Il est mort en 1918, et pourtant, nous avons aujourd'hui accès à la voix du grand poète : écoutez Guillaume Apollinaire interpréter son poème "Le Voyageur" en 1913, grâce aux "Archives de la parole" conservées à la Bibliothèque nationale de France.
Celui que vous entendez dans cette vidéo, c'est le poète Guillaume Apollinaire lui-même, mort à 38 ans, en 1918, de la grippe espagnole.
Une poésie orale
Quelques années avant sa mort, juste avant la guerre, sa voix était enregistrée à la Sorbonne par un linguiste visionnaire, Ferdinand Brunot. Parmi les 300 témoignages parlés que le professeur a enregistrés dès 1911, figurent ceux de 15 poètes symbolistes. Leur voix est captée lors de séances poétiques orchestrées par le “prince des poètes”, Paul Fort, et par Jean Royère, poète et éditeur de la revue La Phalange.
Au matin du 24 décembre 1913, Apollinaire récite devant l'appareil enregistreur prêté par l'industriel Pathé trois fragments de son recueil Alcools : "Le Pont Mirabeau", "Marie" et "Le Voyageur". Il pressent que la fusion entre oral et écrit peut ouvrir à une poésie nouvelle. Puis écoute le résultat, stupéfait par le son de sa voix. Apollinaire lui-même confirmera plus tard son étonnement : "Après l’enregistrement, on fit redire mes poèmes à l’appareil et je ne reconnus nullement ma voix." écrit-il dans sa chronique au Mercure de France "La Vie anecdotique". Il éprouve un mélange de malaise et de fascination face aux progrès de la modernité, une ambiguïté par ailleurs au cœur de nombreux de ses poèmes, dont Le Voyageur.
Comme l'indique Pascal Cordereix, spécialiste du fonds des Archives de la parole à la Bibliothèque nationale de France, cette expérience de poésie enregistrée pousse les poètes présents à s'interroger sur l'avenir du livre et du disque, dans une "utopie techniciste" partagée par la petite assemblée. Ainsi le poète André Salmon, qui a participé à cette séance du 24 décembre avec Apollinaire, s'interroge-t-il en ces termes dans un article de Gil Blas : "La poésie va-t-elle, grâce à M. Brunot, connaître des jours nouveaux ? Le temps est peut-être proche qu’on ne vendra plus de livres, mais des disques. On aura les œuvres complètes de Henri de Régnier en dix rouleaux, lorsqu’on parviendra à inscrire de plus longs poèmes sur des disques plus petits."
"Le Voyageur", de Guillaume Apollinaire
Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant
La vie est variable aussi bien que l’Euripe
Tu regardais un banc de nuages descendre
Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures
Et de tous ces regrets de tous ces repentirs
Te souviens-tu ?
Vagues poissons arqués fleurs surmarines
Une nuit c’était la mer
Et les fleuves s’y répandaient
Je m’en souviens je m’en souviens encore
Un soir je descendis dans une auberge triste
Auprès de Luxembourg
Dans le fond de la salle il s’envolait un Christ
Quelqu’un avait un furet
Un autre un hérisson
L’on jouait aux cartes
Et toi tu m’avais oublié
Te souviens-tu du long orphelinat des gares
Nous traversâmes des villes qui tout le jour tournaient
Et vomissaient la nuit le soleil des journées
Ô matelots ô femmes sombres et vous mes compagnons
Souvenez-vous-en
Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés
Deux matelots qui ne s’étaient jamais parlé
Le plus jeune en mourant tomba sur le côté
Ô vous chers compagnons
Sonneries électriques des gares chant des moissonneuses
Traîneau d’un boucher régiment des rues sans nombre
Cavalerie des ponts nuits livides de l’alcool
Les villes que j’ai vues vivaient comme des folles
Te souviens-tu des banlieues et du troupeau plaintif des paysages
Les cyprès projetaient sous la lune leurs ombres
J’écoutais cette nuit au déclin de l’été
Un oiseau langoureux et toujours irrité
Et le bruit éternel d’un fleuve large et sombre
Mais tandis que mourants roulaient vers l’estuaire
Tous les regards tous les regards de tous les yeux
Les bords étaient déserts herbus silencieux
Et la montagne à l’autre rive était très claire
Alors sans bruit sans qu’on pût voir rien de vivant
Contre le mont passèrent des ombres vivaces
De profil ou soudain tournant leurs vagues faces
Et tenant l’ombre de leurs lances en avant
Les ombres contre le mont perpendiculaire
Grandissaient ou parfois s’abaissaient brusquement
Et ces ombres barbues pleuraient humainement
En glissant pas à pas sur la montagne claire
Qui donc reconnais-tu sur ces vieilles photographies
Te souviens-tu du jour où une abeille tomba dans le feu
C’était tu t’en souviens à la fin de l’été
Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés
L’aîné portait au cou une chaîne de fer
Le plus jeune mettait ses cheveux blonds en tresse
Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant
La vie est variable aussi bien que l’Euripe.
Les Archives de la parole à découvrir sur Gallica
Merci au service Son du département de l’Audiovisuel, BnF et au Service de la coopération numérique et de Gallica, BnF. Archives de la Parole, conservation : BnF, Département de l’Audiovisuel, service Son ; source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France. Ecoutez l'enregistrement d'Apollinaire sur Gallica et des dossiers consacrés aux Archives de la parole :
Références