache opaque qui recouvre la cornée de son œil gauche. Asymétrie bizarre. D’un côté, cet œil fantôme fuyant derrière la nacre salie. De l’autre, un œil archi-aiguisé, stable qui perce au loin. Jekyll et Hyde squattent le même visage.

À bien y regarder, tout part de travers chez cette Carabosse cabossée. Sous la capuche noire, deux moitiés étrangères se sont rapprochées. De part et d’autre, nez, bouche, menton racontent une expression différente. Côté gauche, la figure est impassible, décidée, lointaine. Le visage est à l’ombre, le voile relevé. Côté droit, le voile est rabattu mais le visage éclairé. Dans ce coin-là, La Célestine nous présente un air sournois, malicieux. Face à ce double-je, certains pressentent-ils le mauvais sort ? La borgne nous ferait-elle un clin d’œil de sorcière ? Chez elle, ni bouc, ni lampe, ni procession. Le sabbat se fera en solitaire, sur un fond bleu comme la peur.

Pablo Picasso, La Célestine [détails]
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Pablo Picasso, La Célestine [détails], mars 1904

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Huile sur toile • 74,5 x 58,5 cm • Musée national Picasso, Paris • © Succession Picasso 2020 / Photo RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau

Les plus téméraires fixeront la Circé bleutée. Inspecteurs attentifs, ils verront que l’œil n’est pas son unique coquetterie : une perle de nacre orne ce visage buriné. Spontanément, on pense aux Viejas de Goya, vieilles coquettes face à leur miroir. Mais le parallèle ne tient pas. La Célestine ne se croit pas belle, elle ne se regarde même pas. Elle scrute les tréfonds d’un bleu nuit, sans étoile filante ni gentil vœu à prononcer. La borgne prend des allures de voyante. Que voit-elle hors-champ ? Qu’est-ce qui se joue en dehors de notre vue ? Malgré une boule de cristal HS, la sorcière extra-lucide nous dépasse, nous donne même l’impression d’être aveugles.

Francisco de Goya, Le Temps ou Les Vieilles
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Francisco de Goya, Le Temps ou Les Vieilles, 1808–1812

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huile sur toile • 181 × 125 cm • Palais des beaux-arts, Lille • © Photo RMN-Grand Palais / Stéphane Maréchalle

Sur les toiles défilent mendiants évidés, aveugles sans horizon, corps marginaux étirés jusqu’à la disparition.

Au dos de son tableau, une inscription indique que Pablo Picasso fait le portrait de Carlotta Valdivia, mère maquerelle de la rue d’Avignon, à Barcelone. Plus tard, la toile est baptisée La Celestina, nom d’une tragi-comédie de 1499 qui se joue entre trois personnages : Calixte, Mélibée et Célestine. Dans cette histoire d’amour anti-courtois, Calixte déclare sa flamme à Mélibée qui le rejette. L’éconduit fait alors appel aux services tarifés d’une sorcière – Célestine – pour conjurer le sort. Au fil de manipulations malsaines, l’entremetteuse entraîne la mort des amants avant d’être assassinée à son tour.

Nous sommes en 1904, rien ne va pour le peintre. Picasso vit sa période bleue, initiée par le suicide de son ami Casagemas en février 1901. Sur les toiles défilent mendiants évidés, aveugles sans horizon, corps marginaux étirés jusqu’à la disparition. Depuis différents taudis entre la France et l’Espagne, Picasso peint La Mort de Casagemas, Dama en Éden Concert (1903), La Vida (1903), Las Dos Hermanas (1904). Son Autoportrait en bleu (1901) rappelle d’ailleurs l’entremetteuse de Barcelone. Mais la portée de l’autoportrait reste personnelle alors que la mère maquerelle, étrangement, couve quelque chose d’universel.

Pablo Picasso, “Autoportrait” et “L’Entrevue (les deux sœurs)”
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Pablo Picasso, “Autoportrait” et “L’Entrevue (les deux sœurs)”, fin 1901 et 1902

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huile sur toiles • 81 x 60 cm et 152 x 100 cm • Musée national Picasso, Paris / Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg • © Succession Picasso 2020 / Photo RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau / Bridgeman Images

Pour certains, les pommettes rosées de la sorcière révèlent la période qui s’annonce. Au loin, les Demoiselles d’Avignon (1907) se réfléchissent… Les filles du bordel de la rue éponyme vont figurer une expression nouvelle d’une peur ancrée depuis des années : la syphilis. À l’époque, la maladie est contractée par tous, clients et prostituées. Le sujet hante Picasso. Avec L’Entrevue (les deux sœurs) (1902), il représentait déjà les « filles publiques » contaminées de l’hôpital de la prison Saint-Lazare, emmitouflées comme des martyrs byzantines. Le voile de Carlotta Valdivia pourrait bien dissimuler le spectre de la maladie.

La Célestine est une mère maquerelle, une pourvoyeuse. Cette figure tutélaire est reine sacrée en son bordel. Omnisciente, elle voit tout, sonde les désirs qui rampent sur le velours épais des alcôves. Son œil gauche affûté est celui d’une voyeuse, d’une pourvoyeuse. Cet œil est précis, fixe, sans nacre. De ce côté-là du visage, on devine la froide intelligence d’une mercenaire qui se joue des pulsions, qui voit à travers l’eau noire de la nuit. Elle transperce les murs, traverse les miroirs, scrute les judas, soulève nos rideaux…

Pablo Picasso, La Célestine (détail)
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Pablo Picasso, La Célestine (détail), mars 1904

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Huile sur toile • 74,5 × 58,5 cm • Musée national Picasso, Paris • © Succession Picasso 2020 / Photo RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau

À la manœuvre d’un ballet morbide, celui des fantômes de la nuit hameçonnés à leur désir, elle offre le plaisir puis la mort. La petite, tout de suite ; la grande, un peu plus tard. Rue d’Avignon, les visites médicales se succèdent, les diagnostics condamnent. Sa figure faussement maternelle met ses filles en danger. Leurre glauque. Elle ne protège pas, elle tue. Son œil opaque, c’est l’œil de la mort. Une mort au sourire vicieux dans cette partie-là du visage où le voile est rabattu.

Sous la corne salie, l’iris malade semble scruter la nacre avec envie. D’habitude, la perle est offerte à l’être choyé… Bijouterie cynique. Par ici, l’amour est mort. Le seul attachement qui anime la sorcière est pécuniaire. C’est pas bien glorieux tout ça. Alors pourquoi ce cyclope à la sauce barcelonaise nous fascine tant ? À défaut de tenir un miroir, la sorcière bleue pourrait bien être le nôtre non ? Le miroir de nos fantômes affamés et destructeurs. Notre capacité à user de la ruse, à mentir, à détruire pour nous servir… On pourrait toujours faire vœu du contraire mais sous la voûte funeste de La Célestine, les étoiles se défilent.

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Retrouvez toutes les chroniques de Louvre-Ravioli sur son blog :

http://www.louvreravioli.fr/

• Un grand merci à Carole Couturier, guide inspirante rencontrée à l’occasion de l’exposition “Picasso, bleu et rose” (musée d’Orsay, 2018).

Retrouvez dans l’Encyclo : Pablo Picasso

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